“L’été où tout a fondu” de Tiffany McDaniel : la ville dont le diable est un enfant

“L’été où tout a fondu” de Tiffany McDaniel : la ville dont le diable est un enfant
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Tiffany McDaniel nous revient avec L’été où tout a fondu (Gallmeister), un roman éblouissant à l’imaginaire poétique et flamboyant. Elle nous y raconte une escalade de violence, la chute de l’innocence, et questionne la mythique dichotomie du bien et du mal. « Défendre le diable, ça veut dire défendre ce qu’il peut y avoir de bien dans le mal. »

« Cher Monsieur le Diable, Sieur Satan, Monseigneur Lucifer, et toutes les autres croix que vous portez, je vous invite cordialement à Breathed, dans l’Ohio. Pays de collines et de balles de foin, de pécheurs et de miséricordieux. Puissiez-vous venir en paix. »

La petite annonce publiée par Autopsy Bliss, le réputé procureur de Breathed, n’est compréhensible que par lui seul. Il a tôt fait preuve d’une foi absolue envers les tribunaux, la Justice, et s’est défini comme « un filtre […] un instrument de purification […]. Celui qui était chargé de veiller à ce que tous les diables du monde soient retenus par le filtre. » Seulement, ce filtre ne relève pas d’un science exacte, il n’est pas infaillible. Quelle déconvenue ! Il décide alors de se confronter à l’incarnation du Mal dans sa toute-puissance et convie le Diable en personne. Nous sommes au premier jour de l’été 1984, un été caniculaire.

« La chaleur est arrivée avec le diable. C’était l’été 1984. Le diable avait bien été invité, mais pas la chaleur […]. Cette chaleur n’a pas seulement fait fondre des réalités tangibles, telles que la glace, le chocolat ou les popsicles [sucettes glacées, NDLR]. Elle a aussi fait fondre des choses abstraites. La peur, la foi, la colère, ainsi que les repères les plus fiables du sens commun. Elle a également fait fondre des vies, les privant d’un avenir, enseveli sous les pelletées de terre du fossoyeur. »

Le Diable

L’histoire est racontée par Fielding, le cadet de la famille Bliss, soixante-et-onze ans après les faits, soixante-et-onze ans pendant lesquels il s’est demandé ce qu’il ressent, sans obtenir de réponse – « Je suis le cœur du silence » –, autant d’années à avoir cherché un nouveau chez-soi sans jamais le trouver, un océan de solitude – « L’éternité, c’est maintenant, et ce n’est rien d’autre que de la souffrance, encore et encore. » La douleur est la plus intime des rencontres.

« J’avais treize ans quand tout cela est arrivé. Un âge où je me suis trouvé complètement brisé et changé par l’existence comme jamais je ne l’avais été auparavant. »

Tiffany McDaniel, L’été où tout a fondu, Gallmeister couverture1984, l’année où « Apple sortait son Macintosh, le premier ordinateur grand public, deux astronautes se promenaient parmi les étoiles, tels des dieux, et Marvin Gaye, qui chantait la douceur d’être aimé, était tué d’une balle en plein cœur par son père », l’année où des chercheurs identifient le rétrovirus que l’on allait bientôt appeler le VIH, l’année où le Diable a honoré l’invitation d’Autopsy Bliss. Contrairement à la croyance populaire, il n’a pas l’apparence d’un « démon noir, luisant comme l’asphalte », il ne ressemble pas à un bouc ni à une bête immonde poilue, cornue, munie de sabots fourchus. Non, il se présente sous la forme d’un garçon de treize ans, noir, maigre, vêtu d’une salopette tâchée, aux yeux d’un vert intense, de la couleur de ces feuilles qu’il dit avoir de la sorte emportées du Jardin d’Éden, en souvenir. Son nom ? Sal, « le début de Satan et l’entrée dans Lucifer. Sa-L. » Autopsy n’est pas dupe ; il devine que le garçon a fugué et décide de l’héberger le temps de faire la lumière sur son histoire. Depuis quelque temps, dans les comtés voisins, d’étranges disparitions ont lieu, toutes concernent des gamins de treize ans, noirs et pauvres. Il n’y a pas de suspect, la plupart sont enregistrées en tant que fugues, mais y a-t-il eu enquête ?

Autopsy est éberlué de la stupéfiante éloquence d’un si jeune gamin, de sa sagesse d’homme vénérable – « Ses histoires, son langage, sa façon de se conduire, tout cela disait qu’il n’était pas un enfant, et pourtant l’enfant qui était en lui pointait le bout de son nez. »

Qu’a-t-il vécu pour être à ce point lucide, à ce point généreux ?

« Les gens croient que l’enfer, c’est des flammes et des démons, mais je n’ai recours à aucun démon. Il y a des feux, c’est vrai, chaque porte brûle. Mais je n’ai allumé aucun de ces feux, pas même celui qui brûle ma propre porte. Et je ne peux pas plus éteindre mon feu que je ne peux éteindre les autres […]. Je ne suis pas le maître de l’enfer. Je ne suis que sa première et sa plus célèbre victime, devenue gardien avec la clé du portail dans ma poche arrière […]. C’est ça qui est derrière ma porte, vous comprenez ? Un monde sans pardon, et donc sans espoir. »

À Fielding qui veut savoir à quoi ressemble Dieu, il demande de lui parler d’un jour où il s’est senti aimé. C’est à ce jour que Dieu ressemble…

Quelle est la raison qui a poussé Sal à se faire Diable, laissant le rôle de Dieu à quelqu’un d’autre ?

« Tomber est une chose terrible pour un ange, parce que vous ne pouvez pas y survivre grâce à vos ailes […]. L’aile est éphémère pour l’ange qui découvre le mécontentement […]. le mécontentement que m’inspirait le fait de devoir rester en place […] j’étais fatigué d’être le fils obéissant […]. Je voulais une vie à moi […]. »

« Et n’y a-t-il pas là quelque chose de particulièrement tragique ? Qu’un garçon doive être le diable pour prendre de l’importance ? »

Les hommes

Breathed est une petite ville – fictive –, retirée, sise au sud de l’Ohio, dans les contreforts des Appalaches. En cette année 1984, la population y est blanche, chrétienne, raciste et homophobe. À l’évidence, elle n’est pas le lieu idéal où atterrir lorsque l’on est un gamin noir comme le charbon, échoué de nulle part et, cerise sur le gâteau, clamant haut et fort être le Diable. Assurément, c’est lui ! Il connaît trop de choses sur les habitants ; et puis, n’est-il pas arrivé avec une chaleur digne des tréfonds de l’Enfer ? Le serpent est dans la place, il faut l’empêcher de triompher. Mais qui est le serpent ?

Fielding ne craint pas le garçon qui, plus qu’un ami, devient un frère. Leur lien qui sent le soufre fait jaser.

« Je n’étais plus le garçon qu’il avait connu. J’étais l’ami du démon, et par cette amitié, j’en étais devenu un moi aussi. »

Le « il » dont il est question est Elohim – notons qu’il s’agit là du nom propre utilisé pour désigner le Dieu de l’Ancien Testament –, le réparateur de toits avec lequel Fielding travaille occasionnellement, un gars complexé par sa petite taille et qui ne s’est jamais remis de la perte de son unique amour lors d’un naufrage. Elohim a vite fait de réellement diaboliser Sal, d’allumer la mèche de la peur et de prendre la tête du mouvement de vindicte.

« Le problème quand on casse une chose à laquelle personne ne pense vraiment, c’est que cela multiplie les ombres […]. Chaque morceau va avoir son ombre à lui. Mon Dieu, ça fait tant d’ombres. De petits éclats d’obscurité qui paraissent soudain plus grands que le bol a jamais été. C’est le problème des choses qui se brisent. La lumière meurt de nombreuses petites façons et les ombres… eh bien, c’est toujours elles qui gagnent gros à la fin. »

L’été où tout a fondu est un roman tout aussi éblouissant que l’est Betty, le précédent roman de Tiffany McDaniel, paru en 2020. Nous y retrouvons les thèmes du racisme, de la violence sous toutes ses formes et, surtout, le style de l’auteure, tout en profondeur, qui, des abysses de noirceur, fait surgir des éclats de lumière en touches poétiques originales. Il y tant de beauté dans l’univers de Tyffany McDaniel, tant de lucidité, tant d’intelligence, tant d’amour et tant d’humanité. Car c’est bien de cela dont elle parle, notre humanité et ce qui la constitue.

« Les gens demandent souvent, pourquoi Dieu permet-Il que la souffrance existe ? Pourquoi permet-Il qu’un enfant soit battu ? Qu’une femme pleure ? Qu’un holocauste soit commis ? Qu’un brave chien meure dans de telles souffrances ? La vérité est toute simple : Il veut voir par Lui-même ce que nous allons faire. Il a planté la chandelle, Il a posté le diable à la mèche et maintenant, Il veut voir si nous l’éteignons en soufflant dessus ou bien si nous la laissons brûler jusqu’au bout. Dieu est le plus grand spectateur de la souffrance qui puisse exister […]. Si tu es assez fort pour contempler la souffrance sans mettre fin à la douleur, alors tu n’as pas ta place parmi les hommes, Fielding. Tu entames une carrière de spectateur. Tu es un dieu en formation. »

Nous sommes des êtres doués de raison qui perdons raison quand nos épidermes crépitent d’émotions trop ferventes jusqu’au point de non-retour où la folie explose, lentement mûrie.

« Le monde n’est pas à l’abri de glissades, de chutes infinies et du chaos absolu. »

Les romans de Tiffany McDaniel sont riches en scènes fulgurantes d’originalité, en traits d’humour et en moments poétiques de pure grâce contrebalançant la crudité de la vérité. La poésie de Milton rythme par ailleurs chaque début de chapitre, racontant la perte du paradis, ce fameux été où tout a fondu. Avec une imagination impressionnante, l’auteure nous raconte cet été de grand désordre et de désintégration du bout de sa plume talentueuse qui capte l’invisible, les bifurcations, le désespoir, l’amour, ce qui nous échappe, la culpabilité et la part sombre, très sombre de l’humain. Ses personnages possèdent une véritable épaisseur, sont complexes et nuancés. Elle scrute au microscope les sentiments, décrypte leur plus infime atome, met à nu.

« Tous les jours, nous vivons avec des pensées que nous croyons absolument certaines, Fielding. Mais qu’en est-il si nous nous trompons en toute bonne foi ? »

« Créateur, t’avais-je, dans mon argile,
Demandé de me façonner autre ?
« 
 Milton, Le Paradis perdu, X, 743-744

Stéphanie LORÉ

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Tiffany McDaniel, L’été où tout a fondu, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe, Gallmeister, 473 p., 25,60 €

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