Avignon Off – “Désaxé” de Hakim Djaziri : comment devient-on djihadiste ?

Avignon Off – “Désaxé” de Hakim Djaziri : comment devient-on djihadiste ?
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Créée le 5 février dernier à Barcelone dans le cadre de l’ouverture du festival OUI !, Désaxé de Hakim Djaziri raconte l’itinéraire d’un jeune Algérien devenu, après que ses parents eurent fui leur pays pour Aulnay-sous-Bois, Français et djihadiste. Une pièce intelligente et puissante sur le processus de radicalisation. À voir à Avignon, au théâtre du Train Bleu, à 15h15.

Publié le 7 février – Mis à jour le 4 juillet 2019

Voilà donc le spectateur plongé dans un processus de « radicalisation » et, plus concrètement, c’est heureux, dans un parcours (non exemplaire) de vie, une chronologie signalée par de brèves et discrètes incrustations qui s’étend sur plus de trente années, du 2 juillet 1986 dans une banlieue chic d’Alger (cité diplomatique de Dergana) au 17 juillet 2017 dans une cellule de Fleury-Mérogis (une banlieue moins chic de Paris).

Cette histoire et cet itinéraire d’un « radicalisé », c’est-à-dire d’une personne ayant adhéré à la forme la plus violente et meurtrière de l’islam, c’est celui d’Hakim Djaziri, à peu, mais en réalité beaucoup, de choses près car si l’exil et la radicalisation sont les siens, le basculement dans la folie terroriste et l’emprisonnement pour une quasi-perpétuité sont fictifs et sont de pures créations théâtrales. Cette rencontre de la biographie et d’une sorte d’autofiction est réussie, harmonieuse, l’auteur ne faisant que joindre son histoire à celle d’autres hommes perdus, ayant eux « passé à l’acte », d’autres hommes à qui il a ressemblé, qu’il aurait pu facilement devenir.

Désaxé est une pièce forte et vraie, qui sonne juste, tant dans la représentation de l’itinéraire du jeune homme que dans le texte et le jeu des acteurs, une pièce d’autant plus juste et vraie qu’elle ne cherche, et ne réussit, qu’à montrer et dire, qu’elle n’est pas animée par l’intention de démontrer et convaincre. Elle n’emporte pas l’adhésion du spectateur mais son attention, son interrogation, sa réflexion et, surtout, elle l’emporte dans la réalité qu’elle représente, lui fait prendre part à tout ce que cette réalité a de dramatique, de violent mais aussi de drôle, d’émouvant, de profondément vrai. La mise en scène et la scénographie, sobres, alertes et saccadées, qui sur un fond noir font se succéder de rapides « événements de vie » de l’auteur, montrent efficacement le morcellement de son intériorité, l’émiettement et la pulvérisation de ses convictions, de ses « valeurs ». Réflexion également sur l’exil et l’identité, le déracinement et les tentatives d’enracinement dans une foi religieuse neuve et intégrale, Désaxé est aussi une belle œuvre d’amour filial : père et mère y sont forts et beaux dans leur honneur et leur amour mais aussi dans leurs erreurs, leurs faiblesses et leur désarroi.

La pièce sera jouée prochainement à Saragosse et Malaga avant de rentrer « chez » elle, dans le théâtre Jacques-Prévert d’Aulnay-sous-Bois. Sont aussi prévues des représentations dans ce que l’administration appelle le milieu scolaire et le milieu carcéral, mais heureusement la pièce est plus qu’un instrument de la politique française de lutte contre la radicalisation ; elle n’en est ni la commande ni la justification. Elle est, comme Guillevic disait de la poésie, autre chose, elle est une création théâtrale.

On comprend que pour l’auteur c’était le théâtre ou la mort, voilà l’essentiel, voilà pourquoi sa pièce en tire une grande intensité. Voilà pourquoi elle est la première belle surprise de cette troisième édition du festival OUI !

Une scénographie de l’intériorité

Sitôt éteinte la musique sourde et oppressante dont l’intensité sonore, comme un soleil noir, se lève sur le personnage principal (Hakim Djaziri qui joue, non son propre rôle, mais sa presque propre histoire et qui restera en scène, souvent seul face au public, durant toute la pièce), une sobre scénographie, le décor se résume à quelques tabourets et trois rideaux noirs, se met en place. Derrière le personnage principal, à côté de lui parfois mais toujours avec une distance et un décalage qui sont espace et temps, qui sont le temps de la rétrospection et le temps du passage du temps, surgissent les autres acteurs de la vie du jeune homme : ses parents en premier lieu mais aussi son grand-père, ses amis rencontrés à Aulnay et le cheikh Younès qui saura l’endoctriner, le radicaliser et l’envoyer en Syrie… puis en prison. Tous ces personnages sont excellemment campés par Florian Chauvet et Leïla Guérémy qui, dans leur jeu, leurs gestes et leur diction, dans leur épaisseur, sont profondément justes.

Scénographie sobre et scénographie de l’intériorité, toute en affleurements de visages dans l’ombre, en surgissements de corps dans les ténèbres : car ils affleurent et surgissent, ces personnages et les événements auxquels ils sont liés, comme des pensées dans l’obscurité du cerveau du jeune homme, comme de pâles lumières dans l’obscurantisme avec lequel il a choisi de pactiser. Cette succession d’apparitions est donc une succession de pensées car la pièce est chronologie mais aussi rétrospection et réflexion : elle devient d’ailleurs, à la fin, un compte à rebours, lorsqu’un crescendo dramatique signale la préparation de l’attentat terroriste auquel le jeune homme refuse au dernier moment de participer.

Cette scénographie saccadée, composite, en clair-obscur, voulue par le metteur en scène Quentin Defalt, fait pénétrer le spectateur dans l’intériorité de l’apprenti djihadiste, l’aide à comprendre le processus non seulement physique et matériel mais aussi mental de radicalisation. On peut regretter le morcellement de la mise en scène qu’elle induit, son caractère excessivement et peut-être superficiellement composite qui consiste à ne faire s’allumer tel visage que pour énoncer une brève réplique. Il n’en demeure pas moins qu’elle offre une représentation juste d’un intérieur en miettes, qui s’épuise à convoquer des morceaux de vie et de temps sans parvenir à en assembler « quelque chose » qui pourrait ressembler à une personne et un visage.

Le drame, l’erreur et l’ironie de l’exil

Hakim Djaziri est issu d’une famille algérienne aisée et cultivée, une famille presque extraordinaire : un père haut fonctionnaire qui occupa de prestigieuses fonctions dans l’administration et le gouvernement algériens, une mère psychologue, c’est-à-dire une mère qui travaillait, ce qui n’a rien d’évident en terre d’islam. La pièce raconte, à sa façon rapide et saccadée, la montée de l’islamisme, à la suite en particulier des victoires électorales du Front islamique du salut au début des années 1990, et le basculement de l’Algérie dans la guerre civile après l’interdiction de ce parti. Les parents de Hakim Djaziri fuient alors vers la France, s’installent dans une petite maison d’Aulnay-sous-Bois : le père, qui était un homme puissant et reconnu en Algérie, se retrouve à faire les marchés tandis que la mère est sans emploi. Le fils est moqué par ses camarades de collège maghrébins à cause de son accent du bled et de ses vêtements démodés (pourtant dernier cri en Algérie !). Tous s’étonnent de trouver une France, une ville, qui par sa population ressemble tant à l’Algérie, tous se demandent si c’est cela être français : être parqués par origine ethnique dans des banlieues tristes et délabrées, à quelques kilomètres du luxe mondialisé.

Avec ce tableau de l’exil et du déracinement, la pièce gagne en épaisseur et en complexité, ne se résumant plus au curriculum vitae du djihadiste, car elle montre un drame, une erreur et une ironie. Le drame, c’est celui qu’est tout exil, toute fuite de sa terre natale contrainte par la misère ou la violence ; le drame, c’est tout simplement quitter l’Algérie violente mais solaire pour la France pacifique (encore que) mais grise et fracturée. L’erreur, c’est celle commise et reconnue par les parents, celle d’avoir cru que ce serait forcément « mieux en France », sans imaginer le déclassement et le ghetto de la banlieue ; l’erreur surtout, c’est celle d’avoir cru que la France, ce serait mieux pour les enfants. Or non : pour le fils, pour Hakim, ce fut, d’abord, pire et ce fut presque même fatal. Et c’est ici que surgissent le comble et l’ironie : alors que ses parents ont fui l’Algérie pour fuir l’islamisme, ont gagné la France pour échapper à la violence islamiste et y faire échapper leurs enfants, c’est dans ce pays où il devait en être définitivement immunisé que le fils apprend à connaître, fréquenter et pratiquer cette violence. On comprend alors, elle est très bien dite, la culpabilité des parents mais ceux-ci, en particulier le père, sont d’autant plus justes, vrais et bons que, tout en reconnaissant leur culpabilité, ils savent aussi en appeler à la responsabilité de leur fils qui a choisi, qui a décidé de se faire djihadiste alors que d’autres choix, d’autres décisions étaient possibles et meilleures.

Il touche à l’essentiel, à l’universel aussi, ce père qui, entendant son fils lui dire qu’il est devenu djihadiste pour se venger des frustrations et humiliations subies en France, lui répond à la fin de la pièce :

« C’est ton choix qui t’a guidé, pas ton inconfort. Tu as choisi. À la croisée des chemins, tu as fait le choix de cette vie. Tu aurais pu prendre l’autre route. C’est vrai qu’elle n’est pas de tout repos… il aurait fallu faire preuve de courage et de persévérance. Mais au moins, tu aurais pris ta place dans ce pays. Au moins, tu nous aurais donné raison d’avoir tout sacrifié pour vous. Nous aurions enfin pu étouffer cette satanée culpabilité qui nous ronge. On a toujours le choix mon fils. »

Un parcours exemplaire ?

La pièce de Hakim Djaziri échappe heureusement à l’apologétique et à la « sociologisation ».

Elle montre un parcours personnel, une famille particulière, particulière jusque dans sa haute extraction, sans chercher à universaliser et emblématiser ce parcours, sans chercher non plus à ériger le spectateur en instance d’évaluation et de jugement de ce parcours : la pièce, simplement, le lui montre, ce parcours, et le lui raconte car sa dimension narrative est prédominante. Ce caractère situé fait toute sa valeur.

La pièce ne se résume pas davantage à une analyse sociologique du phénomène de radicalisation dans les banlieues : c’est ici que la représentation de l’exil est essentielle en ce qu’elle universalise l’histoire du jeune Hakim, car quoi de plus universel que la douleur de l’exil ?, tout en la singularisant d’autres histoires, plus attendues (car davantage relayées par les media), de radicalisations de jeunes de banlieues.

On sait à cet égard que les universitaires et spécialistes français se rangent en deux principales écoles : d’un côté, celle qui pense que, partout dans le monde, l’islam se radicalise à la faveur, si l’on peut dire, de la diffusion du message et des pratiques de sa branche salafiste (c’est la thèse de Gilles Kepel) ; de l’autre, celle qui pense que la radicalité et le désir de radicalité s’islamisent (c’est la thèse d’Olivier Roy). Dans le premier cas, l’explication principale est religieuse et mondiale ; dans le second, elle est sociologique, anthropologique et plus spécifique à des pays occidentaux qui se sont eux-mêmes privés de tout substrat religieux.

Là encore, la pièce a le mérite de ne pas simplifier son propos et de ne pas signaler son adhésion à l’une ou l’autre de ces écoles. Certes, d’un côté, l’itinéraire du jeune homme semble celui d’un jeune rempli de colère et de frustration qui, ayant le « choix » entre la petite délinquance et le salafisme, opte pour le second. Il est donc radical, violent, en colère, avant de s’islamiser. Toutefois, d’un autre côté, la pièce ne montre, face au salafisme du cheikh Younès, aucun véritable islam alternatif, c’est-à-dire aucune pratique religieuse intégrale mais non violente. L’islam des parents est en effet simplement culturel, le ramadan (l’un des cinq piliers de l’islam) est essentiellement une fête, seule peut-être la figure initiale du grand-père offre l’exemple d’une pratique réelle. Il semble ainsi qu’hormis un islam culturel dépassé et inaudible pour les plus jeunes (comme est inaudible pour eux le catholicisme culturel et traditionnel qui suffisait aux anciennes générations), la seule pratique conséquente de l’islam, conséquente car fondée sur les cinq piliers, est la pratique radicale prônée par le salafisme. On peut alors croire que c’est bien l’islam qui s’est radicalisé.

Au fond, sur ce point, la pièce ne livre aucune solution ni conclusion : le ckeikh Younès d’un côté, l’ami du jeune homme qui dirige le centre social d’Aulnay (une belle figure) de l’autre côté, se renvoient des passages du Coran dont on peut tirer tout et n’importe quoi, qui justifient aussi bien la guerre sainte et à mort contre les mécréants (c’est-à-dire les non-musulmans) que l’amour du prochain quelle que soit sa religion et la coexistence pacifique avec ces mêmes mécréants. Mais cette indétermination, cette plasticité de la pièce, font plutôt sa force.

À la place, le vide ?

La pièce n’est certes pas sans faiblesses. Nous en voyons deux.

La première est liée à ce que nous venons de dire : Hakim Djaziri ne nous dit pas si, selon lui, le ver de la radicalisation violente est dans le fruit de toute observance stricte des préceptes de l’islam, il laisse le spectateur perplexe devant le face-à-face entre un islam culturel très abrégé et sécularisé et un islam rigoriste, conquérant et violent. La seconde faiblesse est liée au format temporel et à la mise en scène de la pièce : à faire se succéder à un rythme rapide des événements de vie, la pièce perd un peu en intériorité, même si les procédés scénographiques visent justement à compenser cette « événementialité » par une représentation de l’intériorité du jeune homme. Nous voulons dire par là que mériterait d’être posée la question suivante : n’y a-t-il pas chez tout (jeune) homme la recherche de l’absolu et la tentation de la radicalité, d’un engagement qui requiert et unifie corps, âme et volonté ? Dans un monde sécularisé qui manque cruellement d’horizon spirituel tant il est asservi à la consommation et à la technologie les plus serviles, la recherche d’une pureté radicale et prophylactique n’est-elle pas logique ? On aurait aimé qu’en filigrane du récit de son parcours, Hakim Djaziri fît apparaître cette dimension anthropologique et donc universelle du désir de la radicalité et de la tentation de la radicalisation.

Mais si la pièce est silencieuse sur cette dimension, elle est éloquente et forte sur beaucoup d’autres. Et elle a l’immense mérite, et le courage, de ne pas nier le vide auquel laisse place l’anéantissement du rêve et des promesses djihadistes car, à la fin de la pièce, c’est une chambre froide, noire et vide que le cerveau du prisonnier de Fleury-Mérogis. Rien n’a remplacé l’engagement djihadiste, rien n’a été plus fort, rien n’a atteint, peut-on penser, cette intensité et cette certitude, un temps, d’avoir rencontré la vérité. Le prisonnier le dit dans ces mots conclusifs :

« Mon parcours m’a vidé.

La prison a fini de m’achever.

Je n’ai plus de cœur, plus de tripes, plus de jambes, plus de dos, juste un gros cerveau qui pleure, navré de devoir se projeter dans le temps qui reste à vivre…

Ce monde n’a aucun sens pour moi.

Ne m’en voulez pas. »

L’auteur en revanche a su prendre une autre voie, une autre voix, avant qu’il fût trop tard : celle du théâtre et de la représentation. C’est sans aucun doute la meilleure.

Frédéric DIEU

Désaxé de Hakim Djaziri, mes Quentin Defalt (crédits : François Vila)



SPECTACLE : Désaxé

Création : 5 février 2018 à l’Institut français de Barcelone

Durée : 1h15

Langue : français

Public : à partir de 13 ans

Texte : Hakim Djaziri

Mise en scène et scénographie :  Quentin Defalt

Avec Florian Chauvet, Hakim Djaziri et Leïla Guérémy

Collaborateur artistique : Adrien Minder

Lumières : Manuel Desfeux

Musique et ambiance sonore : Ludovic Champagne

Costumes : Marion Rebmann

Régie : Raphaël Pouyet

Chargée de diffusion : Anne-Charlotte Lesquibe

Crédits photographiques : François Vila

Désaxé de Hakim Djaziri, mes Quentin Defalt (crédits : François Vila)

En téléchargement



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle vu lors de la création, le 5 février 2019 à l’Institut français de Barcelone (Espagne)

2 février 2019 : Aulnay-sous-Bois (93)
4 avril 2019 : Pau (64)
– Juillet 2019 : théâtre du Train Bleu – Avignon (84)

Toutes les dates de tournée à venir : site de la compagnie Teknaï

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