Claudia Andujar ou l’amour du jaguar

Claudia Andujar ou l’amour du jaguar
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Les Indiens Yanomami ont trouvé leur égérie : Claudia Andujar, immense photographe brésilienne, de mari espagnol, de père juif hongrois. Une grande exposition lui rend hommage et présente son travail à la Fondation Cartier, à Paris.

« Il y a des choses dont je prends soin », dit Claudia Andujar, quatre-vingt-neuf ans, d’une petite voix. Elle montre la minuscule photo de Guyri, l’enfant juif qui l’avait embrassée quand elle vivait en Roumanie. C’était il y a quatre-vingts ans, avant l’Holocauste. Guyri n’est pas revenu. Le père de Claudia, née Claudine Haas, non plus. La petite fille a fui. Elle est maintenant à Sao Paulo, « chez elle ». Par les baies vitrées du gratte-ciel, on voit d’autres gratte-ciel et le ciel bas si typique de la capitale économique du Brésil.

« Faire l’amour du jaguar, c’est connaître l’âme de l’autre ! » explique Davi Kopenawa, leader indigène de la nation Yanomami, devenu son ami. « Faire l’amour du jaguar » : Claudia Andujar a cette faculté-là… De l’ex-Transylvanie à l’Amazonie, elle continue de scruter l’âme des peuples errants, ses semblables, en photos toujours. Comme sur ses lèvres qui « bouillonnaient » après le baiser de Guyri, il y a du « bouillonnement » dans ses clichés des Indiens Yanomamis.

Davi Kopenawa la considère comme sa mère. Lors de leur rencontre il y a cinquante ans, il a vu dans les terribles récits de cette « napëpë » blanche – la guerre, la Shoah, les millions de morts, le combat pour asservir les territoires et les esprits – le reflet de sa propre histoire. Les Yanomami sont l’une des trois cent cinq nations indigènes du Brésil. Ils vivent en Amazonie, de deux côtés de la frontière avec le Venezuela : au pays de Nicolas Maduro, ils sont onze mille ; au pays de Jair Bolsonaro, vingt-sept mille.

La Perimetral Norte, avatar de la transamazonienne

Dans les années 1970, le monde Yanomami a basculé avec la construction de la route BR 210, plus connue sous le nom de Perimetral Norte, un avatar fantasmagorique de la Transamazonienne, la célèbre BR 230, construite elle aussi d’Est en Ouest mais plus au sud. Avec cette route arrivèrent les colons, les chercheurs d’or, les prospecteurs de minerais, les bûcherons, ainsi que les routes en arêtes de poisson, la prostitution et la malaria « venue d’Afrique avec le moustique Karapana » que les indigènes ne connaissaient pas.

Pour comprendre cette ruée vers le Nord, il faut se rappeler que l’Amazonie est de la taille de l’Europe des vingt-sept mais qu’elle est trois fois moins peuplée que la France : vingt millions d’habitants, l’équivalent d’une ville comme São Paulo ! Arrivée à la Mission Catrimani où vit Davi Kopenawa, la construction de la Perimetral Norte tourna court. Le gouvernement des militaires en avait sous-estimé le coût. Il reste aujourd’hui quatre cents kilomètres de tronçons chaotiques et le souvenir, violent et douloureux, de populations Yanomami et Waïpiti décimées.

De cette époque de « bascule » datent les photographies en noir et blanc exposées au rez-de chaussée de la Fondation Cartier. Prises entre 1971 et 1976, elles sont impressionnistes, sensibles, mystérieuses et figent pour toujours les Yanomami dans un monde de légendes : la Yakroana, une poudre hallucinogène qu’ils s’insufflent dans le nez par un tube de bambou, les Xaperis, des esprits malins, leurs ancêtres animaux… Tout cela constitue « l’héritage spirituel des Yanomami », résume Thyago Nogueira, le commissaire d’exposition brésilien, venu à Paris pour le vernissage.

Claudia Andujar la militante

Au sous-sol commence une autre histoire : la période militante de Claudia Andujar. Dans les années 1990, elle monte dans sa Coccinelle Volkswagen, le fameux ‘‘Fusquinha’’ des Brésiliens, et trimballe – de São Paulo à Catrimani (trois mille kilomètres !) – du papier dessin et des feutres de couleur, pour que les Yanomami « racontent » leur monde imaginaire sur le papier. La FAPESP, équivalent brésilien du CNRS, finance le projet. Elle documente aussi de façon anthropologique les campagnes de vaccination et de prévention santé.

« Sur deux photographies, Claudia Andujar réutilise dans l’urgence des pellicules déjà exposées, commente Thyago Nogueira. Le résultat est d’une force ‘‘spectrale’’. Elle y révèle de façon puissante la face immatérielle et invisible de la culture yanomami. » Ces superpositions d’images emmènent celui qui les voit dans un monde irréel, comme les vitesses d’obturation lentes, les filtres colorés, couverts de vaseline, les images infra-rouges. Ce sont des flous dans la nuit, des zébrures dans le ciel, du rouge sur un visage soufflant sur le feu (il « est » le feu) et la photographie de l’enfant dans l’eau bleue…

« L’arc et les flèches de la parole pour défendre mon peuple »

Au cours de ces mêmes années 1990, Davi Kopenawa, déjà cacique et chaman, est consacré porte-parole de la cause indigène à l’ONU. Fernando Collor, le président d’alors, veut ratifier un territoire Yanomami éclaté en dix-neuf îlots dans les États de l’Amazonas et du Roraïama. Appuyé par la CCPY – commission pro-Yanomami fondée par Claudia Andujar, le missionnaire catholique italien Carlo Zacquini et l’anthropologue français Bruce Albert –, Davi Kopenawa s’y oppose. L’Organisation des nations unies fait plier le Brésil : un territoire unique de 90 000 km2 sera démarqué au profit des Yanomami, l’équivalent du Portugal.

En prenant le relais de l’Instituto Moreira Salles (IMS) – le plus important fonds privé de photographies du Brésil –, responsable de cette magistrale exposition inaugurée en 2018 à São Paulo, la Fondation Cartier accorde une visibilité bienvenue aux peuples indigènes du Brésil alors que le gouvernement brésilien d’extrême-droite vient d’autoriser l’exploitation des territoires indigènes (du jamais vu !). « Claudia m’a donné un arc et des flèches, témoigne Davi Kopenawa. Ce ne sont pas des armes pour tuer les blancs, mais l’arc et les flèches de la parole, afin de défendre mon peuple Yanomami. » Il était à Paris avec son fils Dario. Formée à l’école de la forêt et sur les bancs des universités brésiliennes, cette nouvelle génération d’Amérindiens bien préparée prend maintenant la relève.

Kakie ROUBAUD

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Claudia Andujar, « La Lutte Yanomami », du 30 janvier au 10 mai 2020 à la Fondation Cartier
Renseignements et réservations : Fondation Cartier

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