“Retour à Reims” : Thomas Ostermeier réinvente le théâtre politique pour réinventer la politique

“Retour à Reims” : Thomas Ostermeier réinvente le théâtre politique pour réinventer la politique
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En adaptant sur scène un essai autobiographique de Didier Eribon, Thomas Ostermeier signe un manifeste théâtral puissant. Amplification réussie d’un texte en faveur de l’émancipation sociale, à découvrir en tournée aux quatre coins de la France.

L’espace Cardin est un lieu artistique à Paris, dans le 8e arrondissement. Installé dans le jardin des Champs-Élysées, entre l’hôtel cinq étoiles Le Crillon, le Palais de l’Élysée, l’avenue du même nom, la place de la Concorde et la rue Saint-Honoré. Au cœur du pouvoir. Des pouvoirs. La mairie de Paris y a logé temporairement le théâtre de la Ville, actuellement en travaux. Les personnes qui fréquentent le lieu sont majoritairement issues, comme diraient les sondeurs, des « CSP + », c’est-à-dire des catégories socioprofessionnelles privilégiées. La photographie du public de l’Espace Cardin est une image renversée des Gilets Jaunes qui feront leur apparition dans la vidéo.

C’est sur cet Aventin parisien que se joue la pièce de Thomas Ostermeier, Retour à Reims, du livre éponyme de Didier Eribon. C’est là que le metteur en scène allemand à l’aura européenne donne à voir son théâtre-laboratoire. L’espace Cardin, son histoire, son public, son quartier, son architecture, son parfum de luxe… Tout en ce lieu se heurte à la domination sociale mise en scène devant nous avec une rare intensité. C’est au cœur de ce réel clivé que l’intention du texte surgit : démontrer que les rapports de classes existent toujours.

Texte manifeste

D’abord et avant tout : un texte. Ce n’est pas la première adaptation au théâtre du Retour à Reims. Celle-ci marque par la puissance révélée d’un récit qui se veut manifeste pour la conquête de son destin, envers et contre la force des déterminismes sociaux qu’on ne peut jamais complètement gommer. Tout se passe dans un studio d’enregistrement. Une comédienne, Irène Jacob, vient poser sa voix sobre sur un documentaire projeté au-dessus du plateau. Le réalisateur et un technicien sont installés dans la cabine régie à quelques mètres derrière la lectrice. Point. L’acte d’enregistrer la parole est au centre de tout, rendant ainsi l’auteur incroyablement présent.

Thomas Ostermeier, Retour a Reims (crédits : Mathilda Olmi)Sociologue de renommée internationale, proche de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault, Didier Eribon a écrit un récit personnel nourrit d’apports théoriques sur la honte et la violence sociale. Le texte est lu avec un débit maîtrisé, lent et presque tenace, comme si on nous chuchotait à l’oreille des consignes implacables faisant écho au parcours de Didier Eribon : un fils d’ouvrier qui parvient à une ascension sociale impensable au prix de ruptures familiales douloureuses. L’énergie du désespoir fraye avec l’invention de soi.

Devant ce double récit, intime et collectif, le public n’est pas convoqué à approuver ou non. C’est là un des tours de force du spectacle : point de harangue théâtrale. Il faut dire que l’auteur a reçu et reçoit encore de nombreux courriers de lecteurs pour qui la lecture du Retour à Reims a fait l’effet d’un moment (re)fondateur. Beaucoup disent : « C’est ma vie que vous racontez ». De l’aveu de Didier Eribon lui-même, beaucoup lui posent la question : « Et maintenant, que faire pour agir sur la société ? ». Sans donner de réponses toutes faites, le metteur en scène traduit intelligemment cette invite à la « socioanalyse ». Le plateau, et espérons le public, est contaminé par cet effet introspectif : c’est ainsi que la question des tirailleurs sénégalais, autre violence sociale refoulée, surgit du vécu familial d’un des comédiens. Cet autre récit élargit la trajectoire de Didier Eribon.

Il s’agit de Blade MC Alimbaye, un incroyable jeune griot actuel qui slame en direct sur des samples enregistrés devant nos yeux. Son hip-hop est une arme : il dégoupille les mots pour faire sauter des maux. Comme la sociologie. Comme la littérature. Comme le théâtre. Le décor renvoie à l’enregistrement d’un titre de rap. Illustration, une fois de plus, du talent du metteur en scène pour conjuguer le politique à l’esthétique de son temps. Son théâtre est un ticket pour le présent pur présent.

Introspection intime et collective

Le texte et les vidéos se font traits d’union entre l’infime individuel et l’infini des lois invisibles de la société. L’intime nous prend au détour d’anecdotes familiales saisissantes : « Je fus stupéfait d’apprendre que, me voyant un jour dans une émission de télévision, mon père s’était mis à pleurer. Constater qu’un de ses fils avait atteint ce qui représentait à ses yeux une réussite sociale à peine imaginable l’avait bouleversé ».

Et la théorie sociologique vient donner, sans appesantir, de la hauteur avec le fantôme de Pierre Bourdieu qui s’infiltre dans les commentaires : « Quelle est la fonction réelle d’un système d’enseignement qui fonctionne de manière à éliminer de l’école, tout au long du cursus scolaire, les enfants des classes populaires et, à un moindre degré, des classes moyennes ? »

Cette dernière phrase est le nœud de la pièce. Elle ouvre un débat entre la comédienne et le réalisateur. Peut-on parler d’une guerre sociale contre les dominés pour maintenir ceux-ci dans leur position de dominés ? Le spectateur sent bien que la tentative de réponse, à l’image de ce qui se passe sur le plateau, ne peut être que collective. Reflet du dilemme contemporain pour reconstruire le politique. Le récit d’une famille empêchée socialement s’imbrique dans les images de l’histoire politique récente. Les apparitions filmées de François Mitterrand, Gerhard Schröder, Tony Blair, François Hollande… viennent suggérer la progressive trahison de la gauche vis-à-vis des plus démunis dont une partie s’en retourne vers l’extrême-droite et le populisme.

Alignement texte et mise en scène

Alors oui, c’est une pièce exigeante. Oui, le public qui vient voir la pièce pourrait être qualifié d’élite culturelle, alimentant le reproche fait au théâtre contemporain de ne parler qu’à lui-même et, plus largement, aux déjà convaincus de la gauche. Thomas Ostermeier assume ce parti pris dans le but d’éclairer un impensé politique majeur : l’assignation à résidence sociale d’une majorité de la population. Ce combat à réinvestir de toute urgence pour contrer l’asphyxie bleu-marine.

La radioactivité politique de cette mise en scène coïncide brillamment avec celle du texte. Le propos en est amplifié. Didier Eribon résume cet alignement des planètes dans un Éloge de Thomas Ostermeier : « L’écriture et le théâtre portent le poids du monde ». À chacun de retourner à Reims…

Emmanuel GAGNEROT

 



SPECTACLE : Retour à Reims

Création : janvier 2019 au théâtre de la Ville – espace Cardin

Durée : 1h45

Langue : français

Public : à partir de 14 ans

D’après le livre Retour à Reims de Didier Eribon dans une version de la Schaubünhe Berlin

Mise en scène :  Thomas Ostermeier

Avec Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade MC Alimbaye

Scénographie et costumes : Nina Wetzel

Musique : Nils Ostendorf

Son : Jochen Jezussek

Dramaturgie : Florian Borchmeyer, Maja Zade

Lumières : Erich Schneider

Réalisation du film : Sébastien Dupouey, Thomas Ostermeier

Prises de vue (film) : Marcus Lenz, Sébastien Dupouey, Marie Sanchez

Montage (film) : Sébastien Dupouey

Crédits photographiques : Mathilda Olmi

Retour à Reims __ Image tirée du film (c)Thomas Ostermeier_Sébastien Dupouey

En téléchargement



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle vu le 17 janvier au théâtre de la ville – espace Cardin (Paris)

– Jusqu’au 16 février : théâtre de la ville – espace Cardin
– 21-22 fév : scène nationale d’Albi
28 fév.-1er mars : Maison de la culture d’Amiens
6-8 mars : Comédie de Reims
14 & 15 mars : TAP-Théâtre & Auditorium de Poitiers, scène nationale
21-23 mars : La Coursive, scène nationale La Rochelle
28 & 29 mars : MA avec Granit, scènes nationales de Belfort et de Montbéliard
5-7 avril : Théâtre Vidy-Lausanne, festival Programme Commun, Lausanne
24 & 25 avril : TANDEM – scène nationale, Douai
2-4 mai : Bonlieu, scène nationale, Annecy
– 14-16 mai : La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale
– 22 & 23 mai : Apostrophe scène nationale Cergy-Pontoise et Val-d’Oise

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