Temps différé

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Chronique des confins (11)

Bernadette Pourquié

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Un jour, une écriture – Le confinement porte en lui-même une intimité, une profondeur dont peuvent se saisir les écrivains et les écrivaines, notamment de théâtre et de poésie. Nous les avons sollicités, afin qu’ils offrent généreusement leurs mots, leur écriture des confins… Derrière l’humour qui inonde les réseaux sociaux, il y aura toujours besoin d’une parole qui porte un désir, une attente, un espoir, du sens.

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Confinement –
je regarde la course éperdue des nuages

Je vais marcher en pleine nature ou plutôt non je fais un déplacement bref lié à mon activité physique individuelle à proximité de mon domicile

Sur ma route des goélands
sans autorisation
de sortie

Les chevreuils qui se figent à mon approche
respectent la distanciation sociale

Brise et bruit de tondeuse
pas un véhicule à l’horizon

la vie ralentie ralentit
chacun chez soi
et l’Amérique vitupère
contre le virus “chinois”

Armés de masques et de gants nous attendent les voisins familiers du hameau le plus proche qui vendent leurs légumes et le pain frais du fournil à l’ancienne
Une longue procession statique, file indienne version distance de sécurité, court à travers le chemin, un panier à la main
Le silence prend ses aises, ce jeudi-ci, peu de blabla ; on se connaît ou reconnaît, du moins de vue, on échange quelques réflexions entrecoupées,
les anges passent en nombre
et pourtant l’empathie est énorme

Bientôt volets fermés
la nuit pèse de tout son long sur notre insouciance
gagnée
par l’inquiétude et l’isolement
Dehors au loin
des rixes que l’on croit entendre
éclatent
Et ce nid noir et rouge de chenilles
grouille
dans l’herbe drue du potager

Au-delà de sa toile de cocon
il décollera peut-être notre peur première
Envol de damiers ailés
dans sa métamorphose
Mélitées du plantain papillons de demain
rescapés de ce monde

Le temps est exceptionnel pour jardiner, à condition d’avoir un potager
“Restons chez nous” à condition d’avoir un logis
Les kits de survie Covid-19 quotidiens fleurissent dans mon courriel, sous forme de préconisations sanitaires, comptables ou littéraires
Je tente de mesurer le privilège de récolter mes premières asperges, un peu de mâche tardive, les poireaux sauvages nés de l’hiver

Aux confins du confinement sur ma colline ouverte à tous les vents
je cherche la voie du chant régulièrement mais aucune note ne sort
hormis les sons diphoniques d’un ailleurs jamais vu
où l’espace vous mange le regard

où l’on mesure la solitude inaliénable de notre confinement à vie à l’intérieur
de nous-mêmes

Je me relie en pensée à ceux qui ne peuvent mettre le nez dehors
à ceux qui sont perpétuellement dehors

à mes amis les plus chers
je me demande s’ils sont connectés en même temps que moi
à ce réseau immatériel non numérique de l’intuition et du ressenti
commun
je l’espère
je les appelle de mes vœux

C’est l’heure du goûter, mes enfants télétravaillent pour l’école avec un sérieux qui me dépasse

Les livres patientent sur les rayons des librairies, la nouveauté attend
Les sièges des salles de spectacles sont rabattus
(seul mon caquet pas encore)

Je me consulte à haute voix puis décide unilatéralement que je vais me signer une auto-autorisation dérogatoire de circulation pour ravitaillement de mes vieux parents
Dans la rue principale gît sur le trottoir un gant en plastique noir

Mon père se remémore un camp balayé par le désert
où à peine sorti de l’adolescence il n’avait pas choisi d’aller
Deux couvertures en travers sur un fil de fer
séparant le dortoir
au temps de “la grippe asiatique”
Ordre de l’État français
si dérisoire pendant une vraie guerre

Avons-nous assez d’humilité
encore
pour reconsidérer notre société
nos façons de procéder
le tout breveté estampillé
l’épreuve du jour de la répétition des / la peur qui noie occulte recroqueville
logée vrillée installée

Aurons-nous assez d’humilité
projetés dans un temps différé
différent ?

Arrivés à l’ère de notre science-fiction
odyssée bien dépassée
par les événements
Arrivés au point
de recommencer
ou ne pas aller plus loin que
À saturation de tout ce qui se monnaye
bientôt l’air que l’on respire

Arrivés là
échoués
sur nos certitudes perdues d’avance
tirant encore profit
des largesses de la Nature
de sa vitalité menacée
tirant sur la corde rognée aux deux extrémités
Baleines sur le flanc et c’est assez

Bernadette POURQUIÉ

Autrice

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Crédits photographiques : Fabien Levac

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