“Le chant du cygne” d’Anton Tchekhov : Sébastien Scherr fait durer l’adieu du comédien

“Le chant du cygne” d’Anton Tchekhov : Sébastien Scherr fait durer l’adieu du comédien
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Au Théâtre du Nord-Ouest est donnée, du 9 janvier au 2 juin 2019, une courageuse intégrale théâtrale du célèbre écrivain russe Anton Tchekhov, dont Le chant du cygne, courte pièce en un acte. Seul comme le vent de la plaine, ainsi est, selon le dramaturge, le vieil acteur Svetlovidov au sortir d’une ultime représentation, alors que sa fin est proche. Une pièce profonde et drôle qui, dans la mise en scène de Sébastien Scherr, et malgré les belles interprétations d’Eliézer Mellul et de Nicolas Rocq, s’égare parfois dans des écarts superflus et décevants.

Le Théâtre du Nord-Ouest, dirigé par Jean-Luc Jeener, consacre le premier semestre de l’année 2019 à la représentation de l’ensemble des seize pièces d’Anton Tchekhov (1860-1904). Dans le cadre de cette programmation qui s’étend du 9 janvier au 2 juin 2019, nous sommes allés voir l’une des pièces a priori « mineures » du dramaturge russe. Intitulée Le chant du cygne, elle fait partie des neuf pièces en un acte qui offrent un accès sûr, aisé et en quelque sorte « synthétique » aux thèmes majeurs de l’œuvre de Tchekhov : ces textes courts, dépouillés, vifs, écrits rapidement pour des représentations brèves, sont le meilleur moyen d’entrer dans l’univers et le style de l’auteur.

Écrite pour l’acteur russe Lensky, habitué des représentations du théâtre moscovite Maly (qui existe toujours), Le chant du cygne se présente comme l’ultime profession de foi dans le théâtre d’un vieil acteur comique, Vassili Svetlovidov, qui, s’étant lourdement abruti d’alcool et endormi après la représentation, se réveille dans une salle vide et noire : il confie sa fatigue et sa solitude au souffleur, Nikita Ivanytch, lui aussi un vieillard selon Tchekhov, et déclame en sa compagnie des extraits de Shakespeare et Pouchkine : voilà son chant du cygne. Son ultime, pathétique note est un vers de Griboïedov : « Qu’on fasse avancer ma voiture ».

Le metteur en scène Sébastien Scherr a réussi la prouesse de faire durer près d’une heure une pièce dont Tchekhov disait : « C’est le plus petit drame qui soit au monde. Il se jouera en quinze, vingt minutes. Je l’ai écrit en une heure et cinq minutes ». C’est qu’il a pris beaucoup de libertés avec le texte et les personnages, transformant notamment un échange de répliques entre l’acteur et le souffleur en un cours de diction donné par le premier au second, qui introduit un humour de connivence avec le public. Cet écart est parfois bienvenu, s’inscrivant de façon cohérente dans la dramaturgie, parfois franchement artificiel et gratuit : non parce qu’il s’éloigne trop du texte (Tchekhov était soucieux de laisser au metteur en scène et aux acteurs une liberté de ton et d’imagination) mais parce qu’il n’apporte rien à la représentation et l’affaiblit même.

Une sobre et sombre scénographie

Quelques chaises dans un décor noir et nu qui figure un théâtre vide : c’est toute la scénographie, sobre et sombre, efficace car elle donne à voir et sentir la profondeur glacée de la scène et de la salle après que tous l’ont désertée. Elle donne à voir et sentir combien le théâtre plongé dans l’obscurité annonce et figure la froide nuit de la mort et, plus concrètement, du caveau. On doit souligner ici la pertinente trouvaille du metteur en scène qui fait entrer le public derrière la scène et le fait passer tout près de l’acteur principal, Svetlovidov, profondément endormi et ronflant sur ce qui semble (heureusement) une confortable chaise, une bouteille vide gisant à ses pieds. Forte expérience que de frôler ainsi l’acteur, d’entrée de pièce et de jeu : le spectateur en est à la gêné et intrigué, il en reçoit d’emblée une certaine intimité avec l’acteur et surtout le drame qu’il s’apprête à représenter. La pièce commence donc avec le réveil douloureux de l’acteur qui peine à rassembler ses idées et met un certain temps à se rendre compte de ce qui lui est arrivé.

Une liberté est ici, déjà, prise avec le texte puisque celui-ci fait débuter la pièce au moment où l’acteur, qui s’était endormi dans sa loge, en sort. Si bien que le public n’est pas censé le voir endormi. Mais cela conduit le public à ressentir un peu de la pitié que Svetlovidov ressent pour lui-même et plus généralement pour les vieux acteurs au moment de leur chant du cygne… Et cela produit une étrange symétrie, car si l’acteur s’endort après que son public est parti, le public (de la pièce) arrive alors que l’acteur dort.

Un Svetlovidov drôle et pathétique     

Émouvant, drôle, pathétique, Eliézer Mellul incarne à merveille l’acteur vieillissant à l’article de la mort, du moins qui se sent arrivé à cette extrémité. Son jeu est parfait, tant dans la détresse humaine, dans la vieillesse et la solitude de celui que personne n’attend et qui erre ainsi dans un théâtre vide (« Je ne veux pas rentrer chez moi »), que dans la détresse artistique (« J’ai perdu l’essence divine de ma langue ») et la profession de foi du comédien : « Tant que l’art est en nous, nous sommes toujours vivants ».

À ses côtés ou plutôt face à lui, Nicolas Rocq campe un Nikita Ivanytch excessivement jeune et emprunté, un Candide maniéré et simplet qui, lorsque Svetlovidov demande qu’il lui donne la réplique, cherche de façon trop appuyée une connivence avec le public en usant d’un humour désinvolte. C’est probablement la raison pour laquelle, lorsqu’il entend le vieil acteur parler de Boris, il ne songe qu’à « Boris, le boulanger d’en face ».

Les accents « beckettiens » qu’il trouve sont plus convaincants et plus pertinents, surtout lorsqu’on les rapproche du pathétique de ce vieil acteur qui s’est endormi dans un théâtre vidé de son public et donc de toute vie : on apprend ainsi que Nikita n’a connu qu’une brève et peu probante carrière d’acteur (« Je jouais un arbre, un bouleau ») et qu’il est souffleur et fils de souffleur assigné au trou du souffleur : « Y’avait un trou je suis resté dedans ».

Écarts

La mise en scène étire le temps de la pièce, nous voulons dire la longueur du texte, et multiplie les écarts par rapport à celui-ci. C’est ainsi que Svetlovidov s’en vient raconter ses débuts laborieux dans la carrière d’acteur, débuts en tant que figurant : là encore, le parti pris est, outre d’allonger la représentation, d’acclimater et de familiariser la pièce à destination du spectateur français du vingt-et-unième siècle puisque la pièce dans laquelle Svetlovidov fait une apparition en tant que figurant est La Tour de Nesle d’Alexandre Dumas. Pourquoi pas.

Mais nous avons du mal à comprendre pourquoi le metteur en scène change le sexe de l’amour de jeunesse du vieil acteur et nous le montre nostalgique de l’amour qu’il trouva un temps chez un jeune homme. Quel intérêt, quel apport, quelle fécondité dans le déploiement dramatique ? Difficile de répondre à cette question et l’on trouve plutôt étrange que le jeune acteur s’agenouille devant un jeune homme plutôt que devant (comme dans le texte original) une jeune fille. Et autant l’on croit à la demande que la jeune admiratrice fait à l’acteur de quitter la scène, pour être « tout à elle », autant l’on trouve peu crédible l’injonction identique adressé par un jeune homme à l’acteur. Mais peut-être avons-nous une vision trop genrée de la pièce.

Il est dommage en outre que Nikita Ivanytch, qui est normalement un vieillard, devienne un tout jeune homme dans la mise en scène : cela appauvrit le pathétique, voulu, de la situation et du dialogue, c’est-à-dire de l’échange et de l’ultime fraternité de deux vieillards qui consacrèrent toute leur vie au théâtre, même si ce fut, précise Tchékhov, dans un théâtre de province de second ordre.

Nous regrettons enfin, mais c’est ici la déception du lecteur ayant déjà réalisé une petite mise en scène intérieure de la pièce, qu’un plus grand parti dramatique et scénographique n’ait pas été tiré du riche et puissant motif de la fosse : la niche du souffleur semble en effet une fosse noire au vieil acteur, comme une annonce du caveau. Le théâtre vide et noir, privé du sang et de la vie du public et de la représentation, est comme un cadavre ou un cercueil, le rideau baissé pouvant aussi être vu comme un linceul. Autrement dit, la fin de la représentation est toujours une petite mort et le théâtre apparaît alors comme un microcosme, une lumière et un feu qui s’éteignent lorsque le rideau se baisse et que la salle retourne alors dans la nuit de l’univers.

Frédéric DIEU



Spectacle : Le chant du cygne

Création : 2019

Durée : 1h

Langue : français

Public : à partir de 14 ans

Texte : Anton Tchekhov

Mise en scène Sébastien Scherr

Avec Eliézer Mellul et Nicolas Rocq



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Spectacle vu le 15 février au théâtre du Nord-Ouest (Paris)

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