L’économie circulaire dans le concret des déchets

L’économie circulaire dans le concret des déchets
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Sauver la planète, c’est beau mais c’est vain ; savoir la nettoyer de nos déjections, c’est peut-être trivial et limité comme ambition, mais c’est à cela que nous devons nous atteler, sans nous perdre dans les nuées.

Actualité de l’économie sociale

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Troisième et dernière partie d’une analyse sur l’économie circulaire.

1/ Circulaire ou solidaire, faudra-t-il choisir ?
2/ Peut-on résister à l’obsolescence programmée ?
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Il y a l’économie circulaire des militants, des programmes politiques et des commentateurs ; et il y en a une, qui trace imperturbablement sa route, c’est celle de l’Administration. Elle repose sur trois domaines, à savoir la fabrication des produits, leur consommation, enfin le traitement des déchets. Et ces trois domaines sont à leur tour déclinés en sept piliers (emplis de sagesse, comme il se doit) puis en onze indicateurs. Il faut avoir passé ceux-ci en revue pour se faire sa propre idée de ce qui avance et de ce qui n’avance pas, de ce qui est bien suivi et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est important et de ce qui est futile, de ce qui marche bien en France et de ce qui marche mieux ailleurs. Et surtout, pour sortir des incantations et se colleter avec les réalités.

Voyons donc, en onze étapes, comment nos têtes pensantes s’efforcent d’évaluer les efforts accomplis et la distance encore à parcourir pour nous fabriquer une planète propre.

1/ Consommation intérieure de matières (DMC) par habitant

Il s’agit de toutes les matières premières (organiques, minérales, combustibles) consommées, c’est-à-dire extraites ou produites sur le sol national, importées (diminuées des exportations), exprimées en tonnes. Cette grandeur est censée représenter la « pression sur l’environnement ». Elle est constituée pour plus de la moitié des matériaux de construction. Son principal défaut est de tout mélanger, les pondéreux et les non pondéreux, les produits inertes et les produits pouvant présenter un danger, et d’être assez sensible à la conjoncture. En année normale, elle tourne en France autour de douze tonnes par an et par habitant. Il y a de fortes disparités entre les pays, sans que l’on puisse en tirer de conclusions probantes ; une zone peu peuplée et assez étendue où l’on investit dans le réseau routier pourra atteindre des valeurs très élevées, alors qu’une zone dense et déjà équipée aura des valeurs faibles. Ce n’est pas pour autant qu’elle sera la plus agréable à vivre.

2/ Ratio du PIB à la consommation intérieure de matières

L’idée est d’obtenir le maximum de PIB pour une même unité de matière première. Cet indicateur mesure en fait la tertiarisation de l’économie ; il est pénalisé par l’industrie. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait progressé en France, passant de deux euros par kilo en 1990 à près de trois euros en 2018. Je ne vois pas comment il pourrait progresser encore, car si l’on ne construit plus rien, on diminue certes le bas de la fraction, mais on ne risque pas de produire de la richesse !

3/ Empreinte matières de la consommation intérieure (RMC)

Cet indicateur de conception récente vise à améliorer la pertinence de la DMC en y incorporant les matières premières non contenues dans les produits finis consommés mais qui ont été nécessaires à leur fabrication, qu’ils soient produits sur le territoire national ou importés. Ce faisant, on ajoute environ deux tonnes par habitant, pour arriver à un total (en 2018) d’environ quatorze tonnes. Certains assurent qu’il faudrait descendre jusqu’à cinq tonnes, un chiffre qui frappe l’imagination. Alors certes, avec des nouveaux plastiques, de la fibre de carbone et de l’aluminium, on pourrait y parvenir, mais à des coûts prohibitifs, ce qui montre bien l’inanité de n’avoir qu’un indicateur en unités de poids.

4/ Nombre de licences d’écolabel européen

Les produits conçus avec le souci de limiter leur empreinte environnementale peuvent demander à bénéficier d’un label spécifique attribué par l’Union européenne. Il s’agit d’une démarche volontaire, et l’évolution annuelle du nombre de licences accordées tient autant du travail intrinsèque des entreprises que de la popularité du label, qui conditionne l’intérêt que les entreprises vont porter à présenter leur dossier. La France est en tête sur le nombre de licences, mais seulement troisième sur le nombre de produits correspondants, derrière l’Espagne et l’Italie. La catégorie la plus représentée est celle des peintures et vernis.

5/ Nombre de démarches d’écologie industrielle et territoriale

Ici encore, il s’agit de démarches volontaires, concernant des projets de coopération locale portant généralement sur les déchets, mais qui peuvent concerner aussi le covoiturage, les économies d’énergie ou tout autre domaine ayant une résonance environnementale. C’est un dispositif purement franco-français géré par un réseau nommé Synapse, acronyme dont la signification d’origine doit être tenue secrète car on ne la trouve sur aucun des sites officiels du ministère.

6/ Nombre d’entreprises et de collectivités ayant bénéficié d’un dispositif d’accompagnement ADEME sur l’économie de la fonctionnalité

Ce qu’on appelle pompeusement l’économie de la fonctionnalité, c’est tout bêtement la préférence donnée à l’usage sur la possession, qui peut prendre diverses formes de location, de crédit-bail ou d’usage en commun, sur le modèle des CUMA qui existent depuis longtemps dans le monde agricole. L’idée est qu’on utilise mieux, en tous cas plus intensément, le matériel de production et qu’ainsi on évite des gaspillages. En réalité, dès lors qu’on raisonne en heures de fonctionnement, il n’y a aucune économie de matériel, et l’avantage de la formule ne concerne que les petits utilisateurs qui doivent se grouper pour rentabiliser un équipement qui serait surdimensionné pour chacun d’entre eux. L’indicateur est de même nature que le précédent : franco-français et administré par un organisme semi-officiel.

7/ Gaspillage alimentaire

Le premier « pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire » date de 2013 et fixait des objectifs de réduction de moitié à l’horizon 2025. En 2016, l’ADEME estimait à 150 kilos par habitant le poids annuel de la nourriture perdue ou jetée, dont 20 % seulement serait récupérée pour l’alimentation animale. Nul ne contestera le bien-fondé de cette cause, mais le suivi quantitatif des progrès réalisés n’a pas encore été clairement mis au point.

8/ Dépenses des ménages consacrées à l’entretien et à la réparation des produits (hors entretien des véhicules)

L’idée est de favoriser l’allongement de la durée d’usage des équipements. Les statistiques semblent décourageantes, car l’écart est grand, dans toutes les familles de produits, entre les dépenses d’achat de biens neufs et les dépenses d’entretien ou de réparation (de douze à un). Mais sur ce sujet, l’hypocrisie du discours officiel éclate au grand jour, tant l’obsolescence encouragée, voire subventionnée par la puissance publique vient contredire les bonnes intentions affichées.

9/ Évolution des tonnages de déchets mis en décharge

Il est clair que l’enfouissement des déchets, tout comme leur incinération sans récupération de chaleur, est la plus mauvaise des solutions. Plusieurs indicateurs montrent que de réels progrès ont été réalisés ; ainsi la part des déchets ménagers gérés par les collectivités territoriales qui ont fini en décharge est-elle passée en une vingtaine d’années de 60 % à 20 %. Mais cela a nécessité de lourds investissements et il n’est pas certain que cette évolution puisse se poursuivre. La fin brutale des exportations de déchets vers la Chine a même provoqué un retour à la croissance des tonnages enfouis. Les objectifs optimistes affichés pour 2025 et 2030 paraissent désormais irréalistes. Il faudra bien s’accoutumer à l’idée que les décharges continueront d’exister. Après tout, si quelques dinosaures et autres mammouths n’avaient pas eu la bonne idée de se laisser engluer dans les boues ou dans la glace, s’ils s’étaient recyclés à 100 % dans la nature environnante, nous n’aurions même pas connaissance de leur existence passée…

10/ Incorporation des matières premières de recyclage dans les processus de production

C’est l’essentiel, bien entendu. Rentabiliser les déchets par leur réutilisation, surtout si cela n’a pas besoin d’être subventionné et re-subventionné, c’est du bonheur en barre, et tout le monde y trouve son intérêt. Pour autant, les arbres ne peuvent grimper jusqu’au ciel. Les progrès sont prometteurs au début, tout va très vite, et on se fixe des objectifs encore plus ambitieux, qui s’avèrent de plus en plus chimériques à mesure qu’on rentre dans le dur. Ainsi, la récupération du papier-carton et celle du verre sont arrivées à un plateau, et ne progresseront plus. La filière de la ferraille a déjà abordé sa décroissance. L’aluminium, après un long plateau, semble entamer sa descente à son tour. Les plastiques, enjeu crucial, sont encore très modestement récupérés, leur traitement se heurte à des barrières technologiques et à des difficultés majeures de collecte, et la rentabilité de ces opérations ne peut être envisagée qu’à long terme et de façon artificielle, en augmentant fortement en amont les « écocontributions » de façon à ce qu’en aval, les entreprises de recyclage puissent équilibrer leurs comptes.

On a élaboré, au niveau européen, un indicateur global, le « taux d’utilisation circulaire des matières », qui est fortement dépendant de sa composition, laquelle peut être très différente d’un pays à l’autre. De plus, son calcul repose sur une série de conventions qui sont toutes discutables. Sous toutes ces réserves, la place de meilleur élève revient aux Pays-Bas avec un solide 30 %, devant la France qui est juste en dessous des 20 %, la moyenne européenne n’atteignant pas la barre des 12 %. Cela peut sembler bien peu, et laisser entendre qu’il y a de fortes marges de progression. Las, le taux français qui est calculé depuis dix ans n’a que très légèrement progressé pendant cette période. Alors, quand des programmes politiques nous annoncent que nous atteindrons 80 % en 2040, je vous laisse juge de la confiance que l’on peut accorder à ces rêveries.

11/ Emplois de la réparation de biens et du recyclage de matériaux

Mesurer le poids d’une branche industrielle en comptant le nombre de salariés qu’elle emploie est la méthode la plus simple et la plus anciennement utilisée. Mais elle est de moins en moins pertinente, car la masse salariale ne représente qu’une partie éminemment variable de la valeur ajoutée, et parce que les phénomènes de sous-traitance et d’externalisation des fonctions tertiaires ont artificiellement accentué la chute de l’emploi industriel. Ceci est vrai partout ; il s’y ajoute, dans le cas du traitement des déchets, le fait que cette industrie, à côté de postes de techniciens hautement qualifiés, draine les laissés pour compte du marché de l’emploi. Les postes d’opérateur sur les lignes de tri forment le gros des emplois d’insertion et ceux des handicapés relevant des ateliers protégés. On est plus dans l’aide sociale que dans la performance économique, et mélanger tout dans un même indicateur ne peut qu’apporter de la confusion.

Cela donne quoi ? Avec 1,6 % des emplois, l’économie circulaire en France est juste à la moyenne européenne. Et je serais bien en peine de dire s’il faut s’efforcer de faire « plus » pour se mettre au niveau des pays baltes avec 2,7 %, ou au contraire faire « moins » pour rejoindre la Belgique et les Pays-Bas qui ne dépassent pas 1,1 %.

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En conclusion, il m’apparaît que, s’il vaut toujours mieux disposer de chiffres, les plus sérieux si possible, plutôt que rien du tout, ces chiffres-là ne nous apportent pas grand-chose. Ils montrent avant tout la grande inertie des réalités économiques, une stabilité déconcertante et décourageante par rapport aux sentiments d’urgence que l’on peut spontanément éprouver. Ils ne permettent pas, surtout à un rythme annuel, de se faire une idée de l’efficacité des politiques mises en œuvre ou de l’évolution des comportements.

Certes, il est bon d’être rappelé aux dures réalités. Mais il est bon, aussi, de sortir de son confort et d’aller constater de visu, et non pas à travers des reportages télé, les désastres environnementaux provoqués par l’accumulation incontrôlée des déchets, par exemple les plastiques échoués sur les plages au lendemain des jours de grand vent. Il faut ces allers-retours entre la macro-économie et les micro-expériences vécues. Et il faut savoir les compléter, l’une et l’autre, par la production (et la lecture) de monographies techniques venant stimuler une appréciation raisonnée du possible et du souhaitable.

Ce que les macro-chiffres seront toujours incapables d’apporter, et qui nous fait le plus défaut, ce sont des éléments de jugement sur le partage des rôles entre les États, les entreprises et les citoyens. Taxer, réglementer, interdire, subventionner, contingenter, c’est ce qu’il y a de plus facile. Il suffit de voter des lois, et l’Administration se fera un plaisir de les appliquer avec le zèle aveugle qu’on lui connaît. D’un autre côté, les partisans des petits gestes se persuadent trop aisément qu’un mimétisme des habitudes et des attitudes venant de la frange aisée des consommateurs des pays riches gagnera la faveur des populations pauvres des autres continents et provoquera un sursaut salutaire. Ces deux blocages mentaux, volontiers symétriques, en tous cas collectifs, sont les véritables Charybde et Scylla de la problématique des déchets des activités humaines. Sauver la planète, c’est beau mais c’est vain ; savoir la nettoyer de nos déjections, c’est peut-être trivial et limité comme ambition, mais c’est à cela que nous devons nous atteler, sans nous perdre dans les nuées. À la pelle, à la balayette, camarades !

Philippe KAMINSKI

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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



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