“Pâture de vent” de Christophe Manon : écrire avec tout ce que la vie arrache au corps

“Pâture de vent” de Christophe Manon : écrire avec tout ce que la vie arrache au corps
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Tout est vanité et pâture de vent, dit le livre biblique de l’Ecclésiaste. Christophe Manon puise à cette parole pour écrire son nouveau roman, Pâture de vent, paru en janvier aux éditions Verdier : un récit qui tient à la fois de la révolte et du consentement, du renoncement et de la fidélité, du chant vital et du cantique prononcé par la voix des morts.

« … et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. »
Rimbaud

Le 3 janvier 2019, Pâture de vent de Christophe Manon est paru aux éditions Verdier, un texte de fiction en prose qui succède à Extrêmes et lumineux, roman paru chez le même éditeur en 2015.

S’il est un temps pour tout, comme le dit l’Ecclésiaste, repris en spirale et en bourrasques par Christophe Manon dès le titre, voici un livre qui ne se conforme pas à ses sources, et qui tient à la fois de la révolte et du consentement : « et si le temps s’en vient à vouloir effacer leurs visages, à vouloir gommer le souvenir, je me battrai contre lui ». Le temps, l’espace, le cosmos, le corps explosent tous ensemble. Certains auteurs écrivent avec leur corps, et avec tout ce que la vie arrache au corps.

De même que devant les grands clowns, on se demande quel désespoir est conjuré par la vie dans des cirques, de même, devant cette sorte d’équivalent littéraire de A love Supreme” de Coltrane, on pense : à quelle grisaille a-t-il fallu répondre pour faire ainsi chanter le monde ? La réponse vient, peu à peu, et d’un coup très nettement, à la page 91 : « l’usage de stupéfiants était avec la lecture le seul remède à l’ennui et à la mélancolie qui me gagnait chaque fois que je retrouvais le foyer familial, le seul recours pour supporter ces heures grises et sinistres… »

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Christophe Manon, Pâture de vent, Éd. VerdierLe livre, construit en deux parties, répond par le chaos au récit de la Genèse : « C’était ainsi que tout a commencé et c’était bleu, vert très intense et presque blanc par endroits et ça sentait l’herbe coupée et la bouse fraîche. » Ou : « La matière avait renoncé au jeu subtil des apparences, tout n’était qu’exhalaison, brouillard, vapeur, vains simulacres, tout suintait et transpirait, tout se dissolvait. »

Cette guerre extrême fait penser à L’éternité paru au Dernier Télégramme, mais ici, le chaos n’est pas seulement l’état d’un monde, c’est aussi le commencement d’un monde, mais c’est un commencement qui est aussi un anéantissement : « Alors quelque chose qui n’était pas allumé s’est éteint. » Un événement arrive, en cette explosion cosmique qui est aussi bien une chute, et vient déchirer l’enfance : « Quelque chose était né, une petite brûlure très douce, très agréable et très douloureuse à la fois, très écrasante et persistante aussi, peut-être était-ce du désir. »

Il y a déjà là trois figures, présentes depuis le début : la vieille, « sorte d’incarnation de l’infinie détresse et de l’infinie résistance de l’espèce », le lapin : « Le petit lapin dormait et l’attendait sagement sur l’oreiller » et le petit frère perdu. Le désir et les morts semblent surgir en même temps dans ce temps qui se déchire, en sonnant la condamnation du fils : « Celui qui désire sa mère, quels seront ses supplices, de quelles morbides passions sera-t-il accablé ? »

Le terme de passion réapparaît dans la seconde partie, mais seulement pour désigner l’écriture. La réponse à cette question inaugurale est trouvée dans la bouche d’une femme inconnue : « Grâce à elle, j’ai pu réaliser que l’écriture porte le signe de la passion, de la douleur et de la joie, qu’il lui faut passer par le feu ».

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Cette écriture-là se consume, et son embrasement ne ment pas, précisément en raison de son ancrage dans un mensonge presque originaire, un mensonge hérité et dont il faut au narrateur s’extraire, dans l’exacte mesure où il s’arrache à sa propre définition : « Je mentais effrontément et très naturellement. […] Je voudrais toutefois me dépouiller à présent au moins de quelques oripeaux par trop encombrants […]. Mais peut-être la langue, par l’usage passionné et immodéré que j’en ai fait, m’a-t-elle au bout du compte délié la langue et la mémoire. »

En cela, l’usage du « je » est extrêmement paradoxal : on a l’impression très nette que c’est un « je » qui n’est pas un « moi ». Ce « moi »  n’apparaît que comme bascule entre deux sujets : le garçon glisse vers le « je » de façon claire dans la seconde partie : « Le jeune garçon assiste à la scène, mais ce n’est pas lui puisque c’est moi. » Mais le « je » était déjà discrètement présent dans la première partie, notamment dans la promesse adressée au petit frère, promesse donnée comme un programme “destinal” consistant à porter la fraternité à même la chair : « Repose-toi à présent, sois doux dans le repos ; c’est par mes yeux que tu connaîtras la gloire éclatante du jour, par mes mains que tu découvriras la tendresse et les épiphanies des peaux frémissant sous les caresses, par mes lèvres que tu goûteras la saveur des baisers […] ». C’est un « je » qui est pluriel en ceci qu’il est peuplé par les morts, surtout par un petit mort.

Tout ce qui arrive sous le soleil, et qui est vain, est précisément ce qui n’est pas arrivé au petit frère : « tu n’as jamais connu la joie paradoxale de peiner sous le soleil brûlant ». La fraternité devient le point de départ de toute tendresse : « et c’est à toi que je chanterai en premier lieu, petit frère, chère loupiote, mon tendre et doux lapin, c’est à toi que j’adresserai mes premières lignes comme un salut affectueux à travers les âges ». On croit reconnaître dans ces derniers mots le début de Qui vive, paru au Dernier Télégramme – et que nous invitons instamment le lecteur à découvrir, s’il ne l’a pas déjà lu.

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La grandeur du cosmos, la puissance de la violence ne rencontrent pas du tout une force égale qui lui ferait miroir, même si cette cosmologie est aussi celle du corps dans Pâture de vent. Ce qui fait face au grand vent qui souffle, c’est « mon insignifiante personne qui s’est éteinte dans un souffle si ténu que je n’ai pu le percevoir moi-même », l’humilité d’un sujet qui se tient du côté des morts, et de la plus petite mort qui soit, « cette mort si humble, si discrète qu’elle n’a pour ainsi dire pas eu lieu ».

Le décalage entre « les bourrasques cosmiques dans les périphéries du monde » et l’humilité fraternelle crée un effet puissamment émouvant, et parfois très drôle.

Pour supporter le désir, pense-t-on en lisant, il faut aussi supporter la mort. Le monde est célébré dans ce livre, il est aimé, mais il est aussi puissamment désiré. La vanité sous le soleil, celle que les grandes bourrasques balayent, est parcourue de fond en comble : « Il y avait une odeur d’étable et des halètements comme lorsque les bêtes mettent bas. » Ce désir semble à la fois un renoncement à soi-même et une fidélité à quelque chose de très ancien, au petit frère perdu, au petit lapin de l’enfance, et à la vieille détresse humaine.

Ariel SPIEGLER

 Christophe Manon, Pâture de vent, Éd. Verdier, 2019, 112 p., 13 €.

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