« La Fiesta » d’Israël Galván : un long accouchement qui n’aboutit pas…

« La Fiesta » d’Israël Galván : un long accouchement qui n’aboutit pas…
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Les premières et longues minutes de la pièce d’Israel Galván laissent penser que nous allons danser la fête, celle de la vie populaire, sans paillettes. Le spectacle s’ouvre sur des scènes de la vie quotidienne ; le flamenco bat sa pulsation partout, chez la vieille gitane, les footballeurs, les actifs et les oisifs, illustrés par Israel Galván dans son solo initial. Tous semblent habités par ce métronome obsédant et cherchent à lui redonner vie, chacun dans son propre langage.

Le substrat de cette danse ancestrale est diffracté pour mieux en déployer les manifestations individuelles : geste, rythme, parole, mélodie. Mais l’ensemble devient tristement cacophonique et l’avortement des tentatives, systématique. Si la quête pour redonner vie à ce flamenco enfoui est une expérience efficace pour le spectateur, c’est en tant qu’elle le laisse à bout, triste et vidé, devant l’échec de la danse.

Un paradis perdu

Huit personnages cherchent et veillent la présence du flamenco dans leur vie quotidienne – jusque sur les toilettes où le fabuleux Niño de Elche retrouve la voix –, pendant 1h30, comme un paradis perdu. C’est une longue marche dans le désert pour retrouver le rythme, les mots, le ton, la musique d’une danse qui coule dans les veines de chacun d’eux depuis des générations – en témoigne la présence de cette vieille gitane, Uchi, âme et témoin d’un âge qui n’est plus.

Pour accomplir ce chemin, Israel Galván dissèque et décompose la substance du flamenco, dévoilant ainsi l’épaisseur de cette danse ancestrale que les sensibilités retrouvent chacune dans son langage : son, pulsation, mouvement, corps, voix, instruments. Sont explorées autant ces dimensions que l’origine et les influences culturelles du flamenco, puisque la recherche investit toutes les traces laissées par le temps et ce, dans une rage innervée d’impuissance.

Ainsi le spectacle est-il marqué par un avortement continuel et lancinant : entre balbutiements et pleurs, Niño de Elche cherche à percer le silence de sa voix mélancolique ; Eloísa Cantón traverse la scène, telle l’ombre de Carmen Amaya en costume / robe traditionnelle, et tente un instant une échappée flamenca enragée, assise sur un tabouret à roulettes ; la superbe Alia Sellami, voix intérieure et généreuse, soutient l’errance commune de ses chants anachroniques et éclectiques, sans néanmoins parvenir à apaiser quiconque. Habiter le flamenco et l’exprimer corporellement sont des tentatives en permanence avortées, qu’elles puisent dans la tradition ou dans des registres plus contemporains.

Cette pérégrination collective est comme un accouchement, long, douloureux, de ces influences et langages, entre ruptures constantes et intermèdes cacophoniques, qui nourrissent chez le spectateur une même attente vive, insupportablement longue, de la fiesta promise. De ce point de vue, la performance est réussie : nous partageons avec le peuple de Séville la terrible Saudade – añorenza – d’un flamenco enfoui et pourtant battant à chaque coin de rue.

Une danse communautaire et solitaire

Seul à échapper au destin insupportable de cet avortement, Israel Galván perce de bout en bout la scène par une performance aussi bouffonne et caricaturale que spectaculaire – son solo final est incomparable. Mais il ne semble pas assister à l’accouchement douloureux des autres et suit son propre rythme, solitaire et léger. Il ne perd jamais le compas, le rythme flamenco, l’habite de toute sa fureur, déjouant le destin collectif… au prix d’une rupture avec le reste de la communauté. Lui n’a pas besoin d’engendrement, il n’est pas celui qui cherche.

Si nos regards se tournent régulièrement vers lui, il n’apporte in fine rien à cette fiesta, sinon l’obscénité d’une provocation qui atteint jusqu’au spectateur, frustré de voir se dérouler ce « show » dans un coin de la scène.

Israel Galván suinte le Surhomme nietzschéen, celui qui ne doit rien à personne, libre d’une liberté qui exclut tout autre, qui agit seul. Face à l’impuissance ambiante, au cours de ce long enfantement d’une « fiesta » qui n’advient pas, la virtuosité du chorégraphe et danseur semble se moquer du reste du monde – du spectateur. Débridée, elle semble sans adresse et sans intériorité, pure extatique qui laisse finalement Niño de Elche se jeter, larmoyant, contre des murs de tables – dernière scène de la pièce.

Pendant 1h30, nous attendons la fête ; elle ne surgira pas. Le flamenco qui se déploie tout ce temps est sans Vie. Son parti pris est éclectique, dissonant, et rompt toute possibilité d’harmonie. Même l’art d’Israel Galván apparaît seulement énergique, technique et, de ce fait, très aride.

Loin du théâtre populaire

Où sont passées les couleurs de l’Espagne, les courbes féminines, les arabesques envoûtantes, la mélodie de la joie ? Non pas muséifiées, comme le pointe le chorégraphe lui-même en faisant apparaître la figure traditionnelle – Eloísa Cantón – dans un cadre aux moulures baroques, mais dans leur esprit originel ancestral, qui dilate le cœur et emporte les sens, loin du cérébral. L’enchantement attendu est troqué contre la performance du virtuose. Nous sortons frustrés et tristes de cet avortement, que l’artiste nous présente comme un point final de son œuvre. Déjà, l’an dernier, dans cette même Cour d’honneur, Babel 7.16 nous avait dépités par un discours sur la danse, sans corps et sans esthétique.

Que penserait Jean Vilar, lui qui voulait pour Avignon un théâtre populaire ? Où donc est passée la tradition populaire de la Cour d’honneur ? Il suffit d’écouter l’enseignement du fondateur du festival, dans son Manifeste de Suresnes en 1951 : « On sent bien qu’il n’est pas question pour nous d’éduquer, par le truchement des chefs-d’œuvre, un public. La mission du théâtre est plus humble, encore qu’aussi généreuse : il doit plaire, séduire, réjouir, et nous couper pour un temps de nos peines intimes et de nos misères. »

La pièce d’Israel Galván exploite des talents indéniables et une quête du flamenco enfouie, riche d’impasses ; elle échoue malheureusement dans son aboutissement, ne parvenant pas à réunir ce qui a été diffracté, à donner corps à l’objet perdu. Elle porte l’aveu d’un art de la danse vaincu et nous laisse un gros vide dans les entrailles. Est-ce là aujourd’hui le rêve d’Avignon ?

Pauline ANGOT



DISTRIBUTION

Conception, direction artistique et chorégraphie : Israel Galván

Avec Eloísa Cantón, Emilio Caracafé, Israel Galván, El Junco, Ramón Martínez, Niño de Elche, Minako Seki, Alia Sellami, Uchi

Dramaturgie : Pedro G. Romero

Collaboration à la mise en scène : Patricia Caballero et Carlos Marquerie

Direction musicale : Israel Galván et Niño de Elche

Collaboration à la mise en scène : Patricia Caballero

Scénographie : Pablo Pujol

Lumière : Carlos Marquerie

Son : Pedro León

Costumes : Peggy Housset

Assistanat à la mise en scène : Balbina Parra

Avec la collaboration du Byzantine Ensemble Polytropon
Direction : Panagiotis Andriopoulos
Voix : Panagiotis Andriopoulos, Roni Bou Saba, Charalampos Kalapanidas, Dimitrios Karadimas

Crédits photographiques : Christophe Raynaud de Lage

Informations
– Public : à partir de 12 ans
– Durée : 1h30



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée

Spectacle créé au Festpielhaus St Pölten, en Autriche, le 6 mai 2017

  • 29 juillet 2017 : Sagunt a escena – festival d’Estiu (Espagne)
  • 21 décembre 2017 : La MALS, théâtre de Sochaux (MA scène nationale – Montbéliard)
  • 11-12 janvier 2018 : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
  • 19-20 janvier 2018 : Théâtre de Nîmes – festival Flamenco
  • 7 février 2018 : Opéra Berlioz – Le Corum (Montpellier)
  • 22-23 mars 2018 : Théâtre de l’Archipel (Perpignan)
  • 4-5 mai 2018 : Teatros del Canal – sala Roja (Madrid)
  • 15 mai 2018 : L’Onde Théâtre de Velizy-Villacoublay
  • 18-19 mai 2018 : Teatro Central (Séville)
  • 2 juin 2018 : Théâtre du Beauvaisis (Beauvais)
  • 6-13 juin 2018 : Théâtre de la Ville – La Villette (Paris)



 

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