Ces gougnafiers qui nous pourrissent l’existence

Ces gougnafiers qui nous pourrissent l’existence
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Le harcèlement publicitaire est un des cancers de la vie contemporaine : démarchage téléphonique, guérilla cybernétique… Nul n’est épargné. La loi est impuissante à contrer « cette vermine agressive et déterminée », qui jouit d’une santé insolente. Pour notre chroniqueur Philippe Kaminski, la conjoncture leur est favorable pour trois raisons : la démographie, la réglementation et la concurrence. Et l’économie sociale dans tout ça ? Elle n’échappe malheureusement pas à la règle.

Analyse.

Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski*

Cancers de la vie moderne, les nuisibles que sont les officines de harcèlement téléphonique ou de recouvrement de créances se développent dans la société en tous points comme les parasites dans le système vivant : en ciblant d’abord les organismes affaiblis, puis en étendant leur emprise par l’attaque des corps sains qui passent à leur portée.

Une large partie de la population, les gens qui vivent sans histoires, n’en découvrent l’existence que le jour où, par malchance, leur chemin croise cette vermine agressive et déterminée. Il faut alors une grande sérénité d’esprit et des mesures énergiques pour s’en défaire. Sinon, adieu la tranquillité, et bonjour la persécution.

Cela a toujours existé, objectera-t-on, et la loi est faite pour protéger les honnêtes gens de l’action malfaisante des aigrefins. Eh bien il semblerait justement que non. Du moins, que ce soit de plus en plus souvent non. En effet, face aux bouleversements technologiques qui se succèdent, la loi réagit dans l’urgence, sans le recul nécessaire, souvent avec maladresse, ouvrant ainsi aux nuisibles des boulevards dans lesquels ils s’engouffrent.

Il y a les pratiques malintentionnées qui fleurissent en ligne et sur les « réseaux sociaux », dont nous ne connaissons encore que les premières manifestations. Mais les canaux classiques de l’arnaque, le téléphone, le courrier papier, le démarchage à domicile, ne déclinent pas pour autant. Au contraire, ils semblent portés par la conjoncture et jouir d’une santé insolente.

Cela résulte à mon sens de la conjonction de trois facteurs favorables que sont la démographie, la réglementation et la concurrence.

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La démographie d’abord. Les effectifs des populations âgées fragiles sont en croissance continue, et la période la plus fragile des trajectoires de vie concernées a plutôt tendance à s’allonger. Comme la file d’attente pour rentrer en EHPAD est longue, comme les placements en tutelle nécessitent du temps juridique et que la justice est encombrée, il y a de plus en plus de personnes qui ont perdu une part de leur autonomie mentale et qui ne sont pas encore protégées. Autrement dit, il y a de plus en plus de proies faciles pour les arnaqueurs de tout poil.

Ainsi assurés d’une clientèle captive nombreuse et rémunératrice, ceux-ci peuvent accumuler des réserves, consolider leurs arrières, recruter et former des équipes aptes à monter à l’assaut de publics plus difficiles, d’autant que leurs donneurs d’ordre ne manquent pas. Car plutôt que d’entretenir en leur sein un service de démarchage ou de contentieux, nombre d’entreprises et même de services administratifs préfèrent faire appel à des sous-traitants d’autant plus efficaces qu’ils sont rompus aux techniques de l’intimidation et du harcèlement.

La réglementation ensuite. Celle-ci est toujours pavée de bonnes intentions, mais ne prévient guère les effets pervers qu’elle provoque en retour. Les normes sont pensées pour notre bien, pour nous protéger de substances dangereuses, pour nous prémunir du gaspillage d’énergie, pour nous assurer une vie plus saine… mais chaque fois qu’une nouvelle norme apparaît, c’est-à-dire en permanence, il se trouve quelques esprits fourbes, mais imaginatifs, qui inventent un moyen de s’appuyer sur cette norme pour nous arnaquer.

Il en est ainsi des interdictions (comme celle des ampoules à incandescence), des obligations de  diagnostics, des aides à la transition énergétique, de la facilité accrue à changer d’opérateur, de la  généralisation des complémentaires santé à tous les salariés. Toutes ces mesures pleines d’aménité en apparence ont ouvert des champs d’action nouveaux et infinis aux abuseurs publics.

Et enfin, la concurrence. En matière de démarchage téléphonique comme de recouvrement, le choix du prestataire le plus performant sera immanquablement le choix du plus fort, de celui qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule. Comment un opérateur gentil et respectueux de toutes les lois pourrait-il réussir aussi bien qu’une brute coutumière du mensonge et de la menace ? D’autant que la frontière entre ce qui est légal ou pas est singulièrement brouillée.

S’agit-il de laxisme des autorités, d’existence d’intérêts croisés conduisant à des complicités de fait, de faiblesse des organisations indépendantes de défense du consommateur? Sans doute tout cela à la fois… car quelles que soient les condamnations prononcées, les amendes infligées, l’astuce des truands a toujours eu un temps d’avance sur la répression.

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Récemment, nos élus ont pris acte de l’échec du système Bloctel, après seulement deux ans de fonctionnement. Ce dispositif officiel, qui reprenait l’esprit de son précurseur Pacitel qui était, lui,  purement privé, devait permettre de moraliser le démarchage téléphonique ; il n’a en rien limité le harcèlement, mais il a poussé les opérateurs se livrant à cette sinistre besogne à faire un pas de plus dans l’illégalité la plus avérée. Là où Pacitel avait montré les limites de la bonne volonté, Bloctel montre les limites de la loi.

Double cocasserie : aux parlementaires envisageant de renforcer le caractère coercitif de la réglementation, les représentants de la profession ont répondu par un chantage à l’emploi. D’autre part, sachant que les arnaques téléphoniques se portent de plus en plus sur les questions liées à la transition énergétique, les groupes de pression de ce secteur, que l’on sait particulièrement actifs et bien en cour, se sont ligués pour étouffer tout risque de polémique. Un peu comme certaines fédérations sportives qui ont longtemps nié le dopage, et l’ont de ce fait toléré, voire encouragé, de crainte que leur activité toute entière ne soit déconsidérée.

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Je termine par quelques mots sur l’Économie Sociale qui ne sort malheureusement pas indemne de ces affaires. Il y a pour commencer le comportement racoleur, voire agressif, des associations du secteur caritatif et humanitaire qui inondent le public et notamment les personnes fragiles de leurs publipostages continuels et intempestifs. Elles s’échangent leurs fichiers, ce qui complique la mise à jour de ceux-ci et conduit à des accumulations de papier chez des correspondants qui ne sont plus en état de les lire, et qui parfois confondent appels à générosité et factures.

Je n’ai pas de griefs à formuler vis à vis des mutuelles de santé, mais seulement un souhait : qu’elles soient plus incisives, dans la mesure où la loi le permet, à l’encontre des établissements de santé qui, sous prétexte que « la mutuelle remboursera », prennent des libertés avec l’information du patient sur ce qu’il aura à payer. J’ai plusieurs témoignages de prestations ou d’analyses qui n’ont jamais fait l’objet d’ordonnances, ont été facturées au prix fort, prix rapidement grossi par l’adjonction discrétionnaire et parfaitement illégale de « pénalités pour retard de payement » et le recours à un cabinet de margoulins promettant procès, saisie et pendaison publique. Je n’attends pas de la sécu, ni des assureurs privés, qu’ils mettent fin à ces pratiques infâmes ; la Mutualité devrait le faire.

Enfin, je pense qu’une grande partie des problèmes ont été aggravés par la professionnalisation des associations de défense du consommateur. J’en comprends les raisons, mais je constate que quand il y a moins de bénévoles, moins de bonnes volontés, ça marche moins bien. J’avais jadis pris ma part de ce genre d’apostolat. Je me souviens que, au-delà du frisson de curiosité qui accompagne la découverte des misères humaines les plus inattendues, c’était dur, et je me sentais souvent dépassé, n’étant ni psychologue de profession, ni juge, ni banquier. On ne pouvait apporter que des conseils de bon sens, du réconfort, un peu de chaleur, une intercession tout à fait formelle auprès des créanciers. Il était « normal » que les bénévoles, conscients de leurs limites, soient progressivement remplacés par des intervenants salariés. Comme il sera bientôt « normal » de remplacer à leur tour ceux-ci par de l’intelligence artificielle. Et cela marchera encore moins bien.

Mes frustrations venaient surtout du fait qu’à côté de tant de gens désespérés, harcelés, au bout du rouleau, se sentant persécutés du matin au soir, notre temps était pollué par de nombreux fâcheux qui n’étaient victimes que de leur propension naturelle à créer de l’embrouille partout autour d’eux.

Ces gens-là ne venaient pas chercher du soutien dans leurs difficultés, mais du soutien à leur cause. Ils venaient, consciemment ou non, avec pour seul but de nous faire entrer dans leurs embrouilles, à épouser leurs pulsions, à approuver leurs délires. Ils nous prenaient du temps, le temps précieux que nous aurions dû consacrer à ceux qui avaient réellement besoin de se sortir de la mouise.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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