Trop isocèle, trop haute, trop pointue, qui veut la mort de la tour Triangle ?

Trop isocèle, trop haute, trop pointue, qui veut la mort de la tour Triangle ?
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Les conservateurs, ces vigilants gardiens de ce qui existe quelle qu’en soit la laideur, ces ennemis acharnés de toute nouveauté quelle qu’en puisse être la beauté, luttent contre la création de la tour Triangle. Une pyramide belle, surprenante, fascinante, qui aurait le mérite de renouveler un quartier horizontal, voire laid par endroits, et le faire ainsi entrer de plain-pied dans la modernité.

Actualité de l’économie sociale

La tour Triangle refait parler d’elle. Après plusieurs années de sommeil, le projet semble avoir franchi les différents obstacles juridiques qui l’entravaient et le démarrage des travaux est annoncé comme imminent. Mais cela a réveillé l’opposition, qui se dresse à nouveau vent debout et évoque les catastrophes que cette construction ne manquerait pas de provoquer. Du côté des partisans, on est nettement moins disert ; on n’y connaît que la discipline de parti, ou de groupe, qui commande les votes au conseil de Paris ou au conseil de région.

Mal nommée « tour », alors qu’il s’agit d’une pyramide, Triangle est née en 2008. Nous sommes habitués à ces délais interminables mais, vus de certains pays, ils ont quelque chose de sidérant. Dans maintes capitales, le temps de gestation de ce genre de projet s’apparente à celui des lapines, tandis qu’à Paris il dépasse celui des éléphantes. Et pourtant, Triangle n’a rien d’un mastodonte. Cent quatre-vingts mètres de hauteur, il n’y a pas de quoi se pâmer. D’autant plus que, contrairement à ce que j’ai lu à diverses reprises (il suffit d’une seule dépêche d’agence, dupliquée par paresse, pour que toute la presse semble à l’unisson), elle ne doit pas être édifiée en plein Paris, mais au-delà de la ceinture des Maréchaux, à un endroit où il n’y aura aucun immeuble riverain.

En novembre 2014, le projet était rejeté, avant de ressusciter l’année suivante. Je publiai alors un article pour le défendre. Je reprends aujourd’hui mes arguments d’alors, en les plaçant dans une perspective plus vaste. Car il ne s’agit pas seulement d’urbanisme ou d’architecture ; tout vient, pêle-mêle, dès qu’on tire sur la pelote : nos attitudes face aux changements, nos relations à l’espace, nos capacités d’adaptation, notre aptitude à faire des exceptions dans nos principes.

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Aimez-vous les changements ?

Que répondre ? Vous noterez bien que je n’ai pas évoqué le changement, cette abstraction fort en cour dans le langage politicien, mais les changements, c’est-à-dire tout ce qui bouge autour de nous, tout ce qui modifie notre voisinage et perturbe nos habitudes. Le plus souvent, nous sommes mis devant le fait accompli ; les changements surviennent à notre insu ou, à tout le moins, s’imposent à nous, sans nous avoir laissé ni le choix ni la possibilité de peser sur une quelconque décision.

Certains changements nous laissent indifférents ou passifs ; et il arrive, bien rarement, que d’autres nous enchantent. On aimerait tant pouvoir dire plus fréquemment, et surtout entendre, quelque chose comme : Ah, quelle bonne idée d’avoir remplacé la laideur qu’il y avait là par quelque chose de beau !

Car la règle générale, c’est de ne pas aimer les changements, qu’il s’agisse des sens de circulation, de nouvelles constructions, de produits qui sont remplacés par d’autres, ou de rues qu’on rebaptise.

Cette préférence irraisonnée pour l’existant est-elle universelle ? Est-ce qu’en certains lieux, en certaines cultures, ou à certaines époques, on a pu observer, en dehors de toute propagande et de tout conditionnement des foules, une attirance spontanée pour un tourbillon déstabilisant qui mette à bas le décor établi pour lui substituer de nouvelles références et de nouvelles habitudes ? Je ne veux pas m’avancer. Mais je crois pouvoir affirmer que le vieillissement de la population est un facteur aggravant qui ne peut que renforcer le conservatisme et augmenter la défiance tant vis-à-vis des grands chantiers, qu’il s’agisse de travaux publics ou de réformer l’État, que des petits chantiers de notre quotidien.

Et en ce qui me concerne, nonobstant ma réputation de misanthrope que j’assume avec un flegme proche de l’allégresse, j’ai plutôt suivi le chemin inverse, fort rétif aux changements dans mes jeunes années, et les appelant de plus en plus de mes vœux à mesure que blanchissait mon système pileux.

Je me souviens des crises de nostalgie aiguë que je pouvais éprouver lorsque, revenant à Paris peu de temps après l’avoir quitté, je découvrais que tel ou tel bistrot chargé de souvenirs personnels avait fermé ou était transformé par son nouveau propriétaire. Je n’avais pas trente ans, et je pleurais sur un proche passé mythifié, le mien, déjà à jamais disparu. Le « Tout a foutu le camp » m’avait frappé très précocement. La modernité ne trouvait guère grâce à mes yeux : les filles mal fagotées, les chansons de carabin que plus personne ne sait reprendre, la mauvaise bière qui a partout chassé la bonne. Bref, je ne voyais partout que matière à vitupérer sur les merveilles disparues.

Eh bien, aujourd’hui, au lieu de m’être enfoncé plus avant dans une juvénalerie ronchonneuse, j’accueille avec plaisir maintes nouveautés. Ah, pas toutes, certes ! Mais beaucoup plus que la majorité de mes contemporains.

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Ainsi de Paris et de son aménagement. On y a édifié de tout temps de jolies choses et des choses laides, et le temps ne fait rien à l’affaire, pas plus que la taille. Le petit ancien peut défigurer et jurer tout autant que le grand nouveau. De même, la qualité de vie qu’on y trouvera peut varier du meilleur au pire, indépendamment de l’âge ou du gabarit.

Comme tout le monde, par mimétisme et par routine, j’ai longtemps adhéré à l’idée de conserver pieusement le bâti intra-muros existant et d’en bannir les tours. Le legs monumental d’une longue Histoire accumulée, la sauvegarde d’un certain art de vivre urbain et, bien entendu, le tropisme culturel ambiant me faisaient recevoir comme une évidence que Paris ne peut être gérée à l’instar d’une ville d’Amérique où l’on ne s’embarrasse pas de démolir ce qui n’a jamais eu d’âme (affirmons-nous !) pour rebâtir ce qui n’en aura jamais non plus (croyons-nous pouvoir affirmer).

Puis j’ai pris l’habitude de me rendre deux ou trois fois par an à Londres, et ce que j’y ai observé a fait vaciller mes certitudes. Londres n’est pas Montréal, ce n’est pas Paris non plus, mais c’est son double, en tous cas la ville de l’ancien Monde qui partage le plus de traits communs avec Paris.

Londres n’a connu ni Haussmann ni Viollet-le-Duc, mais on pourrait penser qu’ils s’y sont réincarnés depuis une trentaine d’années. Avec des approches certes bien différentes ; les abords de Notre-Dame ont été dégagés naguère, alors que des immeubles de bureaux ont été édifiés quasiment contre Saint-Paul. Il n’empêche ; il faut voir nos Britons à l’œuvre sur la Victoria Street, qui rejoint la gare éponyme à l’abbaye de Westminster, où des pans entiers d’immeubles pourtant récents sont l’un après l’autre abattus pour faire place à des constructions futuristes d’ailleurs fort réussies. Imaginons un instant, sans frémir, l’équivalent sur le boulevard Saint-Michel…

Il ne peut y avoir durablement, d’un côté de la Manche l’immobilisme, de l’autre une agitation trépidante ; il faudra bien que Paris bouge à son tour. Et il n’est pas digne de son rang de ne le faire que contraint et forcé, suivant et copiant avec retard ce que font les autres métropoles mondiales.

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Je me sens proche du projet de tour Triangle car il doit transformer le quartier de mon enfance ; je pourrais donc m’y opposer avec la plus grande détermination, au nom de la sauvegarde de mes souvenirs. Et ceux-ci sont légion ! Il me suffit de fermer les yeux pour me revoir, au sortir du lycée, m’engouffrer dans la Foire de Paris après avoir, soit négocié un passage discret avec un gardien débonnaire, soit escaladé un petit mur d’enceinte. Et quand ce n’était pas la Foire de Paris ou un autre salon, le parc des expositions en train de se vider d’un événement passé ou de se préparer à un événement futur était toujours là pour accueillir ses jeunes visiteurs clandestins après leur dernier cours. Nous n’ignorions rien de ses recoins magiques, de ses escaliers interdits, de ses quelques téléphones d’où l’on pouvait faire des blagues à tout va. Nous y avons vu monter, poutrelle géante après poutrelle géante, le viaduc du périphérique.

Du paysage de cette époque, il ne reste plus rien du côté d’Issy-les-Moulineaux. Tout y est moderne. On pourrait s’y laisser aller à la nostalgie, mais cela ne le méritait pas vraiment. Du côté de Paris, quasiment rien n’a changé. Mais ce n’est pas bien beau pour autant. Et entre les deux, il y avait, il y a toujours, une longue trouée lugubre entre deux interminables palissades. Ce morceau d’avenue Ernest-Renan fut jadis le début de la route reliant Vaugirard à Versailles. Malgré les contre-allées bordées d’arbres, ces quelques centaines de mètres mal éclairés n’ont jamais été agréables à arpenter. Pas une porte, pas un magasin. Jadis, les voitures traversaient vite, sautant sur d’antiques pavés. Les piétons étaient très rares, et on craignait les rencontres. Récemment, la circulation a été neutralisée pour permettre le passage du tram venant de la Défense ; mais cela n’a pas rendu l’endroit plus gai.

C’est ce sinistre morceau d’avenue que la tour Triangle effacera à jamais. Pour cela, devrais-je la haïr, simplement parce qu’elle sera moderne, parce qu’elle doit être haute ? Hé, point du tout. Je la trouve belle, surprenante, fascinante, cette tour. Elle est digne de mes souvenirs, que je lui offre bien volontiers. Il faut que la roue tourne. Et quand elle tourne pour faire place à du beau, il faut s’en réjouir.

Des coalitions hétéroclites se sont formées pour empêcher la tour de sortir de terre. Au nom de quoi ? Ces gens-là connaissent-ils seulement l’endroit ? Ce ne fut qu’un joyau de l’art politicien : d’un côté, le chantage à la discipline de parti, de l’autre, la volonté farouche de mettre le pouvoir en minorité. L’urbanisme a été totalement pris en otage. Faut-il s’en désoler ? Il y aurait certes de quoi… mais je préfère voir en quoi le verre est à moitié plein : cette nouvelle et lamentable carence du système de gouvernance de la capitale, alors qu’on parle du « Grand Paris » depuis des décennies déjà, doit nous persuader que tout est à repenser, absolument tout, de fond en comble.

Les conservateurs, ces vigilants gardiens de ce qui existe quelle qu’en soit la laideur, ces ennemis acharnés de toute nouveauté quelle qu’en puisse être la beauté, ont savouré leur victoire provisoire, ayant tiré avantage de l’aversion générale que suscitent les tours à Paris ; mais qu’est-ce qu’une tour ? Un simple IGH (immeuble de grande hauteur) ?

Historiquement, il n’a existé que peu de tours isolées. Les tours faisaient partie intégrante de constructions plus vastes. L’appellation est déjà en soi ambiguë. Et si les premières tours de Paris, celles qui ont poussé vers la place d’Italie, ont été bâties sur le modèle des premiers gratte-ciel du Nouveau Monde, elles seraient déjà rasées et remplacées si elles avaient été édifiées à Chicago. Ce sont, indirectement, nos chers conservateurs qui les ont préservées !

La tour Montparnasse est d’allure toute différente. Je ne l’aime guère, mais ce sont surtout les autres constructions qui l’ont accompagnée sur le site de l’ancienne gare qui méritent une démolition sans délai. La tour elle-même, désormais désamiantée à grand frais, est paraît-il trop lourde par son ossature pour être menacée. J’ai lu quelque part qu’elle pèse plusieurs fois les deux tours défuntes du WTC, pourtant infiniment plus hautes qu’elle. Mais la « tour de trop » est bien entendu l’horrible donjon Zamansky, qu’on aurait cent fois dû abattre et qu’on a pieusement conservé, là aussi après un désamiantage hors de prix. Quelle logique dans tout cela ?

Quant à Triangle, au même titre que les constructions londoniennes que j’évoquais précédemment, ce n’est pas un phare, ni un cierge, ce n’est une tour que parce que c’est un IGH… un petit IGH, bien modeste, au regard de ce qui s’édifie chaque jour en Chine ! Mais c’est avant tout un signe de renouveau du quartier du parc des expositions. Ce parc, bien que constamment modernisé, est resté ce qu’il était lors de son ouverture : un espace horizontal, conçu au temps des voitures à chevaux et qui s’est progressivement habitué à l’automobile. Qui va croire que cela puisse rester longtemps à la mesure d’une métropole qui se veut mondiale ? Qui va croire que le lointain site de Villepinte puisse à lui seul faire l’affaire ? La ville de Paris a la chance unique de posséder un parc des expositions très proche de son centre historique, bien desservi, mais elle ne continuera à en profiter et à attirer les visiteurs du monde entier que si ce parc s’adapte, c’est-à-dire se verticalise.

Philippe KAMINSKI

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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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