L’impact économique de la culture sur les territoires français (II)

L’impact économique de la culture sur les territoires français (II)
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Dans le volet précédent, nous avons étudié les stratégies de développement culturel des territoires et leurs retombées. Dans un contexte de concurrence et de recompositions territoriales, forger une image positive locale semble particulièrement judicieux en termes d’attractivité. Si, dès lors, l’investissement dans des projets culturels est riche de retombées, la croissance qui en résulte n’est pas forcément inclusive pour tous les artistes. Néanmoins, dans un contexte économique difficile pour tous, des intermittents aux collectivités en passant par les salles, chacun doit pouvoir tirer profit des opportunités qu’offre la culture au développement d’un territoire. Découvrez la seconde partie de notre vaste et importante enquête ! 

Il en résulte plusieurs problématiques : d’abord celle d’une dépendance des acteurs subventionnés, ensuite celle d’un rapport marchand à l’art. Si, d’un côté, la culture se doit d’être un minimum encouragée, libre d’accès et accessible, les choix artistiques réalisés par les pouvoirs publics se fondent parfois moins sur des critères de valeur artistiques que d’utilité globale des résidents du territoire. Satisfaire le plus grand nombre d’électeurs ne coïncide pas nécessairement avec le meilleur choix du point de vue de l’art. D’un autre côté, oublier le rôle social des projets culturels revient à confiner l’art aux plaisirs d’une élite. Un rapport insoluble qui interroge profondément les choix de subvention et dont l’artiste est – in fine – privilégié ou tributaire.

Artistes et politiques sont-ils interdépendants ?

Villes à dimensions culturelles versus déserts artistiques

La mobilité des artistes reste limitée. Par choix ? Pas seulement. Une étude montre que le réseau de scènes – allant d’un réseau primaire, prestigieux et difficilement accessible à des réseaux privés, parallèles ou associatifs – puise largement à la source locale pour choisir ses artistes. Ainsi, dans le Bas-Rhin, département qui compte le plus d’artistes du spectacle de l’ancienne région Alsace-Lorraine, 58 % d’entre eux résident à Strasbourg et 75 % dans la communauté urbaine.

Quelques chiffres permettent de mesurer la répartition territoriale du travail artistique, appréhendé ici dans l’ancienne région Alsace-Lorraine :

  • 44 % des artistes n’ont d’employeur que dans leur département de résidence ;
  • 55 % n’ont d’employeur que dans leur région ;
  • 31 % n’ont pas d’employeur dans leur région ;
  • 14 % ont un employeur dans et en dehors de la région.

Deux explications à cet état de fait, selon l’étude citée : les artistes sont de jeunes urbains ayant grandi en ville d’une part, les grandes scènes et les liens avec leurs responsables s’y situent d’autre part. Le réseau joue d’ailleurs dans l’accès aux scènes ou la participation aux évènements locaux. La situation accentue le clivage entre les salles prestigieuses accessibles aux happy few et les actions culturelles presque de « rue ». Le public visé est d’ailleurs bien différent…

Disparité des publics selon le prestige des scènes

La diversité de prestige des lieux de production théâtrale est représentative de la fragmentation des publics, tant la créativité artistique reste source de divisions. À titre d’exemple, en 2001, le public de l’opéra était constitué de 12 % des moins de 25 ans (qui représentent 16 % de la population nationale), 37 % des 25-49 ans (43 % de la population nationale) et 44 % des plus de 55 ans (33 % de la population nationale).

En 2011, une étude menée par l’Opéra de Lyon démontre que le public de l’institution est « passionné de culture », que sa fréquence de visite est très élevée (4 fois par an, au minimum) et qu’il consomme environ 4 fois plus d’événements culturels que la moyenne des Français. Alors que le montant total des subventions est de 29 millions, l’Opéra de Lyon offre des événements consommés en priorité par un public relativement peu mixte socialement. Un tel investissement, heureux et nécessaire s’il en est, donne ainsi l’impression d’une ouverture sociale du monde culturel à double vitesse : les scènes prestigieuses pour un public d’habitués et le « tout culturel » à destination des empêchés. Si le bien-fondé de ces dépenses n’est pas l’objet de notre enquête, on peut finalement s’interroger sur leur dimension inclusive.

Subventionner la culture, est-ce en faire un service public ?

La raison d’être du financement public n’est-elle pourtant pas de rendre la culture accessible et inclusive plutôt que réservée et élitiste ? Car la dépendance des théâtres est d’abord financière. Le récent rapport de la Cour des Comptes tirait récemment une sonnette d’alarme à ce sujet. Mais n’est-ce pas lié à la vocation de ces espaces – pour la plupart – publics ?

Le XXe siècle fut lourd de revirements jurisprudentiels visant à considérer ou non le spectacle vivant comme un service public. Initialement, l’exploitation du théâtre des Champs-Élysées par la Mairie de Paris ne constituait pas un service public (CE, 1916, Astruc). Un demi-siècle de débats a finalement conclu à la qualité de service public de ce domaine d’activités : il s’agit bien d’intérêt général (CE, 1959, Syndicat des exploitants de cinématographe de l’Oranie) ! Jérôme Salle justifiait, dans la première partie de notre enquête, l’existence d’un service public de la culture, au même titre qu’un service public de la santé ou de l’éducation : les coûts de l’absence de culture sont bien pires que ceux des actions culturelles.

Accès à la culture et indépendance de la créativité artistique

D’où la nécessité d’une politique culturelle, ou du moins d’une politique d’accès à la culture, mais qui ne doit pas occulter le besoin d’une créativité artistique indépendante. À ce titre, l’exemple récent des Chorégies d’Orange est éloquent : le conflit entre le maire de la ville Jacques Bompard (FN) et la ministre de la culture Audrey Azoulay importe sur scène des conflits politiques. À la suite de tensions entre l’ancien directeur démissionnaire Raymond Duffaut et la mairie FN, Jacques Bompard a décidé de reprendre le contrôle du festival. Est-ce une raison pour que l’État prive de 6 à 7 % de son budget un festival lyrique de renom ? Est-ce aux artistes d’en subir le préjudice en termes de renommée, de financement, de public ? Participer à ce festival signifie-t-il prendre parti pour la « présidence FN » du festival ?

Sans le préjudice de sympathies ni d’antipathies particulières, les nominations ambiguës sont légion : le choix de Muriel Mayette pour diriger la Villa Medicis fit grand bruit – elle serait proche d’un premier ministre ! Christian Mousseau-Fernandez, ancien directeur du théâtre du Quai à Angers, fut quant à lui déchu à petit feu par une majorité municipale fraîchement élue de 2014, tout comme son prédécesseur avait quitté son poste sur fond de tension avec un ancien maire. Aller au théâtre est-il toujours un acte partisan ?

Des conflits politiques qui fragilisent le monde artistique

Cette importation des considérations partisanes sur scène place le monde artistique en situation de grande précarité créative ! Comme le souligne l’étude précitée du ministère de la culture, le « capital d’autochtonie » des artistes joue un grand rôle dans leur accès aux scènes et à la participation aux projets culturels. Dans le même temps, cette réalité du local les place dans une situation de dépendance particulière. Les artistes sont tenus de se produire dans les écoles, les centres de détentions, auprès des « publics empêchés », pour reprendre une expression que Jérôme Salle utilise sans conviction. Nous pourrions dire, non sans ironie, que les artistes sont tenus de « cultiver notre jardin » ou plus exactement le jardin public !

Quelles orientations stratégiques, quels modèles économiques ?

Nous voudrions, dans cette dernière partie de notre enquête, privilégier quatre pistes de réflexion, évidemment non-exhaustives. 

1) Le projet culturel

Le projet culturel reste le mode d’action le plus rentable politiquement.

Exceptionnel par nature, il n’engendre pas de dépenses de fonctionnement sur le long terme. Il permet en outre de lever des financements occasionnels et diversifiés. Il peut s’accorder sur le temps politique et muscler la fierté locale en fonction des épisodes de la vie de la collectivité. Maryse Broucke-Barbatte, de l’agence de développement Lille’s agency, en témoigne : « Au début, nous avions pensé à la candidature de Lille pour les JO ; si nous n’avons pas été retenus, cela a lancé une dynamique dans la ville. Il y a eu ensuite Lille capitale européenne de la culture et aujourd’hui Lille 3000. L’idée est de ne pas s’arrêter. Une dynamique est en route ! ».

Pour les résidents, l’impact du projet est très palpable. Comme le souligne Jean Viard, qui a dirigé la rénovation du Vieux-Port de Marseille, « de telles retombées urbanistiques se comprennent sur la durée ». En termes d’attractivité, un effort collectif de publicité reste fortement rémunérateur pour les actions du projet comme pour les artistes qui peuvent capitaliser sur la notoriété acquise. Son seul bémol est qu’il n’est pas nécessairement inclusif pour les petits intermittents ou les exclus des scènes prestigieuses : « Les artistes ont bien sûr profité de la notoriété acquise de Marseille, mais les petits artistes n’en profitent qu’indirectement ; le tourisme augmente, le statut de ville culturel est bénéfique », reconnaît l’édile marseillais.

Ces transformations urbaines permettent enfin la mise en valeur de nouveaux lieux de production artistique. Qu’on pense au Tripostal de Lille : au cœur de la stratégie Lille 3000, la rénovation de cet ancien bâtiment de poste en lieu d’exposition valorise autant la place de la gare que la créativité artistique au centre de la métropole.

Néanmoins, ce type de projets confère une valeur marchande à l’art en fonction des modes et des objectifs politiques.

2) Soutien aux grandes institutions à fort impact territorial

Soutenir une grande institution à fort impact territorial est également stratégique, à plusieurs conditions. Prenons l’exemple de l’Opéra de Lyon : 80 millions d’euros d’impact économique sont mesurés autour de l’institution, hors retombées touristiques ; ces dernières représenteraient environ 90 millions annuels supplémentaires. 60 % des spectateurs consomment en effet dans les restaurants ou bars avoisinants. En outre, 66 % des retombées économiques ont lieu au niveau local (ville, département, région).

Les retombées économiques sont impressionnantes, les retombées sociales restent encore perfectibles. Une telle forme d’organisation reste hantée par un risque de clivage entre les scènes prestigieuses et les avant-gardes périphériques, entre un public d’habitués et un public plus ouvert, entre les compagnies installées et les petits outsiders.

Enfin, soutenir de tels établissement signifie inscrire une dépense de fonctionnement à durée indéterminée dans le budget local. Une telle mesure porte un risque de soutenabilité : alors que les pouvoirs publics peuvent couper dans les subventions, surtout dans un contexte de dépenses publiques sous tension, il est probable que de telles politiques créent à terme des malheureux. Ainsi, le torchon brûle-t-il entre les théâtres et la ville de Paris ? Telle est la question posée l’an dernier par Télérama, toujours d’actualité.

3) Accentuation de la redistribution

Accentuer le caractère redistributif des dépenses dans le secteur est un besoin humain et financier incompressible. De fait, la répartition des scènes reproduit les clivages sociaux habituels. Or l’orientation des subventions vers des scènes plus ou moins prestigieuses porte le risque de faire financer les dépenses culturelles des publics aisés par la collectivité, tandis que les humbles souffriraient de la double peine – économique et sociale. Si les actions de financement ne manquent pas (30 % du public paie sa place), les actions de communication manquent pour inciter les publics à se mélanger au théâtre ou à l’opéra. Sinon, pourquoi la collectivité financerait-elle des activités élitistes ?

4) La co-construction budgétaire et stratégique

La co-construction budgétaire et stratégique au niveau local est également une voie à explorer, même si elle ne permettra vraisemblablement pas d’augmenter les montants globaux. La consultation et la participation des acteurs culturels dans la procédure budgétaire seraient efficaces à condition de porter la voix des oubliés du secteur. Un tel dialogue social permettrait en outre de donner une visibilité sur les lignes budgétaires fourre-tout destinées au « sport et culture » ou encore « jeunesse, loisirs et culture »… autant d’appellations indéterminées qui relèvent parfois plus du social que de la créativité artistique.

La diversification des financements et des acteurs en charge des projets peut permettre, enfin, d’élargir les budgets et le champ de créativité. Ainsi des impulsions peuvent-elles être données par des acteurs du territoire, partenaires des pouvoirs politiques. Qu’on pense à la CCI de Marseille dans le projet Marseille capitale européenne de la culture. Jean Viard le confirme : « Comme souvent à Marseille, ce sont eux qui bougent ! ». Loin d’être l’occasion de se décharger des politiques culturelles, ce partage de l’initiative peut au contraire leur donner plus de poids dans la vie locale.

Marie MOULIN

Lire aussi : L’impact économique de la culture sur les territoires français (I).

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2 commentaires

  1. Le problème du projet social, c’est que nous, les artistes du quotidien, on en profite généralement pas… C’est beau de dire qu’il faudrait que ce soit plus inclusif, mais tout est finalement une question de politique.

  2. Mêler les dimensions économique et sociale est effectivement fondamental !
    Merci pour cette excellente enquête, fine et instructive.

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