Les dramaturges Evan Placey et Sylvain Levey face aux drames du web

Les dramaturges Evan Placey et Sylvain Levey face aux drames du web
Publicité

Deux dramaturges, Evan Placey et Sylvain Levey, s’emparent d’événements nés ou connus par les réseaux sociaux – un drame et un « fait divers ». Le premier est canadien, du même pays qu’Amanda Todd ; le second, français, trouve son inspiration dans le selfie d’une adolescente américaine devant le camp d’Auschwitz. Deux écritures contemporaines (très) différentes, deux manières divergentes d’envisager le traitement du réel, deux textes publiés aux éditions Théâtrales.

Amanda Todd et Breanna Mitchell

Elle s’appelle Amanda Todd. Elle a 15 ans, presque 16. Une jeune fille inconnue. Du moins, jusqu’au 10 octobre 2012. Ce jour-là, l’adolescente canadienne se suicide, pour échapper à un harceleur qui la poursuit depuis plusieurs années, de collège en collège. Un mois avant sa mort, elle publie une vidéo de neuf minutes sur YouTube, dans laquelle elle raconte son histoire, en silence, à travers une succession de post-it, et appelle à l’aide. À sa mort, la vidéo fait le tour du monde. Un débat national sur la criminalisation de la « cyber-intimidation » est lancé, son harceleur est arrêté. Elle est célèbre, mais morte.

Elle s’appelle Breanna Mitchell. Elle a 18 ans. Une jeune fille inconnue. Du moins, jusqu’au 20 juin 2014. Ce jour-là, l’adolescente américaine poste une photographie sur Twitter : elle, tout sourire, vêtue d’un sweet rose, avec pour simple légende : « Selfie dans le camp de concentration d’Auschiwtz » – et un smiley aux joues rosées, terrible. En quelques jours, les réseaux sociaux s’enflamment, l’invectivent, la provoquent jusqu’à l’inciter au suicide. Elle justifie son acte, parle de son père, devient médiatique, continue de tweeter : «I’m famous yall» – « Je suis célèbre vous tous ». Elle est effectivement célèbre, et vivante.

Ces deux événements, nés sur les réseaux sociaux, ont été au cœur de l’actualité médiatique, le temps des passions, des invectives et des larmes, avant de sombrer peu à peu dans l’oubli. Avant, surtout, que la littérature ne s’en empare – par le biais de l’écriture dramatique.

Evan Placey et son féminisme sermonneur

Dans sa postface à Ces filles-là, Evan Placey raconte l’origine de sa pièce. Certes, il y a la vidéo d’Amanda Todd qui commence à faire le tour du monde ; mais il se trouve également confronté à un groupe, dans le cadre d’atelier menés auprès des jeunes, qui pense le féminisme comme un fait du passé : « Seul féministe dans la salle, je me suis retrouvé à défendre la nécessité de cette notion face à une bande d’adolescentes, raconte-t-il. Et justement parce que le sujet ne les intéressait pas, j’ai compris qu’il fallait que j’écrive une pièce là-dessus ».

Actualité du féminisme

À l’heure où l’affaire Harvey Weinstein envahit quotidiennement les médias, après les révélations publiées par le New York Times le 5 octobre dernier, la thématique ne manque effectivement pas d’être actuelle ; un certain féminisme a encore toute sa place. Reste la question du traitement. Avec finesse, le dramaturge nous fait entrer dans le phénomène du groupe, cette terrible spirale qui considère tout écart comme une tache d’encre sur la page immaculée d’une conscience prétendûment universelle, quand elle n’est que démission et lâcheté personnelle devant l’impitoyable clan.

« C’est pas moi qui ai envoyé la photo au départ.
Si on prend une photo et que personne ne la voit, est-ce qu’elle a vraiment été prise ? Je veux dire, c’est pas Platon ou je ne sais pas qui qui a dit ça ? […]
Mais peut-être que c’est pas du tout pour protéger le groupe. Peut-être que les poules sont juste des grosses salopes sanguinaires. Il faudrait demander à un fermier en fait. » (extrait)

Ces filles-là n’ont pas de nom ; elles appartiennent à la tribu de Sainte-Hélène, « une école spéciale » pour filles spéciales, aux « amitiés éternelles », aux « liens de sœurs ». Ces filles-là n’ont pas de prénom, sauf une, Scarlett. Le procédé n’est certes pas nouveau, qui se retrouve tant dans Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès que dans l’excellente pièce récente de Suzanne Lebeau, Trois petites sœurs, autre texte paru aux éditions Théâtrales.

Scarlett… celle qui se voit revêtue de tous les mots infamants, celle qui est citée par son prénom, celle dont le « je » à une épaisseur. Et puis soudain, sur tous les portables : « Une photo de Scarlett. Toute nue. » Ces filles-là vont l’effacer, c’est sans intérêt. Sauf qu’il y en aura toujours une pour ne pas le faire, pour la partager. Alors ces filles-là la transfèrent. La spirale fonctionne.

Une écriture incisive jusqu’à la harangue moralisatrice

Evan Placey alterne avec maîtrise un style incisif, court et tranchant, et une narration plus ample, qui laisse la place aux souvenirs, aux discours – ceux de la fille en robe des années 20, de celle au casque d’aviateur, de celle encore aux fleurs dans les cheveux, de celle enfin aux épaulettes. Filles mystérieuses, scellées dans la mémoire ; figures d’une lutte pour l’émancipation ; ancêtres de celle qui, par la vindicte de ses comparses, se retrouve au ban de la féminité – la leur, à ces filles-là.

« J’ai compris que vous n’étiez rien. Il y a un monde immense et cruel dehors pour qui les filles de Sainte-Hélène ne sont rien. Il y a un monde immense et cruel dehors prêt à vous avaler. Mais quand il vous avalera toutes, il vous vomira direct. Parce que vous êtes des filles indigestes. Voilà le genre de fille que vous êtes. Vous êtes du poison. Et le monde saura que vous êtes ces filles-là. Et vous serez toutes seules. Ensemble, mais seules. » (extrait)

Cette écriture, intéressante en ses variations, se voit malheureusement envahie, polluée par une harangue sermonneuse, qui circonscrit le sens dans un étau asphyxiant. L’auteur sait ce qu’il faut penser ; il l’impose à chaque page, jusque dans cette faible scène (presque) finale qui voit Scarlett revenir des ombres pour asséner sa vérité, celle d’un dramaturge sûr de son droit, qui ne voudrait pas que le lecteur, dans sa liberté, l’ait mal compris auparavant. Tout est écrit ; le lecteur est muselé, privé de son libre arbitre – à croire que le féminisme, du moins celui que défend Evan Placey, c’est-à-dire un féminisme qui ressemble davantage à un épisode de Gossip Girl qu’à une lutte pour l’égalité en dignité de l’homme et de la femme, est un dogme, un principe irréfutable… sous peine de voir ledit lecteur à son tour banni de l’impitoyable esprit clanique de notre société ?

Cette moralisation débordante est décidément bien un mal qui guette nombre d’artistes aujourd’hui. Parce qu’il n’a pas d’abord de thèse à défendre, Sylvain Levey y échappe totalement.

Sylvain Levey et la représentation de soi

Le dramaturge français Sylvain Levey nous livre un texte étonnant. Qu’est-ce donc que cette écriture qui reprend incidemment le style déployé sur les réseaux sociaux ? Une langue hachée, brutalisée, sans cesse court-circuitée – une langue qui, a priori, ne m’inspire rien de bon. Un langage efficace, moulé dans le quotidien le plus anodin. Qui parle ? Qui écrit ? Qui photographie ? Qui est photographié ? Qui vit ?

De la délicate question de la représentation

Un tweet. Une photographie, encore. Un selfie. Michelle, tout sourire devant le camp d’Auschitz. Michelle ? À moins que ce ne soit uneviedechat. Son avatar. Son double. Sa représentation. Sa mise en scène de soi. Son nom de plume cybernétique. Son nom d’artiste ? Les réseaux sociaux s’enflamment : on l’insulte, on l’invective, on la pousse explicitement à mettre fin à ses jours. Qui ? D’autres avatars. D’autres doubles. D’autres représentations.

« Michelle.– Photo prise le 03/05/2015 à 10h56 postée sur ma page Facebook, mes comptes Snapchat et Twitter arrobaseuneviedechat le 03/05/2015 à 22h22 avec le commentaire hasgtag Auschwitz’s day, quatorze signes suivis d’un émoticône big love. » (extrait)

Elle a osé prendre un selfie à Auschwitz. Elle a osé la représentation de soi, dos tourné au camp de la mort, à ce lieu qui pourtant justifie la photographie elle-même – paradoxe que souligne avec justesse Michel Simonot dans sa postface de la pièce. Doit-on l’accabler ? Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? La question est posée, à propos de Breanna Mitchell, dans un article ; Sylvain Levey la ressaisit et semble la prolonger indéfiniment, en une suspension qui demeure encore longtemps après la lecture de la pièce, jusqu’au moment d’écrire cette critique.

« strawberryicecream.– Je commente la photo de arrobaseuneviedechat hashtag Auschwitz’s day émoticône big love : Un sourire devant les camps de la mort trois points de suspension. » (extrait)

Qui a pris la photographie : Michelle ou sa représentation virtuelle, uneviedechat ? Et est-ce bien Auschwitz en arrière-fond, ou sa figure, une imitation reproduite ? La question, apparemment anodine, a traversé l’histoire artistique moderne : Ceci n’est pas une pipe, a titré en son temps René Magritte.

« danslaplace.– La fille devant les camps de la mort trois claques ma parole. […]
jpc.– À mort la blonde.
ouiefine.– On va la cramer/
voleauvent.– Qu’on lui fasse bouffer son sweat rose.
Coco22.– La lapidation ! » (extrait)

Représentation de soi et représentation artistique

La question de la représentation pourrait tenir tout entière dans cette problématique. Elle traverse autant l’attitude du personnage de Michelle que l’acte d’écriture de Sylvain Levey. Où se situe la réalité ? Où commence le geste artistique ? Qu’est-ce qui sépare un ready made de Marcel Duchamp ou une performance de Marina Abramović d’un selfie pris à Auschwitz ? Représentation de soi contre représentation d’un autre ? Nous ne donnerions alors pas cher de nombreuses œuvres dites artistiques – littéraires, théâtrales, cinématographiques… –, qui se résument davantage à un étalage des névroses de leurs auteurs qu’à un acte créateur.

L’art se différencierait-il du selfie par la conscience de l’acte posé ? Faudrait-il convertir ledit selfie irréfléchi en « Yolocaust » volontaire, tel l’artiste israélien Shahak Shapira ? Dans ce cas, qu’importe l’œuvre tant que l’intelligence – et, dans le cas présent, un simple logiciel – est en mouvement !

Représentation de l’ordinaire

Sylvain Levey dévoile cet ordinaire de la représentation, qui pénètre aussi bien les élèves que les professeurs d’histoire et d’allemand. Tous envoient des messages ; tous postent des photographies avec commentaires, chaque fois qu’ils arrivent dans un lieu : Michelle, Angèle, Kim, Abel, Sélim… Nous aurions envie d’ajouter Sylvain, moi, ta mère, mon frère, ta voisine… Mais Sylvain Levey ne le dit pas ; il ne le suggère même pas. Il écrit l’histoire, sans prétendre nous instruire, sans même répondre à la question inaugurale, avec une grande tendresse pour ces êtres perdus dans leurs habitudes.

« Le professeur d’allemand.– Doit-on en vouloir à Michelle ?
Abel.– Pourquoi on devrait en vouloir à Michelle ?
Le professeur d’histoire.– D’avoir fait un selfie à Auschwitz ?
Angèle.– Un selfie c’est un selfie.
 Le professeur d’histoire.– Et un camp de la mort c’est un camp de la mort oui.
Sélim.– Et un dinosaure c’est un dinosaure. […]
Le professeur d’histoire.– Ils rient. Chacun donne son avis sans vraiment écouter l’avis de l’autre, les sujets de débats rebondissent comme des balles de ping-pong, en vouloir ou pas à Michelle d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? Faut-il se laver les cheveux tous les jours ? Premier ou deuxième service à la cantine.  […]
Angèle.– Madame, quand on visite on prend des selfies, c’est normal. » (extrait)

Ce n’est qu’en refermant son œuvre, en se connectant sur les réseaux sociaux et en lisant les commentaires rageurs, écrits instantanément par des internautes qui ne prennent plus le temps de comprendre l’autre mais passent toute chose à la moulinette de leur prisme de lecture, que la pertinence de son écriture affleure. Les représentations ne cesseront jamais : le selfie est oublié, les comptes remis à neuf. La responsabilité demeure en suspension… Le temps de tweeter cet article, et le tour est joué.

Pierre GELIN-MONASTIER

Evan PLACEY, Ces filles-là, traduction Adélaïde Pralon, éditions Théâtrales, 2017, 96 p., 8 €

Sylvain LEVEY, Michelle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz ?, éditions Théâtrales, 2017, 62 p., 8 €



 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *