“Le rêve d’un homme ridicule” : Jean-Paul Sermadiras entre dans l’inconscient de Dostoïevski

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La compagnie du PasSage propose jusqu’au 31 juillet au théâtre de l’Étincelle à Avignon une pièce intelligente adaptée d’une nouvelle de Fiodor Dostoïevski par Jean-Paul Sermadiras. Également interprète, ce dernier incarne admirablement, dans ce seul en scène, un homme condamné au « ridicule ».

AVIGNON IN/OFF

« Ridicule » – Qu’est-ce à dire ? Le monde n’est pour lui qu’une fiction sans substance, un néant. Son ridicule tient de l’absurde qui le coupe de tout et de tous. Au seuil du suicide, l’homme – sans nom, en ce sens, unique dans l’œuvre de Dostoïevski – rencontre une petite fille en détresse qui le détourne momentanément de la contemplation de l’ultime décision de mettre fin à ses jours. Il s’en débarrasse comme d’un caillou dans son soulier, perturbant sa réflexion solitaire. Pris de remords, il s’étonne de ce jaillissement de vie en lui : il sent donc il est, et le monde est, avec lui.

Méditant sur cette expérience inouïe, il s’abandonne au rêve pour accoster sur les rives d’une Terre nouvelle, une Terre originelle où les hommes vivent en parfaite harmonie mutuelle. Il en ressortira transformé, transfiguré, convaincu de la nature profonde de l’humanité et de sa propre vocation de la proférer à tous. Du ridicule de ne croire en rien, il devient ridicule de croire dans la bonté et la plénitude originelle de ses pairs, scandale pour ceux qui vivent de souffrance et de mal.

Entrer dans la dimension onirique

C’est au cœur du rêve que l’homme reçoit la révélation du sens profond de son existence. Ce que la réalité n’a pu lui donner, l’adhésion à une vérité révélée par l’ordre des choses, il le reçoit dans l’inconscient du sommeil. C’est une voix-off qui nous fait passer de la réalité au rêve, questionnant la teneur de ce dernier : est-elle plus ou moins vraie cette dimension à laquelle nous prêtons le nom de « réalité » et qui semble pourtant criblée d’illusions ? Le rêve est marqué par le désir, il est intelligence du cœur, car là où le rêveur se sait rêver et entrevoit l’absurde des sauts logiques propres à cette dimension, le cœur donne pourtant son adhésion à ce qui s’y passe. Comment dès lors ne pas lui accorder le crédit d’une forme de vérité ?

Une telle thématique est chère à Dostoïevski ; lui-même recevait dans ses phases épileptiques des visions qui ont beaucoup nourri son œuvre. Il en fait également un long développement dans L’Idiot, quelques années auparavant, posant le paradoxe de l’adhésion subjective face à l’absurde.

Le texte est admirablement servi par le comédien Jean-Paul Sermadiras et par les jeux de lumière très bien sentis pour nous introduire aux frontières de l’onirique. La sobriété de la mise en scène – un simple banc et une bougie – laisse place à l’imaginaire propre au rêve, tout en nous y guidant grâce à une partition de lumière signée Jean-Luc Chanonat qui tisse un phrasé poétique là où le texte de Dostoïevski peut être un peu trop descriptif, voire apologétique.

On peut cependant regretter certaines maladresses, telle cette voix-off qui nous sort de l’action théâtrale au profit de l’analyse – psychanalyse – et sonne bien artificielle à côté de la voix profonde et posée du comédien. Le spectateur aurait pu traverser la frontière du rêve sans cet intermède discursif qui ferme la porte à la dimension métaphorique du rêve alors même que les autres choix de mise en scène portent cette dimension. Le jeu autour des vêtements, par exemple, comme délestage d’une peau morte – costume social – pour la renaissance d’un homme nouveau, est une belle trouvaille poétique, d’autant qu’elle porte une résonance biblique en accointance avec les nombreuses références du texte.

Le rêve : phénomène inconscient et révélation métaphysique

Le rêve déborde le phénomène inconscient : il apparaît comme un lieu symbolique, un choix d’énonciation pour nous introduire à un ordre de vérité qui n’est pas purement tangible – expérimental ? Le rêve nous fait toucher le principe d’une révélation et plus spécifiquement celle de l’origine de l’humanité. Nous rencontrons une humanité innocente, pure, vivant dans une harmonie totale avec la nature.

Les références bibliques affluent pour figurer cet état mythologique d’une origine, non pas comme « un état de nature », comme pourrait le dire Rousseau, car la société des hommes est déjà présente, mais comme une communauté vivant une paix, une harmonie totale. Surtout, nous comprenons qu’il s’agit d’une origine métaphysique et non chronologique, disant plus une destination, une finalité anthropologique qu’une situation perdue, idéalisée. Introduit à cette communauté, le personnage est comme libéré de son ridicule, enfanté à l’amour des hommes, amour qu’il reçoit mais ressent aussi au plus intime de lui-même. La projection d’une mer tranquille sur le fond de la scène balayant le personnage figure intelligemment l’effet de cette rencontre sur le personnage, comme une purification qui viendrait le laver, le guérir de son indifférence et de son désespoir.

C’est pourtant la débauche qui aura raison de cette rencontre, puisque le rêve débouche sur un acte originel – au sens de principe, cette fois encore – qui amène le mal dans cette société pourtant vouée à la plénitude et à la paix. « Je les ai pervertis » déclame le personnage. Ses mots résonnent comme un arrêté de mort. On comprend qu’il faille laisser résonner cette phrase, tant elle porte l’irréfragable et désespérante marche du mal dans l’humanité – notre point final ? Nous retrouvons dans cette issue les douloureuses figures de Grouchenka des Frères Karamazov ou de Nastasia Filipovna de L’Idiot, toutes deux prisonnières de la mécanique du mal comme on l’est d’une structure psychologique, déjouant toute tentative de rédemption. Nous regrettons cependant que la force de cette « chute » résonne dans les tonalités de L’Exorciste, avec un comédien secoué de spasmes, le visage blafard et les mains tendues dans une offrande maléfique, portant ainsi un spectaculaire et une fascination qui font écran au texte. Celui-ci nous enjoint plus aux pleurs sur cette humanité déchue et sur l’acteur de sa chute – lui-même pleure sur la décadence de ces êtres durant toute la fin de la pièce, découvrant la force de l’amour compatissant puisqu’il confesse les aimer plus encore dans leur souffrance qu’avant la perversion.

Au réveil, c’est une sorte de mission que le rêveur reçoit, celle de proférer ce qui est devenu pour lui un acte de foi, celui de l’origine de l’humanité dans « la plénitude » et l’harmonie, quand elle est vouée au mal et à l’ignorance de sa vraie nature. En tant qu’il a été guéri par l’amour et en même temps qu’il a perverti ces êtres, il porte en lui à la fois le mal et la compassion, conditions nécessaires à une parole authentique. Il reste indéfectiblement lié aux hommes et à sa parole.

Le rêve devient le point source, celui qu’il ne faut pas oublier pour continuer à vivre selon ce qu’il a vu ou plutôt selon ce que son cœur a vu et, osons le dire, ce en quoi il veut dès lors croire de manière irréversible.

Un texte intelligent qui manque de force poétique

Le réel est-il plus vrai que le rêve ? Que le théâtre aussi… Poser la question sur une scène donne à ce texte une force singulière qui nous incline à saluer l’initiative de cette adaptation pour le théâtre. Aussi, le texte est truffé de ces intuitions géniales de Dostoïevski sur le monde moderne : « Ils préfèrent la conscience du bonheur au bonheur lui-même. » On ne peut que se réjouir d’entendre de si denses paroles proférées sur le plancher et ce, par un comédien excellent qui incarne le personnage avec beaucoup de justesse.

Il manque pourtant à ce texte une force poétique que la mise en scène même, très bien sentie, ne suffit pas à donner. Le texte reste un peu trop linéaire et descriptif par rapport au propos lui-même : l’homme ne met-il pas tout son être, tout le sens de son existence dans cette profession de foi adressée à l’humanité entière ? On est en attente d’une parole puissante, que l’on trouve si souvent dans les dialogues des romans de Dostoïevski – pour ne pas dire systématiquement –, si bien que ce monologue semble quelque peu terne même si très intelligent.

Pauline ANGOT

 



Spectacle : Le rêve d’un homme ridicule

Spectacle vu le vendredi 16 juillet 2021 au théâtre de l’Étincelle (Avignon Off).

Création : 2015 au théâtre des 3 Pierrots à Saint-Cloud (92)
Durée : 1h
Public : à partir de 14 ans

Texte : Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Traduction :
André Markowicz
Mise en scène :
Olivier Ythier
Avec Jean-Paul Sermadiras
Assistanat mise en scène : Gilles David, sociétaire de La Comédie Française
Scénographie et lumières : Jean-Luc Chanonat
Création sonore : Pascale Salkin
Costumes : Cidalia da Costa
Compagnie : Le PasSage

Crédits photographiques : Charles Hermand



Tournée

Du 7 au 31 juillet à 15h45 : L’Étincelle à Avignon (Off)



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