Claudie Hunzinger et les visages du vivant

Claudie Hunzinger et les visages du vivant
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Claudie Hunzinger nous revient avec Un chien à ma table (Grasset), roman dans lequel nous retrouvons les préoccupations qu’elle a chevillées au corps et à l’âme : la sauvegarde de la nature, sa beauté, l’expression de la féminité, l’enchantement de la littérature, la nécessité de l’écriture.

La nature est le cœur de tous les romans de Claudie Hunzinger, également au cœur de sa vie – depuis 1964, elle vit, avec son mari Francis, dans une ferme des Vosges. Sous sa plume, la place de l’humain est constamment pensée en lien avec la nature. Dans ce nouveau roman, son alter ego, Sophie Huizinga, est elle aussi écrivaine et a, elle aussi, pris le parti de se retirer du monde. Cela fait soixante ans que, avec son compagnon Grieg, elle a élu domicile dans la montagne, au milieu des forêts, dans une ancienne bâtisse un peu austère au lieu-dit les Bois-Bannis.

La Nature

« Quand on sortait de la maison, qu’on en faisait le tour, ce n’était que forêts et firmament ; pâturages phosphorescents ; arcs-en-ciel immenses et toujours doubles, intensément colorés. L’été, la rosée s’évaporait en brumes couleur de violettes, on aurait pu se croire en Bosnie. L’hiver, dans les monts de l’Oural, mais ça de moins en moins, il ne neigeait presque plus. Beaucoup de rochers, de blocs errants, erratiques, de corps fracassés, laissés sur place dans les forêts, imprimant en vous une sensation de chaos, de puissance des désastres et de nécessité. Beaucoup de vapeurs aussi, d’humeurs, de nuées, de buées, de nuages, et de vent, une grande respiration. »

Claudie Hunzinger, Un chien à ma table, Grasset couvertureC’est lors d’une promenade que le couple a découvert cette « bizarre maison à l’air têtu » depuis longtemps délaissée – « une maison abandonnée, c’est le rêve. On désire aussitôt s’y introduire, l’explorer, escaliers, chambres, grenier ». Charmés, ils s’y sont installés, pour « renaître ailleurs. Innocents et bannis. » Bannis volontaires et lucides d’un monde où ils ne se sont jamais sentis à leur place, un monde qui s’effondre.

« Production de marchandises, destruction du monde, grèves, promesses, mensonges, production accrue de marchandises. Violences. Surveillance. Bizarreries. Toutes ces bizarreries. Ça n’arrêtait pas, nous atteignant jusqu’aux Bois-Bannis […] Le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait y échapper ? Personne ne pouvait y échapper. Ne pas s’imaginer qu’on pouvait y échapper. »

Et toujours, vivace, pour l’une comme pour l’autre, cette envie irrépressible, plaisir infini, de déguerpir – « Déguerpir, c’est ma base de romancière […] Je me suis construite sur ce mot. Être forcée d’abandonner un lieu pour un autre tout aussi improbable. » Ils se sont choisis bannis, des givrés, des hors-le-monde, une vie d’espace et de liberté – « C’était la belle vie dans ce qu’elle a de plus précaire, de plus hasardeux et de plus décidé. » Il s’agit pour eux d’accueillir le vivant sur un pied d’égalité, de s’y fondre, d’établir un dialogue.

« Les mots, les oiseaux, ensemble liés, fragiles, abîmés, décimés par nous, ça, je le ressentais très fort. Quand est-ce que tout avait commencé ? Sans doute bien avant qu’on s’en aperçoive. À quel moment tout s’était-il mis à foirer, visiblement ? Qu’est-ce qui s’était joué dans notre dos dont on avait ignoré les signaux lugubres ?« 

L’humain n’est pas au-dessus du reste des vivants, nous sommes tous interdépendants, tous compagnons d’un même sort.

Le chien

La nature nous renvoie à nous-mêmes, en un incessant échange, pourvu que nous soyions attentifs à la communion enrichissante entre l’humain, l’animal, le végétal. Une chienne, débarquée à l’improviste, leur est source de réflexions sur la vie en général et en particulier, sur la féminité et le poids de l’écriture. Yes, ainsi nommée par la narratrice, secoue leur petit monde. Elle a, autour du cou, un bout de chaîne brisée et, sur le corps, de multiples marques de violence, y compris d’exactions zoophiles. Que lui est-il arrivé ? Qui fuit-elle ? Sophie en prend soin et apprend de la chienne qui semble plus domestiquée qu’elle, femme ensauvagée. Elles sont deux sentinelles observatrices, à distance, ramenées l’une à l’autre par un lien riche de sens et de sentiments qui questionne Sophie dans sa féminité.

La femme

« Si la nature est injuste, changez la nature. » Sophie se méfie du mot « nature », comme du mot « genre ».

« […] je suis une femme. Née comme ça. Pas si simple. Je ne savais plus très bien où me situer face au trouble qui avait fait son apparition dans le genre. Je me demandais : quel est mon genre ? Qu’est-ce qu’être une femme aujourd’hui ? Une femme qui a vieilli ?« 

Sa mère l’a initiée au centre et aux marges, à l’indépendance et la liberté qu’elle chérit tant ; Yes l’initie à l’émancipation du genre, elle est un chien à sa table, une égale.

« Pour en finir avec le genre, et si le genre en Amérique est une construction, aux Bois-Bannis, depuis l’arrivée de Yes, c’était une destruction. On a fini de le déchiqueter, Yes et moi. Mis en lambeaux. J’en ai ramassé les débris. Et je suis devenue les débris. Je déborde la narration, dépasse les frontières, je chéris l’instabilité, l’imperfection, le passage, tous les âges, les loques, les lopins, les bonds, les sauts, les bizarreries. Les grimaces. La poésie. C’est quoi, la poésie ? Un pas de côté. »

Le corps change, se tasse, devient bancal, illisible, le corps nous trahit et nous pousse à renoncer.

« Et voilà comment, ce soir-là, la défaite de mon corps m’est revenue en pleine figure, et comment toutes mes années déjà vécues me sont en même temps tombées dessus. Il y en avait beaucoup. J’ai entendu une voix murmurer ‘‘nevermore nevermore’’ et ce n’était pas ma voix […] Il était trop tard pour tant de choses. Choses qui vous mettent hors d’haleine. Choses qui vous font rougir d’émotion. Choses qui font monter en vous de grandes larmes, et qui vous baignent le visage. Choses qui vous tuent sur place. Qui vous arrivent pour la première fois, tout à la fin, c’est incroyable. Et pour la dernière fois aussi. »

Et l’enfant en nous reste éberlué face à l’usure du temps qui nous laisse si fragiles.

« Nous l’étions tous les deux. C’était flagrant. D’étranges vieillards abritant un enfant. Des vioques. J’aime beaucoup ce mot, vioque, il dit l’effarement insoluble de l’enfant qu’on est resté. »

Pourtant, si les années filent, le désir est toujours là, qui nous sort du lit le matin, désir infini de l’extérieur immense, désir également de soi. La vieillesse ? « Sicut palea. On s’en fout » !

L’écri-vaine ?

La force de Sophie – celle de l’auteure – est de pouvoir mettre en mots observations et sentiments, l’écriture remodèle une force perdue. La vie entretient avec les livres, comme avec la nature, des rapports essentiels ; les lectures enrichissent, transforment, l’écriture libère. Claudie Hunzinger, à l’instar de sa narratrice, est une écrivaine des marges, de ce monde animal et végétal autour d’elle qu’elle ressent avec une extraordinaire acuité, ce monde qui est son refuge.

« Je suis sûre d’être née comme ça. Je suis sûre d’être née avec le désir à jamais de rejoindre la densité brute et brûlante, épaisse et délicate, légère et taciturne, toute dans l’émotion de vivre, dans la sensation de survivre, d’être-là, dans ce qui exulte ou qui tremble, qui m’entoure sans la moindre altérité. Oui, mais comment décrire le brusque froissement d’ailes de l’oiseau qui s’envole parce qu’il m’a vue et que je porte en moi, d’être humaine, l’effroi ? Moi, d’un coup déchirée en deux, fuyant et regardant. »

Contrairement à son compagnon qui se plaît à l’appeler « écri-vaine », Sophie trouve du sens à son activité, elle déteste qu’il lui rappelle « qu’on lisait de moins en moins, plus aucun enfant ne lisait, tous sur leur smartphone, et que les livres avaient donc perdu leur aura. Les écrivains étaient devenus des écri-vains et des écri-vaines. Une sous-catégorie divisée en deux. » Pour elle, l’écrivain n’a pas peur de regarder les choses en face, « l’écriture peut naître d’une révolte, devenir un engagement, être une protestation ». On se couche ou on se bat. Elle a décidé de faire de sa plume une arme.

Au fil de ses romans, Claudie Hunzinger se penche sur notre façon d’habiter le monde, dénonce la décivilisation et pointe notre responsabilité dans la déroute du monde, le déclin du vivant. L’urgence est là, si évidente, déjà dépassée. Le monde n’est pas seulement qu’humain, prenons en considération ce qu’il y a autour de nous – « À chaque fois, dehors, je n’ai pas honte de trouver, malgré l’évidence, que le monde est une perfection. » La nature est un spectacle fabuleux que l’auteure nous dépeint dans un style sensible, avec des mots exquisément agencés, poétiques, sensuels – au sens premier du terme –, ensauvagés et enragés – « J’adhère lyriquement au moindre réel quel qu’il soit. » Lire Claudie Hunzinger est, à chaque fois, émerveillement.

Stéphanie LORÉ

Claudie Hunzinger, Un chien à ma table, Grasset, 2022, 288 p., 20,90 €

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