“De loin on dirait des mouches”, de Kike Ferrari : le pouvoir des larves

“De loin on dirait des mouches”, de Kike Ferrari : le pouvoir des larves
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Dans sa bibliothèque des recoins, du désert et des limbes, Paméla Ramos y ajoute un roman « violent et fulgurant » venu d’Argentine : De loin on dirait des mouches, de Kike Ferrari. Balayeur dans le métro, syndiqué et grand lecteur, l’écrivain se meut en vengeur littéraire, épinglant les « parvenus » par le pire des châtiments possibles : un examen de conscience. Aux petits et aux humbles il restera toujours un potentiel pouvoir, celui de la littérature, de l’art.

« Si tous, moi non »



Kike Ferrari, De loin on dirait des mouches (Albin Michel, 2019)

Résumé de l’éditeur – Au cœur de ce roman violent et fulgurant où rôdent les fantômes de Borges, Barthes et Foucault, il y a un homme pourri jusqu’à la moelle, corrompu jusqu’à l’os : le señor Machi. Entrepreneur véreux qui a fait fortune sous la dictature argentine, il incarne toute la vulgarité et l’arrogance des parvenus. Avec sa bagnole de luxe, son gros flingue et ses millions, il fait sa loi. Mais tout finit par se payer. En découvrant un cadavre au visage défiguré dans le coffre de sa voiture, Machi va connaître l’enfer qu’il a infligé aux autres. Grandeur et décadence d’un salaud : avec de la rage et du style, Kike Ferrari dynamite les verrous de la mémoire argentine.



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Le jeune homme ne répondit pas tout de suite. Il se dit que non, non il ne l’excusait pas et que si, si il y faisait attention. À cet instant il décida qu’un jour il écrirait un roman dont Machi serait le protagoniste et dans lequel il lui arriverait des choses terribles. Il se servit un verre de vin et le but, toujours en silence, sans regarder personne.
Ce n’est pas grave, dit-il enfin.*

Qui sont ces insectes qui sont en train de nettoyer le corps de l’Argentine en même temps que l’esprit putrescent de senor Machi, alors qu’il cherche lui-même à se débarrasser d’un cadavre dans son coffre ?

Reprenons.

Comment l’Argentine est-elle morte ? Pourquoi Machi va-t-il mourir ? Qui va nettoyer derrière ?

Kike Ferrari, né en 1972, balaye dans le métro de Buenos Aires. Syndiqué, métalleux et grand lecteur, il obtient plusieurs prix en Amérique latine. Que de lejos parecen moscas, titre exquis tiré de Borges, écrit en 2009, est d’abord traduit chez Alvic pour la première fois en France en 2012. De loin on dirait des mouches vient en début d’année de rejoindre les « Grandes traductions » d’Albin Michel. Et, me direz-vous, que peut-il vous chaloir le livre d’un marxiste inconnu, écrit il y a dix ans en Argentine ? Sans doute rien, mais vérifions.

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Mais d’abord, reprenons un peu d’entomologie forensique, telle qu’exposée avec science et virtuosité par Jean-Pierre Mégnin dans La faune des cadavres, un traité du XIXe siècle fondateur pour les sciences médico-légales, réédité récemment chez Klincksieck avec des planches aquarelles succulentes :

« Depuis longtemps on sait que, dans les cadavres exposés à l’air libre, se développent des myriades de vers, à la génération spontanée desquels on a cru longtemps ; le vulgaire y croit même encore. Virgile savait que ces vers sortent des mouches, mais il croyait que ces mouches étaient des abeilles et que celles qui naissaient des entrailles corrompues du taureau étaient plus dociles et plus travailleuses que celles qui naissaient dans les entrailles du lion.

C’est un naturaliste de la Renaissance, Redi, qui démontra que les vers des cadavres ne naissent pas spontanément, et qu’ils ne sont autres que des larves provenant d’œufs déposés par des mouches et retournant elles-mêmes à l’état de mouches.« 

Divine introduction à la considération de ceux qui nettoient derrière nous.

Parvenus acariâtres, méfiez-vous toujours des petites gens. Vous leur parlez mal, dans votre droit le plus strict à faire respecter l’étiquette qui maintient l’ordre et le bon goût sur un costume délabré, et vous vous retrouvez dans un livre, en fort fâcheuse posture. Borges inspirera-t-il votre bourreau vengeur en lui prêtant le nom de ses chapitres ? Oui bien sûr, et Barthes sera convoqué, mais comme vous n’aurez lu ni l’un ni l’autre, vous hausserez les épaules d’un geste vide, saturé par la certitude que cela ne sert à rien, que vous triompherez incessamment malgré les piques sordides infligées par ces dards-de-rien.

Et vous aurez, en un sens, raison, puisque l’Argentine, dont nous ne savons rien, n’a pas l’air plus morte ou vivante qu’il y a dix ans où nous ne nous en souciions pas beaucoup plus qu’aujourd’hui, du moment qu’elle nous promettait de nous garder intacts ses restaurants de centre-ville européens à cinquante euros l’entrecôte frappée sur le palais d’un vin férocement cru. On ne va pas se soucier de tout le monde.

Et puis, il fallait réussir, et c’est ce que vous avez fait, seuls.

À l’intérieur de vos crânes, cela s’agite, on vous entendrait presque riposter

— On voudrait les y voir, avec ces putes et cette coke, car vous en parlez, ça oui, mais avez-vous déjà eu l’occasion de les refuser ? Ou est-ce une vertu théorique, de celles qui vous engagent le moins, et n’éprouvent jamais votre réel courage ? Pourquoi pas baiser, bouffer, boire, et relâcher jusqu’aux derniers remparts du langage, ce « fuck-your-money » style, qui nous distingue de la masse des porcs en nous rendant plus injurieux qu’eux encore ? Pour tenir à quoi d’autre ? Il n’y a plus rien dans votre brave monde, les enfants, qui soit plus important que ces dernières jouissances en boucle, ces ultimes orgies épuisées où l’on n’arrive jamais au bout de notre érection, de notre AVC, de notre assassinat politique puisqu’ils repoussent, ils sont toujours devant nous, il nous est impossible de vider le monde, de les faire sortir, de trouver enfin qui habite dans ces corps affreux, prêtés pour deux décennies ou trois. Alors, va donc balayer et écrire tes poèmes, Kike, qu’est-ce que tu nous emmerdes encore, envieux, vertueux parce que tu n’as pas le choix ?

Kike, lui, balaye, invisible, en lisant de dos dans les pensées de ce gros monsieur transpirant qui s’agite sur le coffre de sa BM sans un mot, entouré du fracas sans répit d’une cascade de bruit blanc.

Il n’est pas nécessaire de le tuer, se dit Kike, tel un chat. Je ne vais pas le tuer. Je vais supporter sa présence, et lui faire subir ce qu’il ne s’imposera jamais. Un examen de conscience.

*

Kike Ferrari, De loin on dirait des mouches, Albin MichelCommençons.

J’imagine Kike rentrer dans son appartement, allumer son ordi, ramasser les Enquêtes de Borges et commencer à découper en autant d’animaux fabuleux les chapitres d’introspection du senor Machi, à la recherche de l’insignifiant coupable de sa perte : qui pourrait donc en vouloir à l’entrepreneur véreux au point de lui faire ce si sale coup de déposer un cadavre défiguré, puant, dans son coffre ?

C’est qu’il y a beaucoup de potentiels suspects. Tous, en fait, pourraient être incriminés. À tous, qui l’infiltrent par tous les orifices à mesure qu’il se les remémore, ces petits minables à qui il n’a pas jugé bon de porter assistance, de prêter l’oreille, d’accorder le moindre crédit, sans parler d’un peu de respect, à tous ils nettoient le cadavre de ce pauvre pays accidenté d’impunis.

Ces escouades de mangeurs de cadavres, qui font le sale boulot, Kike Ferrari les connaît bien. Ils ne feront rien. Mais lui va leur donner des moyens, par le pouvoir du livre, celui auquel il croit.

« Dans la vie, il y a ceux qui tiennent le flingue et ceux qui creusent.
Tu creuses
.« 
Clint Eastwood

De loin, on dirait des mouches. Ces self-made men repus et vulgaires. Mais de loin, on dirait aussi des mouches, lorsque ce sont des mouches. Nous ne pourrons bientôt plus les distinguer à une différence près. Dans la vie, il y a celui qui tient la plume, et celui qui lit. Tu lis, inflige Kike Ferrari à son ennemi.

*

Avançons.

Six heures. Il faut six heures en plein Buenos Aires à un homme d’affaire banal pour se débarrasser d’un cadavre menotté dans sa voiture de luxe. Il lui faut aussi ce temps pour conclure sur sa propre existence. En sentant défiler les poubelles, les façades criardes écaillées, les nuées de flics dangereux sur le côté, alors que l’habitacle de cuir odorant le cajole, lui rappelle le prix de son slip, la dignité de ses ébats peu consentis, ce qu’il va trouver quand il rentre, Machi sombre doucement, vulgaire, mal terminé jusqu’à la dernière extrémité. Un sac de bon gras nourri aux grains de la misère mentale, qui fera le miel des prochaines générations de larves.

Ce qui m’amuse, alors que le rapprochement que je me permets de faire ici n’est que de pur plaisir littéraire, pratiquement chaotique, fruit d’un hasard relatif qui m’aura fait ressortir le traité, alors que j’observais ces mouches littéralement, ce qui est amusant donc, c’est que le docteur Mégnin observe dans son traité susnommé douze phases entre la mort et la disparition complète d’un cadavre, au sein desquelles seules les bêtes de la même famille, nommée « escouade » opèrent. On ne se mélange pas entre catégories de travailleurs de la mort, et l’on passe à table claniquement, à son tour. Un ballet huilé. Or, dans non pas douze mais treize chapitres (le dernier, sorte de bonus infernal, achevant le massacre mental), Kike Ferrari organise la procession des vers plus ou moins simples rongeant l’assurance du principal, et bien seul, protagoniste : intimes, fraternels, politiques, associés, humiliés, asservis, les ennemis potentiels défilent à leur tour, détruisant le tableau à mesure qu’ils s’en approchent. Nous ne connaîtrons bien Machi qu’au terme de l’ultime souvenir qui lui fera visite, dans sa voiture de luxe. Nous assortissons nos livres avec nos robes, nos chagrins, nos amitiés. J’avais l’âme en sous-sol lorsque je lus Ferrari, et décidai de sonder lampe au front ces caveaux avec minutie et sérénité, sentant le feu promis sous ces latitudes lointaines m’échapper pour un désert de sel et de vent. Je descendis donc en Argentine, au lieu d’y grimper sur une échelle de lianes.

L’Argentine, ce pays perpétuellement en crise comme le définissait Ernesto Sabato, et où aucun écrivain vivant ne peut plus vivre de sa plume, semble muter. Les mouches ont la parole, un verbe claqué, avare, et meurtri si loin dans les tissus qu’il faudra supporter l’odeur de la gangrène. Le fantastique, si propre aux auteurs cultes des générations précédentes s’est ici éteint au profit d’un retour – perpétuel lui aussi – au réalisme malin, celui qui glissera encore çà et là des observations trop pertinentes pour être simplement sèches. Le retour de la colère et du sursaut. « Nous n’en avons pas terminé avec vous, médiocres vautrés dans nos exaltations. » C’est du moins l’effet produit, alors que je n’ai aucun diplôme littéraire, excusez si je ne colle pas bien l’étiquette sur le flacon.

*

Terminons.

« Il arrive un moment où tout est consommé et où il ne reste plus rien à côté des os blanchis, qu’une sorte de terreau brun, finement granuleux, mêlé de carapaces et pupes d’insectes ; ainsi s’est accompli cette parole de l’Écriture : Tu es poudre et tu retourneras en poudre. Cette poudre, examinée de près, n’est autre chose que l’accumulation des excréments des générations d’insectes qui, à l’état larvaire, se sont succédé sur le cadavre », rappelle encore Mégnin.

Si tous moi non, sifflote le balayeur des souterrains, sur son quai bondé de solitudes alternées. Tous ceux qui dégradent l’esprit de ce monde, ne se tiennent jamais, je leur ferai manger la terre qu’ils ignorent, cracher les vers du nez. Donnez-moi un stylo.

Paméla RAMOS

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* Kike Ferrari, De loin on dirait des mouches, traduit de l’espagnol (Argentine) par Tania Campos, Albin Michel, 2019, 226 pages, 18 €
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Deux fois par mois, Paméla Ramos s’approprie un livre absent de l’actualité littéraire immédiate : pas nécessairement récentes, difficiles à classer, fondatrices ou parfaitement inconnues, ces raretés hautement désirables nous sauvent la vie en la rendant respirable au creux de leurs élégants silences ou de leurs explosives révélations. Arpentons la bibliothèque des recoins, du désert et des limbes.


 

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