L’incroyable Batsheva de Mister Gaga

L’incroyable Batsheva de Mister Gaga
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Flamboyants et précis, rock et yiddish, athlétiques et uniques : aucun mot n’est assez puissant pour qualifier les danseurs de la compagnie israélienne dirigés par le chorégraphe Ohad Naharin. Au festival Montpellier Danse 2022, il présentait 2019.

Avoir seize danseurs au lieu de dix-huit parce que deux sont tombés malades la veille du spectacle ne se reproduira pas… Les danseurs sont uniques et Ohad Naharin, pas plus que Merce Cunningham, ne remplace ses interprètes quand ils sont absents. « Chacun a une façon de marcher qui lui est propre et le groupe s’en sortira. Il a ses filets de sécurité et son droit à l’erreur. Tout est question d’instants », répond à ceux qui s’inquiètent le chorégraphe, beau comme une star de rock and roll du haut de ses 70 ans. De fait, il est aussi musicien. Il compose et mixe bon nombre de ses bandes son, tout comme sa femme, Eri Nakamura, danse et dessine les costumes.

Ce qui n’arrivera plus

Avoir le corps de la danseuse en robe verbe allongé sur nos cinq paires de genoux est une expérience unique qui ne se reproduira plus. Il fallait être sur le cinquième gradin, au milieu, pour recevoir ce corps vibrant, exténué, en offrande comme d’autres spectateurs ont reçu d’autres corps de danseurs au hasard des gradins. On a eu sa tête quand d’autres ont eu ses pieds. On a admiré ses paupières fermées, sa boucle d’oreille et les barrettes qui tenaient ses cheveux. On a fait attention à ne lui transmettre aucune tension, comme un câlin, un espace de réconfort pour un destin partagé pendant quelques minutes. Car déjà elle sautait dans la ronde infernale d’un ballet à nouveau effervescent. Instants précieux, qui n’arriveront plus.

Eliav Naharin, le père d’Ohad, est mort en 2018 et ne reviendra pas… Il était comédien. « J’ai créé Hora pour apporter de la joie à ma mère et 2019 pour me souvenir de mon père », dit le fils. Pas plus que ne reviendra 2019, présenté cet été à Montpellier Danse et qui, justement, rend hommage à ce père disparu. Le dispositif scénique est trop lourd. Des dizaines de containers venus de Tel Aviv pour transporter l’énorme scène bi frontale et ses dix étages de gradins ont été nécessaires afin de permettre aux 500 spectateurs de se retrouver face à face durant cet éblouissant spectacle. Comme une passerelle de défilé, « un espace de passage, une zone tampon ».

Voilà près de trente ans qu’Ohad Naharin est le chorégraphe résident de la Batsheva Dance Company, créée en 1964 par la baronne Batsheva de Rotschild et emmenée à ses débuts par la mythique Martha Graham. Et voilà près de trente ans que la Batsheva est invitée au festival Montpellier Danse. Depuis 1992, elle a été programmée treize fois… une visite tous les deux à trois ans ! Entre le maître de Montpellier Danse, Jean Luc Montanari, et Ohad Naharin, c’est une affaire de passion. Et pour tout dire, à découvrir 2019, ça se comprend un peu. Heureux Montpelliérains !

Ce qui advient

Un Palestinien vêtu de noir et monté sur des chaussures de drag ouvre le bal. Dos contre le rideau de scène, il explique que non, non, non, il ne faut pas prendre de photos ni éclairer son portable. La sortie, c’est par ici et par là… Le rideau s’écroule. On découvre qu’on a des voisins assis en face, des spectateurs qui nous ressemblent. Entre les deux, il y une passerelle, « un espace d’hospitalité » explique le chorégraphe. Ce n’est ni chronologique ni clairement biographique. On dirait que la planète entière est ici : un géant chinois ou mongol, un pâtre grec ou de Judée, une Japonaise, une Africaine ou une Afro-américaine, un Russe, un Hollandais, une Indienne, tous bras ouverts.

Des danseurs qui sourient… c’est si rare ! La musique est traditionnelle, yiddish. C’est enivrant et joyeux. Viennent le métal hurlant du hard rock et le pas mécanique des militaires. Puis une fille sur la pointe des pieds traverse la scène sur une musique douce, comme une complainte à la guitare. C’est une scène de deuil, de passage. Plus tard, une course poursuite entre un blond et un brun : on lit entre les lignes des jeux d’enfants. Plusieurs fois, Ohad Naharin a pris position contre l’Occupation, contre « un nationalisme dupliqué et répliqué tout au long de nos vies ». Mais c’est surtout la performance physique de ces dizaines de jambes jetées en l’air derrière l’oreille que l’on retient, des gestes d’airain, la fluidité d’une rivière pour une danse impeccable, conquérante et sauvage.

On a nommé Ohad Naharin, Mister Gaga. Non sans humour, ce chorégraphe israélo-américain a inventé en effet la méthode Gaga, un langage du mouvement qui pousse chaque interprète à dépasser ses limites. Cette recherche novatrice pour libérer les corps et les imaginaires constitue l’entraînement quotidien des quarante danseurs de cette compagnie qui comprend aussi un ensemble junior, le “Young Ensemble”. « Je suis habité par le sentiment de la perte et de la transmission », dit le maître. Il faut avoir vu son spectacle de 75 minutes pour comprendre que du chaos est née une liberté absolue, sexy, puissante et délicate. « L’homme a besoin du chaos pour avancer. Si vous êtes connecté à la nature, à l’art, alors vous n’êtes pas effrayé par le chaos. »

Kakie ROUBAUD

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Photographie à la Une : 2019 d’Ohad Naharin (© Ascaf)



 

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