Bertrand Faivre – Les producteurs de cinéma français savent prendre des risques

Bertrand Faivre – Les producteurs de cinéma français savent prendre des risques
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Pilote des sociétés française Le Bureau et anglaise The Bureau, Bertrand Faivre revient sur l’aventure de production originale de Nos vies formidables de Fabienne Godet, l’occasion aussi d’évoquer plus largement sa vision du financement dans l’Hexagone, la ligne éditoriale de ses sociétés et ses projets en cours. Une interview réalisée par notre partenaire Cineuropa.

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Comment avez-vous financé Nos vies formidables ?

Un peu comme un film indépendant américain. Pour qu’il fonctionne, il fallait une crédibilité totale de la réalité de ce que Fabienne mettait en scène, car si c’est bien un film de cinéma, de fiction, tout est inspiré en revanche de récits réels et de gens dont l’une des forces est d’être extrêmement vrais. Donc on ne pouvait pas choisir de tête d’affiche car si on avait mis une star dans l’un des rôles, on aurait vu la star, plus la personne ni le groupe. Ensuite, la méthode d’écriture était assez originale avec deux ans d’écriture documentaire qui ont basculé ensuite sur de l’écriture plateau inspirée du théâtre, c’est-à-dire sur une trame de scénario peaufinée par le metteur en scène lors d’un travail de répétitions en résidence avec les acteurs dans le décor un mois et demi avant le tournage. Cette méthode n’était, ni dans sa forme ni dans ses délais, compatible par exemple avec l’avance sur recettes du CNC, qui requiert de surcroît six mois de délai minimum. Enfin, il y avait le sujet du film qui le rendait assez peu finançable, car il y a aujourd’hui de plus en plus d’écart en France entre les films de pur divertissement avec des têtes d’affiche auxquels s’ajoutent ceux de grandes signatures devenues des marques (comme Audiard ou Ozon par exemple), et le reste du cinéma d’auteur qui se paupérise de plus en plus.

Vous avez donc financé le film entièrement en fonds propres ?

Oui. J’ai pris 75 % des risques car il y avait quand même du crédit d’impôt. J’ai des actifs qui me permettent de prendre ce genre de risques et Fabienne Godet est une réalisatrice avec qui je travaille depuis 25 ans : je n’avais donc aucun doute sur sa capacité à faire un bon film s’il avait été pensé dans cette économie. Je ne cherche pas à ériger cette façon de produire en modèle, mais je pense que cela a la vertu d’écorner un peu cette idée que les producteurs français ne prennent jamais de risques, qu’ils s’engraissent sur le système, etc. Je connais beaucoup de producteurs de films d’auteur qui prennent bien plus de risques que ce que l’on veut bien dire. Mais je ne produis pas non plus des films pour prendre des risques : je les produis pour qu’ils soient réussis. Si cela inclut une prise de risques, j’évalue ces risques, l‘intérêt économique qu’il y a à les prendre, puis j’y vais ou pas. Le risque est un des éléments de l’équation, mais il n’est ni une excitation, ni un repoussoir. Pour les producteurs, cela fait partie de la palette des choses qu’il faut savoir gérer pour faire de bons films. Ensuite, le film étant réussi, un très bon distributeur (Memento Films) l’a acheté après l’avoir vu, ce qui pour le coup évacue le risque d’une éventuelle déception qu’un engagement sur scénario comporte.

Quels sont les obstacles pour une production qui se place ainsi hors du système classique ?

Cela pose d’autres problèmes car cela vous exclut d’une énorme partie de la presse qui est organisée autour du spectacle, c’est-à-dire soit d’un thème particulièrement dans l’actualité ou alors des vedettes. Exister dans un marché surpeuplé sans avoir aucun de ces deux atouts, c’est un tour de force ! On y arrive parce que Memento est une signature en distribution qui suscite de l’intérêt pour le film, mais cela reste compliqué. Sans vedettes, c’est difficile d’accéder aux émissions télé ou d’occuper beaucoup de place dans les journaux, donc il y a un désavantage concurrentiel au moment de la sortie. Par ailleurs et c’est tant mieux, les spectateurs potentiels se moquent de savoir combien le film a coûté, comment il a été produit, etc. Comme quand on va au restaurant, on ne cherche pas à savoir ce qui s’est fait en cuisine, mais si c’est bon ou pas. Le film arrive néanmoins à tirer son épingle du jeu car il y a eu Rotterdam, Les Arcs, le festival Télérama, un bon réseau de salles indépendantes, et qu’il est aimé par ceux qui le voient, mais il y a un appétit assez mince au départ pour le voir… Donc la capacité à faire un film et à le réussir en assumant d’être dans la marge vous protège jusqu’à ce que le film soit terminé et acheté, mais ensuite on est dans le monde réel de journalistes qui n’ont pas le temps, de circuits qui n’ont que trop le choix et qui vont toujours privilégier les évidences pour eux, y compris des films qu’ils jugent moins bons mais plus rapidement rentables. Quand vous faites un film américain ou anglais de cette manière et qu’il est réussi, il y a des marchés qui s’ouvrent à vous. Dans le même cas, en France, il n’y a pas vraiment de marché, car le système français est organisé sur le préachat, sur la prédétermination de ce que le marché veut avant que cela soit produit.

L’existence de The Bureau Sales, pour les ventes internationales et TV, vous donne-t-elle une petite marge de manœuvre ?

Oui, car cela donne un accès direct au marché, ce qui permet d’optimiser la rentabilité de ce qu’on fait. Sans cela, je n’aurais sans doute pas pris autant de risques pour ce film car quand il y aura des recettes, je pourrais au moins les remonter directement. Si vous confiez à d’autres ce soin, c’est parfois compliqué…

Comment définiriez-vous votre ligne éditoriale ?

Des films que je souhaite originaux et audacieux, dont j’espère qu’ils rencontrent le maximum de leurs publics sur les différents marchés. Cela peut aller du film d’espionnage comme L’Affaire Farewell à Nos vies formidables qui ont évidemment des objectifs d’entrées très différents. J’y ajouterai l’idée d’être libre de travailler sur des projets quels que soient la taille, la nationalité et le contenu. Car ce n’est pas parce que j’ai fait quelques gros films que je dois être condamné à ne refaire que ça, et c’est la même chose pour les petits films. Je ne veux pas non plus m’intéresser à un seul type de cinéma. Et ce n’est pas parce que je suis né en France que je ne dois faire que des films français. Il y également, selon moi, un certain nombre de films qui sont des formules éculées, ou qui reprennent en permanence des succès et qui tirent jusqu’à la corde une économie de la rente dans laquelle je n’ai pas envie d’être.

Quels sont vos projets en cours ?

Nous avons six films en post-production. Du côté français, Si demain… de Fabienne Godet et deux coproductions minoritaires (dont s’occupe Gabrielle Dumon) avec la Grèce : Pari de Siamak Etemadi et Digger de Georgis Grigorakis. Du côté anglais : Little Joe de Jessica Hausner, Perfect 10 d’Eva Riley et Rialto de Peter Mackie Burns (produit par Tristan Goligher). En préparation pour un tournage cette année, nous avons deux premiers films côté anglais (Afterlove d’Aleem Khan qui est produit par Matthieu de Braconier, et The Unwanted d’Anwar Boulifa) et deux documentaires côté français : 12 Belges en colère de Jean Libon et Yves Hinant (qui viennent de gagner le César et le Magritte du meilleur documentaire avec Ni juge ni soumise) avec ARP Sélection comme distributeur France, et La (très) grande évasion de Yannick Kergoat et Denis Robert sur lequel nous sommes à 50/50 avec Wild Bunch et pour lequel nous venons de terminer un crowdfunding qui a très bien marché (4 500 donateurs pour 160 000 euros), le sujet du film, l’évasion fiscale, ayant en revanche suscité très peu d’enthousiasme du côté des groupes audiovisuels. Étonnant, non ?

Propos recueillis par Fabien LEMERCIER

 



Photographie de Une – Bertrand Faivre avec son César 2019 au Meilleur documentaire pour Ni juge ni soumise
(crédits : Cineuropa)



 

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