“Orphelins” de Dennis Kelly : et l’enfant dans cette Cohue ?

“Orphelins” de Dennis Kelly : et l’enfant dans cette Cohue ?
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Orphelins, de l’écrivain anglais Dennis Kelly, navigue entre enquête policière et drame social et familial. L’analyse et la confrontation des trois personnages sont parfaitement servies par la mise en scène fine, drôle et tranchante que livre la troupe La Cohue, devant une salle pleine.

Réalité de l’artifice

Pour représenter cette confrontation, Sophie Lebrun et Martin Legros ont choisi un dispositif ouvert et quelque peu intimidant : à l’entrée des spectateurs, les comédiens se promènent sur une scène de plain-pied avec l’assistance disposée en « U » autour d’elle ; les coulisses n’en sont pas séparées, deux chaises disposées au fond en faisant office ; la première partie de la pièce enfin se joue toutes lumières allumées. Tout cela fait entrer le spectateur dans une zone d’inconfort : il se dit qu’il préfèrerait assister sans être vu à ce drame familial sur fond d’agression violente, drame qu’il veut absolument connaître mais auquel il ne veut surtout pas être mêlé. Il l’est déjà assez en effet lorsque les comédiens viennent tour à tour s’asseoir à côté de lui, sur les petits bancs disposés en « U ».

Bien sûr, c’est du théâtre, mais ça met quand même mal à l’aise tant cela semble vrai.

C’est du théâtre renchérit la mise en scène en montrant Liam s’aspergeant de liquide rouge sang avant son irruption inaugurale et Dany se versant de l’eau sur la tête au retour de son expédition pluvieuse vers le lieu où Liam a séquestré sa victime (car on finit par savoir qu’il n’a pas « découvert » un homme ensanglanté gisant au sol mais l’a sauvagement poignardé et tailladé). On peut trouver cela sans intérêt ou excessivement didactique mais il nous semble intéressant de présenter ainsi la réalité de l’artifice, dans les deux sens que peut revêtir l’expression : car non seulement l’on manifeste l’artifice sur quoi s’appuie le théâtre mais en outre l’on « prouve » que cette convention d’artifice ne fait pas obstacle à la survenue de la réalité.

Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir comment Liam, une fois qu’il s’est soigneusement aspergé de sang, convainc le spectateur par son jeu nerveux et troublé, en secousses et soubresauts spasmodiques, qu’il vient réellement de faire une « mauvaise rencontre ». Indéniablement, l’artifice produit de la réalité quand il est servi par de bons comédiens et c’est le cas ici. Le choix des metteurs en scène de faire lire par l’une d’entre eux l’ensemble des didascalies, en rappelant l’existence du texte, ce qui nous semble bienvenu, participe aussi de ce dévoilement de l’artifice

Trois caractères

Comme les terribles et épuisantes confrontations qui sont le cœur des long-métrages bergmaniens, ça commence légèrement, paisiblement, très jeune, très cool, décontracté : on est dans le petit appartement d’Helen et de Dany, en couple, un enfant, un deuxième qu’annonce le ventre discrètement arrondi d’Helen.

Et justement, voilà la raison du petit dîner entre amoureux : Helen veut annoncer à Dany qu’elle est enceinte et qu’elle désire garder l’enfant (ce n’est donc pas évident) parce qu’elle est bien avec lui, Dany, même s’ils habitent dans un quartier de Londres qui est plutôt sordide et coupe-gorge, au milieu du trafic de drogue, des règlements de compte et des agressions quotidiennes. Le dîner, l’appartement et la cuisine sont modestes, comme c’est souvent le cas chez les jeunes gens qui, tournant le dos à d’où ils viennent, démarrent et s’efforcent de construire ensemble quelque chose de nouveau, à eux : un couple, une famille. On commence à partager le petit bonheur domestique d’Helen et de Dany, que sa modestie rend d’autant plus familière au spectateur : petite table bien mise, micro-ondes et cafetière ; jeu de séduction autour de la table.

Le problème est qu’il y a Liam (le couple l’a oublié, le spectateur ne le connaît pas encore), le « petit » frère d’Helen, dont la vie de zonard se consume dans les drogues et la violence. Ce petit frère déjà condamné est, de fait, comme un enfant supplémentaire à charge pour le couple dont il détient la clé de l’appartement : un enfant rebelle et incontrôlable. Son irruption au milieu du dîner amoureux, le t-shirt couvert d’un sang qui est celui d’un homme qu’il dit avoir trouvé comme ça, allongé sur le sol à quelques rues de là, vient brusquement clore la romance et déclencher un tourbillon de souvenirs amers, de violents reproches et d’anciennes défiances.

La mise en scène montre un Liam (Martin Legros) sur le fil, nerveux et tremblant : on ne sait jamais s’il va basculer dans l’ironie ou la violence mais on sait qu’il peut basculer à tout moment et qu’il est tout entier symptôme et réserve de violence. Le personnage d’Helen (Céline Ohrel) est lui aussi tout en tension, tension extrême qui dit toute la force et l’énergie déployées pour faire le grand écart entre deux mondes, le monde de son enfance ravagée par la mort accidentelle de ses parents et de sa sœur, son enfance que lui rappelle constamment son frère rebelle Liam, et le nouveau monde de sa vie de femme et de mère qui veut construire la famille qu’elle n’a jamais eue et créer de ses mains ce qu’elle n’a jamais reçu.

On se dit au début que face à ces deux écorchés remplis d’une sourde énergie, le personnage de Dany (Julien Girard) est un peu en dessous, un peu emprunté, excessivement pondéré et timoré jusque dans son élocution et sa gestuelle plus discrètes et moins nettes que celles des frère et sœur. Mais là sont précisément sa personnalité et son malaise : coincé entre le couple fusionnel que forment les orphelins unis par une histoire et un destin tragiques, il ne peut être qu’un tiers banal et calculateur, inquiet et jaloux de l’énergie brute de Liam et d’Helen.

Mensonges

Sitôt ce dernier introduit dans l’intimité amoureuse d’Helen et de Dany, la pièce progresse en un dévoilement des mensonges amoncelés, un écaillement des peintures accumulées sur les façades que l’on tente de se composer : car nos personnages mentent à eux-mêmes et aux autres.

L’enquête policière analytique et déductive menée par le couple révèle les premiers mensonges de Liam : l’homme qu’il a trouvé dans une mare de sang, il l’a sauvagement poignardé et la victime n’est pas ce jeune Pakistanais qui avait agressé Dany quelques jours plus tôt mais un anonyme « barbu » musulman victime de la violence gratuite de Liam. Celui-ci doit donc abandonner l’histoire de la vengeance et du « crime d’honneur » et accepter d’être mis en présence de sa brutalité et de sa cruauté gratuites, de la haine et du désespoir foncier qu’elles manifestent. Il doit aussi accepter à la fin de la pièce de rendre au couple le double de la clé de leur appartement et consentir ainsi à ne plus être, d’une certaine manière, leur deuxième enfant.

Helen quant à elle a menti sur l’amour indéfectible porté à son frère et son compagnon : au premier pour qui elle a renoncé à aller dans une famille d’accueil qui refusait de prendre les deux enfants, elle dira combien elle a regretté ce choix qui l’a privé d’un foyer sain, stable et aimant ; du second, elle dira combien elle méprise et vomit la lâcheté qui lui fait consentir à cette vie médiocre dans un quartier sordide, lâcheté dont elle semble pourtant s’accommoder. Dany enfin se révèle équivoque et fuyant dans sa volonté d’accueillir un deuxième enfant, à rebours de son enthousiasme initial.

C’est l’un des grands mérites du texte de Dennis Kelly que de donner à voir l’ambiguïté et l’ambivalence des caractères et des sentiments, leur évolutivité et leur réversibilité, que de les montrer vrais et convaincants « en soi », au moment de leur présentation, alors que rapprochés les uns des autres ils manifestent contradictions et mensonges.

Et l’enfant ?

Ce sont les derniers mots de la pièce, après que Liam a quitté l’appartement et laissé la clé qu’il en détenait. Nous avions en effet oublié l’enfant à naître que porte Helen, tout entiers absorbés par les méfaits de l’enfant rebelle et « irrécupérable » que ne cesse pas d’être Liam. Celui-ci en effet occupe tout l’espace physique et verbal de la scène : il s’y déplace bien plus qu’Helen et Dany, ne cesse de parler et interpelle une spectatrice pour lui faire partager l’histoire (très drôle) du « petit poney Darby » qu’on lui racontait quand il était petit, sans jamais lui en faire connaître la fin…

L’enfant que nous fûmes, qui était-il vraiment et devons-nous l’amener jusqu’à la vie présente ou lui tourner le dos pour la construire, quittant père, mère et foyer ancien ? Que faire de cet enfant ? Et, fait penser Helen, la question de l’enfant que l’on fut n’est-elle pas secondaire à côté de celle de l’enfant que l’on porte et reçoit et pour qui l’on est tout ?

Frédéric DIEU

 



SPECTACLE : Orphelins

Création : date inconnue
Durée : 1h15
Public : à partir de 15 ans

Texte : Dennis Kelly, traduction Philippe Le Moine et Patrick Lerch (L’Arche éditeur)
Mise en scène : Sophie Lebrun et Martin Legros
Avec Julien Girard, Sophie Lebrun, Martin Legros, Céline Ohrel
Régie technique : Nicolas Tritschler

Crédits photographiques : Virginie Meigné
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OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle vu le 11 juillet 2019 au théâtre 11 Gilgamesh Belleville (Avignon).

– Du 5 au 26 juillet à 20h35 : théâtre 11 Gilgamesh Belleville, Avignon Off (relâche les 10, 17 et 24)
– 7 novembre 2019 : saison culturelle, L’Aigle (61)
– 6-8 janvier 2020– L’Arsenal, Val-de-Reuil (27)
– 10 janvier 2020 – Centre culturel de Ploermel (56)
– 16-17 janvier 2020– théâtre Paul Eluard, Choisy le Roi (94)
– 23 janvier 2020– Aunay-sur-Odon (14)
– 25 janvier 2020– Evrecy (14)
– 6 février 2020 – Centre culturel Jovence à Louvigné-du-Désert (35)
– 7 mars 2020 – Pôle culturel, Conches-en-Ouche (27)
– 20 mars 2020 – Maison du théâtre, Brest (29)
– 26 & 27 mars 2020 – Le Rayon Vert, St Valéry-en-Caux (76)
– 2-9 avril 2020 – Le quai des rêves à Lamballe (22).

Toutes les dates : tournée
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Orphelins, collectif La Cohue © Virginie Meigné



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