Tanguy Viel embarque pour un grand large intérieur et littéraire

Tanguy Viel embarque pour un grand large intérieur et littéraire
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De Tanguy Viel paraissent cette année Boîte noire, Icebergs, ainsi que le récit Travelling, co-écrit avec Christian Garcin. Les trois ouvrages augurent un changement de cap de son écriture : il largue les amarres, la voile de son écriture prend le vent. Quand Tanguy Viel navigue à l’estime au plus près de son être intérieur, il livre le meilleur de son art.

La vie en écriture a ceci en partage avec la traversée hauturière d’avoir l’apparence d’un désespérant « sur place ». Chaque vague en appelle une autre, chaque cap fluctue au gré des vents et des courants. Ne trouve consistance que la précaire embarcation perdue dans l’immensité. Au terme de la traversée, on découvre que la terre en vue n’est ni plus ni moins qu’un autre continent. Avec Boîte noire, Icebergs et Travelling, Tanguy Viel quitte le rivage aux formes découpées de l’écriture de fiction. Il embarque ses lecteurs vers une destination intérieure inconnue d’eux et peut-être de lui-même. Son écriture épouse la houle d’un univers mélancolique et cultivé, attentionné et humaniste.

1. Boîte noire

Tanguy VIEL, Boîte noire, Éditions IMEC, coll. diaporama, 2019Boîte noire est un opuscule à la densité de sous-marin nucléaire. Une commande de l’IMEC pour sa collection diaporama convie l’écrivain, jusque-là pudique et réservé, à enfin fendre l’armure. Tanguy Viel descend en scaphandrier dans les zones bathyales de la pensée créative. Est-il possible de dessiner la « cartographie de la vie mentale » ? La trajectoire de sa réflexion obéit à l’ordre constellaire d’une forme de mobile de Calder, joliment reproduit sur la couverture du recueil. Dans cet objet littéraire non identifié, l’auteur fait part de ses doutes : son écriture manquera-t-elle la cible ? Sera-t-elle vouée à la fatalité de « l’air shot » – le moment où le golfeur manque la balle malgré un geste impeccable ?

L’écriture est une lutte ailée et menacée : « Il n’y a pas de bons livres sans ce combat acharné entre une pensée en forme de montgolfière, toujours prête à vous détacher du sol, et puis cette langue qui voudrait quelquefois y résister, en clouant le vent sur la page. »

Tanguy Viel dit être né en 1973, « une des années où la lumière en art et en littérature a connu une de ses plus basses cotations de toute l’histoire », et au moment où s’effritaient les formes littéraires traditionnelles. Sa génération tombe dans une panne, dans le trou noir de l’histoire : « Ce n’est pas tant de l’Histoire que nous avions à nous arracher que du sentiment inverse, celui de l’absence d’Histoire.«  Elle surmonte la tentation de l’aquoibonisme par un vigoureux « après-toutisme » : « Après tout, pourquoi pas se relever en pleine nuit, profiter d’une fausse lueur de l’aube pour s’asseoir à la table et se mettre, encore et toujours, à écrire ? »

Écrire pour ramasser comme des galets les « fragments ruinés du monde », pour prendre « le risque du sens » et entreprendre la « longue construction d’une maison toute mentale », pour tendre – comme le fait Stéphane Bouquet, son aîné de cinq ans – vers un « refuge » qui ne soit pas le « contraire d’une utopie à nouveau partageable ».

2. Icebergs

Tanguy VIEL, Icebergs, Éditions de MinuitIcebergs est un archipel d’essais reliés ensemble par la navette d’une robuste mélancolie. Tanguy Viel ne s’échoue pas dans l’introspection, il vogue de l’une à l’autre des îles littéraires que forme chaque chapitre, il éclaire d’un angle subjectif autant qu’érudit les univers de Christine de Pisan, de Virginia Woolf, d’Aby Warburg, de Dante, du facteur Cheval, de Montaigne… À sauts et à gambades, Tanguy Viel rend abordables des notes glanées au fil des années et dont, comme Montaigne, il a fait son miel.

Le lecteur assiste comme par-dessus son épaule à la naissance d’une idée, il en suit l’évolution dans une phrase où tout advient, vif et neuf : « Le véritable peuplement de la pensée pouvait aussi venir de cette gigantesque bombe à fragmentation de lectures anarchiques qui peu à peu refleuriraient la jachère. » Tels tournesol et phacélie, trèfle, luzerne et moutarde, jaillissent des citations dans l’apparent fouillis d’une reverdie.

Au lieu de « continuer à écrire des livres », l’auteur avoue être tenté de désormais « faire œuvre de scribe, moine copiste devenu assez idiot pour ne même plus penser au salut de son âme, mais vivant sa tâche de copieur dans l’absurdité mystique de chaque instant, […] copiant infiniment toutes les phrases qui (lui) plaisent en un florilège infini. » Qu’il cède donc à la tentation : nous passons commande pour d’autres ouvrages de cette facture !

3. Travelling

Christian GARCIN et Tanguy VIEL, Travelling, JC LattèsOn souhaiterait croire que la mue de l’écrivain, jusque-là auteur de polars noirs, serait due au « tour du monde sans avion » qu’il effectua durant quatre mois à l’invitation de Christian Garcin. Les deux compères entreprennent le tour de l’hémisphère Nord, l’un par goût avéré du voyage, l’autre en dépit d’une appétence toute casanière. Tanguy Viel invoque un personnage de Beckett pour s’en justifier : « On est cons mais pas au point de voyager pour le plaisir. »

Ils envisagent un voyage au confort raisonnable, afin d’écrire en chemin. Ils font mentir Nicolas Bouvier pour qui écrire reste une « occupation sédentaire » – selon l’écrivain suisse, les écrivains du voyage ne passent pas « tout leur temps à cahoter sur de mauvais chemins ou à sauter du pont d’un cargo pourri sur celui d’un cargo encore plus pourri. Si c’était le cas, ils n’écriraient pas une ligne ».

Tanguy Viel et Christian Garcin se décident, eux, à voyager en cargos, sans savoir que ces derniers sont d’affreux pollueurs. Tel était « le malentendu » écrit l’un d’eux avec (feinte ?) candeur. Le désir d’une clôture pour écrire était peu avouable. Ces sortes de « monastères flottants » que sont les cargos prisés jadis de Claudel et de Cendrars – et naguère, depuis que les lignes aériennes apparurent et devinrent moins coûteuses que le transport maritime, des écrivains de Pierre Ryckmans à Marcel Cohen – imposent une vie « réglée » par des repas à heures fixes, sans divertissements autres que la fréquentation d’une salle de sport, le décompte de quelques animaux, le choix du proverbe du jour et quelques heures d’écriture de conserve : « Je jure qu’on ne fait rien d’extraordinaire sur un cargo, rien qu’on ne fasse pas déjà la majeure partie du temps chez soi – lire, écrire et rêvasser un peu, à ceci près qu’on ne fait que cela et qu’alors, méditant sur l’emploi des heures dans la vie dite normale, on s’interroge forcément sur leur ductilité, si glissantes et fugaces quand ici elles semblent se densifier […]. Soudain la vie apparaît dans son essentielle nudité. »

Aucun des chapitres n’est signé, pas même les lettres aux amis insérées dans le récit. On vogue d’un style à l’autre avec un subtil effet de tangage et de roulis qui ne nuit pas, bien au contraire à une lecture devenue maritime à leur enseigne… C’était risqué de partager l’écriture d’un même livre et, le cas échéant, la même cabine à bord du cargo. À moins d’une bonne dose de courtoisie, d’humour et de flegme, qualités humaines qui affleurent sous la ligne de flottaison de leur écriture, la tentative eût pu tourner court… Leur connaissance du monde, leur érudition, leur volatile ironie confèrent comme un univers de surcroît aux deux visions simultanées des pays qu’ils traversent, émondées des clichés qui en obscurcissent les représentations.

On découvrira dans leur sillage New-York sans statue de la liberté, la prégnance insoupçonnée de la nature et de l’indianité le long de l’inévitable route 66, un Japon origami où règnent patience, calme et parcimonie, une Chine en pleine constructivite, une Russie aussi mal léchée que vastement attachante, le fait que la lenteur rapproche les territoires… Leur voyage est un « lent travelling, qui dans sa lenteur même pénètre comme une pluie fine dans le sol de chaque kilomètre parcouru ».

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« Paris Brest » au goût de pâtisserie rance, salée par les embruns marins et par les jalousies recuites, avait révélé Tanguy Viel au grand public. On se souvient d’une plongée dans les abysses humains, avec parfois un mot un peu rare, à effet de fixatif au sein d’une description. Des phrases amples, souples, aussi assurées de trouver leur cible au terme de leurs volutes, que la lanière du fouet d’un dresseur. L’auteur a jeté sa gourme.

Il tâtonne, essaie sa pensée sous les yeux du lecteur avec une phrase toujours aussi ample, davantage méandreuse peut-être, lestée de temps à autre par la bouchée encore vive et comestible d’une citation pour l’affamé lecteur. Il fait son “coming out”, il s’avoue qu’il préfère les formes fragmentaires aux grandes fictions littéraires : « Si l’on ne peut faire de l’échec un horizon, encore moins un bouclier, on peut au moins s’y construire des abris provisoires qui nous sont quelquefois plus habitables que de virils paquebots. Moi, je suis cet enfant qui regarde au loin, entre admiration et indifférence passer les grands paquebots nommés Victor Hugo ou Léon Tolstoï, quand à l’inverse je me glisse si joyeusement, si amicalement dans les circuits fragmentés de Valéry, de Perros, de Montaigne ou de Pétrarque » (Icebergs).

Des abris provisoires plus nécessaires que jamais dans un monde qui tangue et qui chavire.

Marine d’AVEL

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Tanguy VIEL, Boîte noire, Éditions IMEC, coll. Diaporama, 2019, 40 pages, 9 €

Tanguy VIEL, Icebergs, Éditions de Minuit, 2019, 125 pages, 13 €

Christian GARCIN et Tanguy VIEL, Travelling, JC Lattès, 2019, 288 p., 18,90 €

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2 commentaires

  1. Bonjour,
    Merci de nous avoir signalé cette erreur, que nous venons de corriger.
    Bien cordialement.

  2. Ouuuuu , confondre Christian Garcin avec Jérôme Garcin…

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