Phénomène techno : de la scène musicale au mouvement social

Phénomène techno : de la scène musicale au mouvement social
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En quelques années, le phénomène techno a envahi l’espace musical français, principalement parisien. Hugues Maillot revient pour Profession Spectacle sur les origines et les évolutions actuelles du mouvement.

Qui a dit que les technophiles étaient obligés de traverser les frontières jusqu’à Berlin, Amsterdam ou Ibiza pour écouter la musique qu’ils aiment ?

En effet, depuis quelques années, plus précisément ces derniers mois, on assiste à une résurgence d’un mouvement techno qui avait disparu en France depuis les années 90, les premières grandes rave et free partys. Venu tout droit de Détroit, importé très rapidement en Angleterre, puis en Allemagne dès la chute du Mur, ce mouvement a eu bien du mal à s’implanter dans une capitale française en hibernation.

Une scène techno en pleine croissance

Mais force est de constater que la nuit parisienne retrouve peu à peu ses lettres de noblesse. Ce ne sont pas les valeurs montantes françaises du clubbing, Anetha et Martial Thebault aka Marst en tête, qui nieront cette progression. Anetha est membre du jeune collectif BLOCAUS, réputé pour ses soirées réunissant certains des meilleurs DJ européens (Surgeon, Blawan, Peter Van Hoesen, Luke Slater, James Ruskin…) ; le Rouennais Marst est l’un des petits protégés de Laurent Garnier, véritable chef de file de la techno made in France.

Le constat est clair : lorsque les deux jeunes DJ (respectivement 25 et 27 ans) commencèrent à sortir la nuit au milieu des années 2000, il était difficile de trouver une vraie bonne soirée techno/house tous les week-ends : « Paris était assez mort quand on compare aux autres capitales européennes », se souvient Marst. C’était « Rex and only Rex », mythique club parisien dans lequel il a joué pour la première fois le 9 juillet dernier. Aujourd’hui, les milliers de « clubbeurs » de la capitale ont du mal à choisir entre les dizaines de soirées de qualité qui leur sont proposées les vendredis, samedis et dimanches, voire en semaine.

Anetha

Anetha

Le principal acteur de cette scène est évidemment le public, plus exactement la jeune génération actuelle, « complètement dingue de musique électronique, et qui ne demande qu’à ce que ça bouge », constate Marst. Le phénomène électro est essentiellement un mouvement générationnel : pour le dj rouennais, sa génération née à la fin des 80s « était plutôt rock dans l’esprit, maintenant elle est complètement techno et house, cela joue beaucoup… ». C’est bien la passion d’un jeune public averti qui permet à la scène techno de (re)vivre. Passion alliée à celle de DJ qui ont souvent appris tout seul, en écoutant beaucoup de musiques différentes et en bidouillant sur leurs appareils en autodidacte. Pour Anetha et Marst, cette passion vient forcément de leur éducation musicale : la première a été bercée par la new wave de ses parents et a commencé à mixer dans sa chambre avec les machines qu’elle avait elle-même acquises, le second fut accompagné par son grand cousin, DJ et producteur lillois, qui lui passait déjà les disques de Kraftwerk et Jeff Mills à l’âge de cinq ans.

Une multiplication d’alternatives nouvelles

Anetha explique également cet engouement par la multiplication d’alternatives nouvelles : « Je pense que cette ampleur est notamment due au fait qu’au même moment, beaucoup d’acteurs de la scène sont allés dans le même sens et ont enfin pris des risques. » Il est en effet impressionnant de constater le nombre de collectifs qui fleurissent chaque année dans la capitale et sa banlieue, dont le poids lourd est sans nul doute l’agence d’événementiels Surpr!ze, fondatrice de Concrete et du Weather festival. Concrete est un collectif à l’origine du club éponyme, campé au début des années 2010 sur une barge en bord de Seine, à proximité de la gare d’Austerlitz. Il se taille immédiatement une solide réputation grâce à ses « soirées » en journée (« all day long »), qui débutent à 7h le dimanche matin pour se terminer à 2h dans la nuit du lundi. Ces after party peuvent se targuer d’accueillir, deux fois par mois, la crème de la scène techno internationale – Ben Klock, Nina Kraviz, Loco Dice, Seth Troxler, etc. – et locale : Laurent Garnier, DJ Deep, Cabanne, Ben Vedren… Fort d’un tel retentissement, Concrete ne s’arrête pas là : il propose également deux soirées par week-end.

De ce club, devenu le vaisseau amiral des noctambules parisiens, découle le plus grand festival de musiques électroniques de la capitale : le Weather festival. Le premier weekend de juin, sur la plaine de jeu du Polygone de Vincennes (100 000 m²), pas moins de 50 000 festivaliers se retrouvent sur les trois jours. Le succès est tel que, cette année, l’événement a essaimé : non seulement le premier Weather Winter a eu lieu le 21 février 2015 (la seconde édition aura lieu les 18 et 19 décembre prochains), mais le Weather Summer a encore été inauguré le 12 septembre dernier, rassemblant plus de 18 000 personnes sous les immenses hangars du Paris Event Center de la Villette. Des technophiles de toute l’Europe font le trajet pour ces nombreuses occasions. Si le Weather festival n’est pas encore une référence au même titre que le Dekmantel festival ou Awakenings aux Pays Bas, il s’en approche progressivement, pour se mettre au niveau des plus grands. Plus qu’un collectif, c’est dorénavant une institution qui a redonné vie à la nuit parisienne.

Set de Marst au Rex Club

Concrete est loin d’être le seul acteur de ce renouveau. D’autres collectifs comme Sonotown, BLOCAUS ou – plus récemment – Drøm, s’emploient à dynamiser ce qui a été relancé. Dès lors qu’on évoque Drøm, on parle nécessairement d’une des caractéristiques principales du mouvement techno : l’underground. Ce collectif, qui a lancé sa première soirée le 6 avril dernier, organise le samedi 24 octobre sa « Drøm 5 » dans un immense hangar à la Courneuve. N’ayant pas d’heure de fin (la dernière, commencée à 23h, s’est terminée à 16h), cette soirée nous renvoie aux années rave berlinoises, avec ses beats techno sans concession, son public averti et sa programmation brutale, tournée vers l’Allemagne… Tout cela sous des poutrelles métalliques et entre des murs en béton armé.

Pourquoi investir des lieux quasiment désaffectés quand on dispose de clubs flambant neufs et d’un système son pointu ? D’autant que les autorités municipales sont bien plus coulantes aujourd’hui que dans les années 90 concernant les rassemblements autour de la musique répétitive. C’est justement pour retrouver cet esprit qui a fait la force du mouvement techno à ses débuts : l’underground, par opposition au mainstream. Cet esprit prend une vraie place dans ce qu’on pourrait appeler la génération techno : goût de la dissidence, volonté de ne pas être comme tout le monde, de ne pas écouter ce que tout le monde écoute, désir de créer une culture alternative qui puise dans le mouvement rebelle des 90s… L’enjeu est aujourd’hui de construire plus qu’une simple contre-culture.

De l’underground à la démocratisation

Anetha relève toutefois le principal paradoxe de ce phénomène : « La notion de « mouvement underground » est une notion difficile à délimiter. S’il est un fait que la techno se démocratise, elle reste néanmoins une musique qui n’est pas écoutée par le grand public. » Cette démocratisation est le vœu de tous les acteurs du milieu, Brice Coudert en tête ; le directeur artistique de Concrete et du Weather festival déclarait, en effet, à Trax il y a un mois que « ce pourquoi on se bat tous les jours, c’est pour que la techno soit accessible au plus grand nombre ». L’underground est donc un mouvement qui est resté, dans l’esprit, le même que celui des années 90 ; il attire cependant de plus en plus de monde, commence à s’institutionnaliser et devient surtout accessible à tous. Il n’est plus besoin de se cacher, ni de craindre une descente de police ! On ne croise plus seulement les amateurs avertis au Rex, à la Concrete ou à la Machine du Moulin Rouge (anciennement Locomotive), fiefs nocturnes des Parisiens, mais aussi des curieux, des fêtards en tout genre, parfois au grand dam des puristes qui voient cela comme une trahison de l’esprit techno.

Matériel de live au Weather Festival Crédits Brieuc Weulersse.

Matériel de live au Weather Festival
Crédits Brieuc Weulersse.

Cette démocratisation passe bien sûr par des innovations techniques et commerciales, développées pour attirer le plus grand nombre, mais aussi par des rapports moins conflictuels avec les autorités. Pour Anetha, ce sont « les organisateurs qui ont su s’entourer des bonnes personnes, qui ont appris à travailler directement avec les autorités et les politiques, afin de construire des projets intelligents ; c’est ce qui fait la différence avec les années 90 ». Il y a donc moins de conflits réels avec les autorités ; un rapport de confiance est en train de s’établir entre organisateurs et autorités, qui ne peuvent que constater le bon déroulement de ces évènements.

Les réseaux sociaux sont aussi pour beaucoup, de l’avis de Marst, dans cette démocratisation, notamment « Soundcloud, qui a permis de faire découvrir beaucoup de nouvelles choses aux férus de musique », mais aussi Facebook, qui prend sa pleine mesure de relais de communication : création d’événements qui rassemblent des milliers d’internautes grâce à la billetterie, aux horaires et à la programmation de chaque soirée ; accessibilité des artistes, joignables en quelques minutes par message privé ; groupes dynamiques comme celui du Weather (Weather Festival Music) qui va bien au-delà des seuls festivaliers et rassemble plus de 25 000 membres s’échangeant des morceaux.

Malheureusement, malgré un mouvement en plein essor et des relations s’améliorant de jours en jours, le principal frein reste encore les pouvoirs publics, capables, « d’une simple signature, d’empêcher les acteurs majeurs du milieu de promouvoir la diffusion de la musique en public ». Ce constat de Marst rejoint la vague d’annulations de festivals qui a eu lieu cet été : en Corse par exemple, le festival The Bay fut interdit par les municipalités, sans raison solide apparente, deux semaines avant l’événement. Il est certain que, pour les non-initiés, la techno fait encore peur : elle rime bien trop souvent avec drogue et désorganisation, excès et libertarisme.

« Tout n’est pas encore tout rose », conclut Marst, mais les choses évoluent dans le bon sens ; l’engouement autour des musiques électroniques est en passe de devenir, plus qu’un simple phénomène musical, un vaste mouvement social, comme l’a été le punk dans les 70s. Toutefois, si le rassemblement est le pouvoir fondamental de la musique, il peut aussi être dangereux pour l’intégrité du mouvement. Car c’est à partir du moment où le punk s’est popularisé qu’il est mort.

Hugues MAILLOT

A écouter :

Ben Klock Crédits Brieuc Weulersse.

Ben Klock
Crédits Brieuc Weulersse.

 

 

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