L’obscurantisme évangélique s’abat sur le Brésil : la culture menacée

L’obscurantisme évangélique s’abat sur le Brésil : la culture menacée
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Un bras de fer est engagé entre le président Jair Bolsonaro et la quasi-totalité des artistes brésiliens. De Belem à Sao Paulo en passant par Recife, les artistes et les intellectuels du livre, du théâtre, des arts plastiques, de la musique et du cinéma se battent contre la censure. État des lieux d’un pays pris en otage par les fondamentalistes évangéliques et les miliciens.

En juin 2019, un metteur en scène polémique vivant à São Paulo s’apprête à assumer le poste convoité de directeur du Centre des arts scéniques, une branche de la Funarte, puissante institution culturelle née en 1975 pour soutenir le spectacle vivant et les arts plastiques.

Création d’une « énorme machine de guerre culturelle »

Ardent supporter de Jair Bolsonaro qui a accédé six mois plus tôt à la présidence de la République, le futur directeur et militant Roberto Alvim publie sur son compte Facebook ce message : « Nous montons un énorme fichier d’artistes conservateurs. Merci à tous de relayer ce message à travers le Brésil – par Twitter aussi – afin qu’il arrive au plus grand nombre. Nous sommes en train de créer une énorme machine de guerre culturelle. Que Dieu vous bénisse. »

Les comédiens internautes se déchainent « Machine de guerre culturelle ? Tu ne voudrais pas le rôle de Goebbels par hasard ? » dit l’un. « Et aussi brûler tous les livres ? » dit l’autre. « Relis le code d’éthique de la Fonction Publique ! Tu verras que ton post est une grave faute administrative. »

Dans ce Brésil devenu république bananière, les artistes ne plient pas sous la férule du nouvel ordre moral. Avec 210 millions d’habitants dont 147 millions d’électeurs et 127 millions sur les réseaux sociaux, tout se fait ici par Facebook, Twitter, Whatsapp.

Mais les financements, jusqu’à nouvel ordre, sont soumis à des concours sans distinction de race, sexe, idéologie. Ou plutôt ils l’étaient ! Car loin d’être sanctionné, l’apprenti recruteur, banni par la quasi-totalité des artistes, vient d’être promu secrétaire d’État à la Culture. C’est le troisième en l’espace de onze mois. Le premier a claqué la porte, le second est resté deux mois et le troisième commence bien…

Divine Love

Hier agnostique de gauche aujourd’hui touché par la grâce, le nouveau chef de la culture envisage de confier l’un des plus célèbres théâtres de Rio, le Glauce Rocha, à une compagnie évangélique. Les néo-pentecôtistes sont responsables de l’ascension de Bolsonaro, rebaptisé dans les eaux du Jourdain. Au pays du Carnaval, des hordes de fidèles en jupes longues et costumes noirs se pressent devant les temples de ce nouveau protestantisme né il y a trente ans, des temples grands comme des hypermarchés.

Le Gospel a envahi les radios et un pasteur évangéliste est devenu maire de Rio. Récemment, il a fait interdire une bande dessinée pour enfants car on y voyait deux garçons s’embrasser. Le gouverneur de l’État de Rio est aussi évangéliste. Ces théocrates gouvernent des collectivités de 8 à 16 millions d’habitants avec « la famille au centre et Dieu au-dessus de tout ».

Le nouveau secrétaire s’est aussi mis à dos Fernanda Montenegro, équivalente d’une Jeanne Moreau en France, dont elle était l’amie. Dans le style gougnafier en vogue à Brasilia, il a accusé cette immense interprète d’être « sordide », une « intouchable », une « menteuse ». Critiquant la censure et la criminalisation de la culture par le nouveau pouvoir, l’actrice avait fait en septembre la Une du magazine littéraire Quatro Cinco Um. Avec le slogan « Si le Moyen Age revient, je veux être du côté des sorcières », sa photographie était devenue virale sur les réseaux sociaux.

À quatre-vingt-dix ans, Fernanda Montenegro est une icône nationale, l’inoubliable Dora de Central du Brasil, couronnée à Berlin. « Je suis sur les planches depuis soixante-dix ans. C’est la première fois que je vois des acteurs accusés de pervertir la morale. Le théâtre est traité comme l’œuvre du démon », a-t-elle dit au quotidien Folha.

Central do Brasil

« La censure se répand comme une nappe de pétrole sur la plage, confirme Christiane Jatahy, réalisatrice et metteure en scène de Le Présent qui déborde sur la scène du Cent-Quatre à Paris. Il ne s’agit plus de fragments d’œuvre coupés comme au temps de la dictature mais d’œuvres entières bloquées pour créer une nouvelle culture conservatrice. »

Le ministère de la Culture brésilien, dont le musicien funky Gilberto Gil avait été le réformateur pendant les années Lula de 2003 à 2008, n’existe donc plus. D’abord transformé en secrétariat spécial de la citoyenneté, il vient d’être rattaché… au tourisme !

Dans le viseur de Bolsonaro, qui a fait du revolver son signe de ralliement, se trouve aussi l’Agence nationale pour le cinéma. L’Ancine, comme la Funarte, est soupçonnée d’être un antre d’homosexuels, de communistes et de nègres. Ainsi l’appui financier aux films Greta et Negrum3 a été retiré, officiellement pour absence de budget : Greta d’Armando Traça raconte l’amour d’un vieil infirmier homosexuel pour un jeune truand ; Negrum3 est un court-métrage sur les jeunes homosexuels black de Sao Paulo. La lutte des artistes rejoint ainsi celle des LGBTQ, des femmes, des noirs, des indigènes, des sans-terre et des sans-abris, ces minorités que le nouveau pouvoir exècre.

« J’affirme que  la censure est contraire à ce que le Brésil a de meilleur, sa pluralité », a témoigné l’actrice Dira Paes devant le tribunal fédéral suprême. La plus haute juridiction brésilienne a en effet ouvert une enquête publique à la demande des artistes. « Si nous devons plaider la cause des artistes devant ce tribunal, c’est que nous sommes devenus complètement idiots », a-t-elle ajouté.

Résistance au Nordeste

Dira Paes est l’actrice principale du dernier film de Gabriel Mascaro, Amor Divino, lancé à Berlin en mai dernier. Dans cette œuvre d’anticipation, le nouveau fanatisme évangélique est mis en scène de façon décalée… en l’an 2027. C’est aussi dans un Nordeste de science-fiction que le western Bacurau de Kleber Mendonça Filho, prix du Jury à Cannes, est censé se passer.

« L’ambiance malsaine du film, c’est exactement l’ambiance du Brésil aujourd’hui », défend le réalisateur. Ces deux dystopies sont réalisées par des artistes venus du Nordeste, la seule méga-région du Brésil qui a dit non à Bolsonaro.

Seule la science-fiction semble désormais à la hauteur pour décrire le mariage pervers de l’extrémisme religieux avec une vision autoritaire et totalitaire du monde, un Brésil plein de revanchisme et de haine, victime du lavage de cerveau des fondamentalistes et gouverné par les milices parallèles de Rio. L’ex-président Lula, récemment libéré, suffira-t-il à le pacifier ?

Kakie ROUBAUD

Correspondante Brésil

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Bande annonce de Greta

Bande annonce de Negrum3 (portugais)

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Photographie de Une – Divine Love (crédits : Victor Juca – Obreiro 56)



 

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