Céline Brunelle écrit son livre de la jungle sur les ruines de Calais

Céline Brunelle écrit son livre de la jungle sur les ruines de Calais
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Mon Livre de la jungle (My Calais story) explore les destins croisés de Céline Brunelle, autrice et metteure en scène, et de toutes ces figures déchirées par le drame des migrations. Entre théâtre documentaire et intimité d’une expérience vécue, le spectacle ne cesse de tourner depuis plus d’un an, d’Amiens à Avignon en passant par Barcelone.

Originaire de Lille, Céline Brunelle rejoint Paris après son baccalauréat scientifique pour devenir… réalisatrice. Après avoir échoué de peu au concours d’entrée de l’IDHEC (aujourd’hui La Femis), elle intègre les cours Simon, où elle apprend « à bosser dans des conditions effroyables » et découvre de nombreux textes classiques, tout en regrettant les méthodes vieillottes qui font l’impasse sur l’improvisation, la scénographie, les écritures contemporaines… « Je suis sortie complètement démunie, prisonnière d’un jeu très formel », se souvient Céline Brunelle.

À la sortie, en 1990, elle fonde la compagnie Le Passe-Muraille et rejoint les ateliers de la Ligue d’impro à Paris, avant d’intégrer l’école de théâtre de Chaillot, sous la direction de Jérôme Savary. « C’était une autre manière de travailler. On nous donnait les moyens et les outils de passer quatre heures sur une scène tragique. C’était le bonheur ! »

Comédienne de formation, metteure en scène sur le tard, elle s’implante au début des années 2000 en Picardie. Les projets qu’elle privilégie au fil des ans obéissent notamment à une préoccupation : « Lorsque je pars sur un projet, je m’interroge toujours : est-ce que ma mère serait touchée ? Elle qui est la seizième sur dix-sept enfants au sein d’une famille du Nord, qui n’a pas été à l’école et a dû travailler dès l’âge de quatorze ans, peut-elle se raccrocher à la pièce que je crée ? Cela ne veut pas dire que je vais à la facilité ; je tente simplement de conserver, dans mes créations, une compréhension immédiate pour les personnes les plus simples. »

Plongée dans la jungle de Calais

En 2014, Céline Brunelle découvre une vidéo faite par l’association Calais ouverture humanité, qui montre la terrible réalité de la jungle à Calais. « Ce fut un déclencheur bien qu’il y eût probablement déjà quelque chose de latent en moi, se souvient Céline Brunelle. Cela m’a renvoyé à des images très sombres de notre histoire, avec ces cars qui emmènent les migrants, avec la séparation des femmes et des hommes, des parents et des enfants… »

Au même moment, Céline Brunelle vide la maison de ses parents. Du jour au lendemain, elle entasse vêtements, matelas et objets dans une camionnette et part à Calais. « En arrivant, j’en ai pris plein la figure, en voyant toutes ces personnes dans un dénuement total ! » À son retour, elle en parle autour d’elle. Avec des amis, elle refait un aller-retour avec la camionnette pleine et s’installe dans un squat. « Nous avons créé un collectif citoyen, avec une page Facebook qui nous permettait de collecter du matériel tous les mois et de le livrer à la jungle. On amenait des palettes, on construisait des abris… »

En 2016 a lieu le démantèlement de ce qui reste du campement, après divers incendies d’origine douteuse qui l’ont ravagé. En apprenant la répartition prochaine des quelque dix mille personnes qui s’entassent dans la partie de la jungle encore existante, Céline Brunelle fonde un second collectif : le réseau solidaire amiénois. L’enjeu est d’accueillir ceux qui sont relogés dans le département de la Somme et de les accompagner dans leurs démarches administratives : demandes d’asile, scolarisation, entretiens avec les institutions, etc. « C’est du sept jours sur sept, un second temps plein depuis des années ! Lorsque tu commences, tu ne peux plus lâcher les gens. »

En 2018, elle franchit un nouveau cap : deux jeunes s’installent chez elle, dont un jeune Congolais, Gabriel, lycéen âgé de vingt ans, qu’elle espère aujourd’hui adopter. « La procédure d’adoption majeure a été lancée, pour éviter l’obligation de quitter le territoire », poursuit Céline Brunelle. L’autre jeune est Moujib, un Pakistanais de vingt-neuf ans qui a mis trois ans pour venir à pieds de Fata, à la frontière de l’Afghanistan, laissant derrière lui sa femme enceinte.

Une mise en mots tout en douceur

En 2017, à l’occasion des élections présidentielles, la thématique des migrants est sur toutes les lèvres. En entendant nombre de propos qui lui semblent déconnectés de la réalité qu’elle vit, Céline Brunelle s’interroge sur son propre témoignage. Elle commence à écrire, pour la première fois, tout son parcours. « C’est mon premier texte. J’avais écrit pour des ateliers, mais je n’avais jamais assumé mon écriture. »

Elle prend pour premiers matériaux littéraires ses propres comptes rendus de Calais, assumant progressivement une parole en « je », afin d’entrer dans l’intimité de l’expérience vécue. Si elle accepte l’appellation de théâtre documentaire, elle revendique néanmoins un véritable geste artistique. « Malgré la proximité avec ce que j’ai vécu, c’est pour moi un acte théâtral clair et évident, par la forme que j’ai donné à la matière existante, par le personnage que j’interprète, qui est à la fois moi-même et une autre – et beaucoup d’autres, puisque je donne la parole à de nombreuses figures croisées. »

Son spectacle ne se présente pas comme un manifeste militant, mais comme un récit qui privilégie la douceur et une forme de fraternité, afin de porter sur la scène théâtrale ce qui fait parfois cruellement défaut dans la vie quotidienne. « Les personnes rencontrées ont vécu de telles souffrances que je ne vois que la douceur pour y répondre artistiquement. Ce que j’ai de mieux à apporter à toutes ces personnes en difficulté, c’est une efficacité concrète, un respect mutuel et une délicatesse humaine. »

Un spectacle à part

Tandis que la première partie de Mon Livre de la jungle (My Calais story) est plus documentaire, avec des extraits d’archives et des chroniques centrées sur la jungle de Calais, la seconde ouvre sur six parcours migratoires qui sont autant de visages dont il faut restituer à chaque fois le drame et la poésie, tout en convoquant un univers visuel propre.

Pour écrire son spectacle, Céline Brunelle fait appel à un ami de son fils, le rappeur Isaiah – Ahmed El Alfi de son vrai nom. « Je l’ai rencontré alors qu’il n’avait que quinze ans. Lorsque j’ai découvert son écriture, j’ai été sidérée ! Ce garçon, outre le fait d’être brillant, est arrivé d’Égypte à l’âge de trois ans, vivant ce choc entre une famille traditionnaliste musulmane et l’école de la République. Isaiah est un passionné de littérature, de poésie, de musique… Il se forme aujourd’hui pour devenir comédien. » Isaiah coécrit ainsi chacun des six parcours et les enregistre en slam pour le spectacle.

Le spectacle est créé à la Maison du théâtre à Amiens, avant une tournée qui l’emmène de la Picardie au théâtre des Gémeaux (Off d’Avignon) en 2019, puis en France et à l’étranger : Mon Livre de la jungle (My Calais story) a notamment été programmé au dernier festival Oui ! à Barcelone, en février dernier. « Cette pièce est à la fois la continuité d’interrogations que je porte en moi depuis longtemps, sur ce que cela signifie venir d’ailleurs, et un spectacle à part dans ma carrière », conclut Céline Brunelle.

Pierre GELIN-MONASTIER

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En savoir plus sur Mon Livre de la jungle (My Calais story) : site internet et page Facebook

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Crédits photographiques : Luca Lomazzi



 

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