Rencontre avec Nele Paxinou, exceptionnelle pionnière à la vie battante

Rencontre avec Nele Paxinou, exceptionnelle pionnière à la vie battante
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À une époque où les théâtres s’installent presque exclusivement dans des salles assermentées, une jeune femme se lance dans une aventure théâtrale difficile, probablement l’une des plus belles de toute la Belgique, celle d’une compagnie itinérante : les Baladins du Miroir. Nous avons rencontré cette pionnière exceptionnelle, Nele Paxinou, dans sa jolie maison de Thorembais-les-Béguines, où l’histoire a commencé, il y a 35 ans.

Reportage photos : Eliott Chalier.

À cinquante kilomètres de Bruxelles, au cœur de la plane campagne du Brabant wallon, le petit village de Thorembais-les-Béguines affiche ouvertement son histoire, entre passé – les vestiges d’un ancien béguinage, dans la grande tradition spirituelle de ces contrées septentrionales – et modernité : il compte sur son territoire le plus grand vignoble de la province. C’est ici que Nele Paxinou a posé son chapiteau, il y a trente-cinq ans. « Je venais de fonder une compagnie de théâtre qui s’appelait le Théâtre du Miroir, se souvient-elle. Nous cherchions alors à investir d’autres milieux que les salles de théâtre. Je voulais créer un lieu, un espace de proximité entre l’acteur et le spectateur. »

Du théâtre classique au spectacle de rue

Née à Anvers le 6 mars 1942, formée au théâtre classique comme comédienne et assistante à la mise en scène, elle jouait jusqu’alors dans des salles traditionnelles, qui comportent un fossé entre l’acteur et le spectateur. « J’ai toujours trouvé ça désagréable. Le mot n’est pas assez fort : ce trou noir m’apparaissait comme dommageable pour le théâtre. » Le désir lui vient de briser la barrière pour renouer une relation intime entre les comédiens et le public. L’acteur n’est plus une idole cachée derrière le rideau, ne se mêlant jamais à la foule, mais appartient au même espace, dialoguant constamment avec ceux qui lui font face.

Une maladie atteint sa moelle épinière alors que Nele Paxinou n’a que 23 ans. Réduite peu à peu à se mouvoir en fauteuil roulant, Nele est contrainte de renoncer à sa carrière de comédienne. Mais en aucun cas à ses rêves ! Elle crée sa compagnie et investit une vieille chapelle désaffectée, la chapelle des Brigittines, dans le centre de Bruxelles. « Nous étions au mois de novembre, il faisait très froid : nous avons installé un poêle au milieu de la chapelle et avons bouché autant que possible les carreaux cassés. » L’intuition de Nele Paxinou donnera des idées à bien d’autres après elle : les Brigittines est aujourd’hui un lieu culturel bien connu des amateurs bruxellois de danse.

« J’ai eu l’opportunité de faire du spectacle de rue grâce à Jean-Claude Idée. Il est venu me proposer un spectacle à faire en itinérance dans les rues de Bruxelles. J’avais alors une petite structure et ne demandais qu’à travailler. » Ils mettent sur pieds Kwiebe Kwiebus, extrait du Voyage autour de ma Flandre de Michel de Ghelderode, auteur que Nele a déjà mis en scène et qu’elle affectionne particulièrement. « Cet écrivain a porté l’œuvre littéraire au sommet de la belgitude, qui est la savante fusion de deux cultures, nord et sud, dans le prolongement de James Ensor pour la peinture. »

Pour les besoins du spectacle, elle fait appel à des saltimbanques et des acrobates, car « c’est un tout autre métier de travailler dans la rue que de travailler dans un théâtre ». À cette époque, en Belgique, il n’y a pas d’école pour le théâtre de rue. Nele est une pionnière, il lui faut improviser : elle se rend au cours d’Annie Fratellini à Paris, afin d’y trouver sa distribution. Elle y fait trois rencontres déterminantes : Marco Taillebuis, qui deviendra son mari, Benoît Postic et Denis Lavant.

Comme les spectateurs disparaissent très vite après la représentation, la compagnie est même contrainte d’investir dans un gradin, afin d’avoir quelques minutes pour leur demander « un petit quelque chose » avant qu’ils aient le temps de partir. « Nous avons très rapidement trouvé un public mais travaillions au chapeau. C’était très dur, nous n’avions pas toujours de quoi manger quotidiennement. Cela a duré environ deux ans. » Si le spectacle est un succès, il faut néanmoins prendre en compte une réalité très marquée en Belgique : la pluie. La jeune troupe décide d’acheter un chapiteau.

Nele Paxinou en compagnie du comédien français Denis Lavant.

Nele Paxinou en compagnie du comédien français Denis Lavant.

Une vie battante au service des artistes

En 1980, la troupe s’installe à Thorembais-les-Béguines : la troupe y pose son chapiteau chaque hiver, entre novembre et mars. Les artistes vivent selon un idéal communautaire fondé sur la confiance et le partage. « C’est une philosophie de vie. Nous vivions en communauté, ou plus exactement en tribu : nous partagions tout. Nous étions dans un système très égalitaire, un peu anarchiste et partiellement imprégné d’un idéal chrétien… Vous me direz, c’est assez facile quand on a rien ! »

Plusieurs difficultés émergent : les conditions drastiques entraînent le départ de plusieurs comédiens, le propriétaire met en vente la ferme que la compagnie occupe… Nele Paxinou ne désarme pas : le théâtre du Miroir est rebaptisé Baladins du Miroir en 1983 ; la compagnie achète un champ de l’autre côté du village deux ans plus tard. C’est sur ce champ que sont préparés les spectacles pendant trois à quatre mois, avant que la troupe ne reprenne la route, en Belgique, en France, voire au Québec.

L’idéal de Nele Paxinou continue de guider sa gestion et chacune de ses créations ; il est fondé sur l’être humain, qu’il soit artiste ou spectateur. Cette vision humaniste guide tout entière son travail, sa manière d’être, le moindre de ses combats. « C’est la pédagogie de la confiance en l’être humain : offrir à chacun la possibilité de se réaliser à travers ce qu’il fait, sans avoir de contraintes particulières. C’est sur cette idée que j’ai bâti ma compagnie : j’ai essayé de donner ma confiance à chacun en étant intérieurement sûre qu’il fera le mieux possible. Ce n’était pas toujours facile, mais nous étions encore dans l’esprit de liberté bien assumée, un brin anarchiste, née de Mai 68 : l’argent n’avait pas la place qu’il occupe aujourd’hui. »

Le temps a passé, Nele Paxinou le voit bien, mais elle veut croire que l’argent n’a pas investi tout l’espace, du social à l’artistique. Les mouvements alternatifs qui naissent ici et là sont pour elle un signe visible que le sens profond de la vie n’a pas disparu. Plus encore, ils sont la confirmation de cette affirmation qu’elle martèle à plusieurs reprises au cours de notre entretien. « L’être humain est la valeur essentielle, l’être humain et tout son potentiel créatif. »

Petit à petit, la troupe prend de l’importance et entre dans la course aux subventions, auprès des ministères et des collectivités. La force de conviction de Nele Paxinou crée une petite révolution en Belgique. Elle permet que tous les intermittents travaillant avec elle aient le droit au chômage, sans avoir à pointer quotidiennement, ce qui était la norme à l’époque. « Ma qualité première, c’était le culot. J’arrivais dans les ministères et j’osais demander, tout simplement. » Cette dispense exceptionnelle de pointage pour la création libère du temps pour les artistes. Elle a ouvert la voie : aujourd’hui, cette formule est devenue la norme dans le pays.

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Reconnaître le public comme un hôte de marque

Dans le prolongement d’Ariane Mouchkine et de Peter Brooke, deux maîtres « qui savent parler au public », Nele Paxinou envisage avec fierté un rapport inversé au public. « Si le public ne vient plus, nous mourons tout de suite. Nous avons inversé la vapeur : c’est le public qui nous fait vivre. Nous sommes par conséquent là pour lui. » Cette nécessaire rencontre avec le public crée une exigence constante qui ne perd rien en créativité. « Le public est un hôte de marque, continue l’artiste. Nous organisons son accueil dès l’entrée dans le chapiteau. La convivialité s’installe aussitôt : dans certains spectacles, il peut même garder leur verre avec eux. » Aujourd’hui encore, ce qui la meut est le contact avec le public, qui lui rend bien son affection : les spectateurs, même ceux éloignés des salles de spectacle, se déplacent pour voir les Baladins.

Il y a deux ans, les Baladins du Miroir quittent Thorembais-les-Béguines pour Jodogne, à quelques kilomètres de là, où un domaine de 2,5 ha est mis à la disposition de la compagnie. Premier arrachement, suivi d’un second, deux ans plus tard. En effet, au cours de l’année dernière, sur l’invitation du ministère belge, Nele Paxinou laisse la direction des Baladins à Gaspar Leclère, un de ses protégés. « Il est peu comme mon fils spirituel. Il apporte un nouveau souffle. J’ai fait ce que j’ai pu, Gaspar fera encore mieux ! »

Mais il en faut davantage pour abattre cette femme à l’énergie surprenante ! À soixante-treize ans, elle vient de fonder une nouvelle compagnie, dans un petit lieu qu’elle baptise la Balade au Miroir. « Lorsque j’ai laissé la direction des Baladins du Miroir, je me suis demandé quoi faire : je n’aime pas le bridge ni le shopping ; il ne me restait plus que le théâtre ! J’ai donc récidivé et suis repartie à zéro. » Elle crée un petit café-théâtre de 70 places où elle accueille de jeunes artistes, notamment Claude Vonin, « un artiste extraordinaire, un génie de l’ordre d’un Charles Chaplin ». Nele fait systématiquement salle comble, contrainte de refuser jusqu’à une vingtaine de personnes certains soirs. L’objectif est de mettre le pied à l’étrier pour des jeunes compagnies : favoriser les émergents, la jeune création.

Pourquoi cette obsession de la transmission ? « Je ne sais pas, mais il le faut ! Il est simplement inscrit dans ma nature de créer de l’espace vital pour les autres. » Cette transmission est reconnue par tous, y compris le milieu universitaire : en 2009, Nele reçoit le titre de docteur honoris causa des Facultés universitaires Saint-Louis, « en même temps que Daniel Cohn-Bendit », ajoute l’artiste amusée, encore imprégnée d’un anarchisme si longtemps revendiqué.

Pierre GELIN-MONASTIER

Photographies : Eliott CHALIER.

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Gaspar Leclère : « La force de l’art vivant est de susciter une rencontre de qualité ».

Après avoir quitté Nele Paxinou, nous gagnons Jodogne, à quelques kilomètres de là, pour découvrir le nouveau lieu des Baladins du Miroir et rencontrer son directeur, Gaspar Leclère.

BDM080Pourquoi Nele vous a-t-elle choisi pour lui succéder ?

Je suis arrivé quand les Baladins ont commencé, à la fin de l’année 1983. J’ai une sorte d’expertise dans la mesure où j’ai assumé des fonctions à tous les postes de la compagnie depuis ses débuts : technique, administration, gestion, mise en scène, direction artistique, écriture… C’est donc tout naturellement que Nele envisageait depuis longtemps de me confier la direction des Baladins.

Comment vous inscrivez-vous dans la vision de Nele et que souhaitez-vous développer ?

Nous faisons un théâtre très atypique dans la mesure où il va à la rencontre des gens. Je m’inscris toujours dans ce rapport avec le public, que Nele a défendu toute sa vie. Dans une société qui prône de plus en plus l’individualisme à outrance, par les réseaux sociaux et par les moyens de communication modernes, la force de l’art vivant dans son ensemble est de susciter une rencontre de qualité : la relation est un dû à tout individu, qu’il soit réfugié, demandeur d’emploi ou milliardaire.

La différence est que l’art, dans toutes ses formes créatrices, doit dorénavant être partagé différemment, ne serait-ce que parce que l’offre est démesurée. Je reviens par exemple beaucoup à la notion de collectif, au sein duquel tous les artistes ont un espace de création.

Est-ce le sens de ce nouveau lieu ?

Oui, tout à fait. Le centre de Jodogne est destiné à devenir un pôle artistique lié à la création et à la résidence d’artistes. Avant d’être un directeur artistique, je me considère davantage comme un capitaine de navire qui, s’il n’a pas tous ses lieutenants et ses matelots, ne peut pas le piloter. Être directeur, aujourd’hui, c’est avant tout être un gestionnaire.

Au risque de vous faire bouffer par l’administratif ?

Absolument ! Je suis en burn out complet, « bouffé », comme vous dites, par l’administratif. Je délègue heureusement beaucoup, essayant de piloter le navire avec un grand angle, comme disent les photographes, afin d’avoir tous les éléments dans mon champ de vision. Ensuite, l’enjeu est de faire confiance : j’essaie de faire constamment confiance aux personnes avec qui je travaille.

Avez-vous dû renoncer à la mise en scène ?

Non, heureusement. J’ai signé les deux dernières créations importantes, même si je fais actuellement une pause pour mettre l’administration sur de nouveaux rails. Le prochain spectacle est délégué à une autre compagnie en coproduction. Mais ce n’est pas pour autant que je renonce à mon cœur de métier : si je fais ce métier, c’est pour être sur le plateau.

Vous gardez la joie ?

Bien sûr. J’ai toujours la joie de voir le plaisir des spectateurs, que je mets directement en miroir – le mot n’est pas trop fort – avec le plaisir des comédiens, qui dépasse les difficultés économiques et financières. C’est toujours beau de constater l’investissement des comédiens eux-mêmes qui, lorsqu’ils croient à un projet, sont capables de se donner totalement.

Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER

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À Jodogne, un nouveau domaine de 2,5 ha accueille depuis fin 2013 les Baladins du Miroir.

Gaspar Leclère : "Je me considère davantage comme un capitaine de navire qui, s’il n’a pas tous ses lieutenants et ses matelots, ne peut pas le piloter."

Gaspar Leclère : « Je me considère davantage comme un capitaine de navire qui, s’il n’a pas tous ses lieutenants et ses matelots, ne peut pas le piloter. »



 

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