Imaginer Sisyphe scabreux

Imaginer Sisyphe scabreux
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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.



[Tribune libre*]

La mythologie antique n’est simple, et par là même porteuse de pédagogie et d’exemplarité, pourvoyeuse de rêve et d’inspiration, que dans les ouvrages de vulgarisation les plus élémentaires. C’est en eux que les enfants vont structurer leur imaginaire, et que leurs parents retrouveront les repères rassurants nécessaires pour mieux les y accompagner. Les grandes œuvres d’art, théâtre et sculpture depuis les origines, relayées à la Renaissance par la peinture, n’ont guère dérogé à ce principe de simplicité. Le mythe y est toujours universel, univoque, et de sa représentation naît l’infinité des possibles. À chaque conquête de Zeus sa métamorphose, tantôt en aigle et tantôt en pluie d’or, à chaque travail d’Hercule son défi et sa performance, à chaque légende un début, une action et un dénouement bien cadrés et bien reconnus de tous.

On ne devrait jamais ouvrir de livre visant au-delà de la classe de sixième. Car dès qu’on y découvre que plusieurs variantes coexistent et se contredisent, que les cultes et même que les noms des dieux, demi-dieux et autres mortels illustres pour lesquels on a édifié tant de temples et sacrifié tant de grasses génisses n’avaient qu’une existence plastique, changeante selon les villes et les époques, que tout est vrai et faux à la fois et que l’on se doit de douter de tout, non seulement le charme est rompu, mais c’est toute l’utilité sociale de la connaissance du monde gréco-latin qui s’effondre, plus promptement et plus sûrement que ne le fit le colosse de Rhodes.

À mesure que s’efface jusqu’au souvenir de l’enseignement des langues anciennes, nous rendant de plus en plus inaccessibles les trésors de la poésie française (de Ronsard à Valéry, même constat, même combat !), se sont levées des hordes pédantesques de chercheurs fonctionnarisés qui viennent nous polluer de leurs écrivasseries embrouillées, d’où il ressort qu’il faut tuer Homère pour mieux tuer le Père… alors, justement, une fois n’est pas coutume, je veux ici rendre hommage à Freud, pour nous avoir sanctuarisé Œdipe. Gloire soit également rendue à Jean Cocteau pour Orphée, à d’autres sans doute, et bien sûr à Albert Camus pour Sisyphe.

Hélas, si nos semi-modernes ont ainsi réimmortalisé quelques mythes, ils en ont fait des monstres d’intellectualisme. Et notre brave Sisyphe, sauvé d’un relativisme qui aurait attribué son châtiment à d’autres ou partagé son CV entre plusieurs protagonistes, se retrouve prisonnier d’un paradigme philosophique étroitement associé à l’état de la pensée en 1940. Ne serait-il pas salutaire de lui permettre de s’en échapper, au moins le temps d’une chronique guillerette ?

D’abord, peut-on sérieusement penser que Sisyphe est resté seul avec son rocher, méditant sur son triste sort en colloque singulier avec lui-même, face au vide, face à l’éternité ? Si cela avait été, nul donc n’aurait été informé de sa situation, et nous-mêmes n’en saurions rien aujourd’hui. Au moins pouvait-il échanger avec ses compagnons d’infortune, tels Tantale ou Prométhée ; mais plus sûrement avec un envoyé de Zeus, venant régulièrement s’informer de la bonne application de la peine. Un Ganymède fera donc l’affaire. Celui-ci recueillait les impressions du condamné et en tirait quelques croquis en plein effort, dont il abreuvait ensuite la presse athénienne qui, comme chacun sait, était friande de ce genre de reportages.

La position du rocher était ainsi suivie presque en temps réel par un public fidèle, et le nombre quotidien de remontées et de redescentes faisait l’objet de statistiques détaillées. Un système de paris mutuels fut institué, et c’est grâce à lui que de nombreux monuments purent être restaurés. Lorsque la pression foncière conduisit le ministre athénien du Tourisme à transformer le Tartare en parc d’attractions, on édifia des tribunes spéciales le long du parcours pour que les spectateurs puissent admirer l’athlète de près (car l’époque ne connaissait pas la télévision, ne l’oublions pas).

L’Olympe jugea positivement cette évolution. En effet, pensèrent les Dieux, les affres du supplice en solitaire se doublaient ainsi de la honte de subir les quolibets du public venu voir souffrir le condamné, tant physiquement pour monter le rocher que moralement pour voir celui-ci, à chaque tentative, redévaler inexorablement la pente. Mais ce calcul ne dura qu’un temps ; Zeus avait oublié la rouerie de Sisyphe, capable de retourner à son profit toutes les situations, comme il l’avait largement prouvé au cours de sa vie terrestre.

Notre homme s’était largement musclé au fil de ses exercices obligés. Il était devenu tellement fort que le rocher ne pesait presque plus rien pour lui, et qu’il en jouait comme d’un fétu. Les jeunes et jolies Athéniennes ne se pressaient plus en rangs serrés sur les gradins pour le voir se lamenter, accablé de douleur, mais pour admirer sa plastique sculpturale et son aisance déconcertante dans l’effort. Son image s’étalait dans toutes les salles de culturisme de la ville, où chaque jeune hoplite redoublait de zèle sur les appareils afin de tenter de lui ressembler.

Comme il pouvait à loisir ralentir ou relancer les mouvements du rocher, il accumula vite une immense fortune grâce à des paris truqués, et bientôt il devint assez riche pour soudoyer les autorités de la ville. Faisant et défaisant les élections, il en devint un véritable péril mortel pour l’émergence de la démocratie. Que serait le monde devenu si Zeus, alerté par l’imminence du désastre, n’était intervenu en urgence ? Nous ne connaîtrions aujourd’hui que la dictature et la ploutocratie. On ne mesurera jamais assez à quel point la civilisation a failli disparaître à cette époque.

Mandaté pour résoudre le problème, Hermès, qui était le Dieu de la communication, du négoce et des voleurs, fit appel à son ami Jeff Koons. Ensemble ils convinrent que le poids du rocher et la difficulté intrinsèque de l’exercice étaient devenus au fil des ans les alliés de Sisyphe et qu’il fallait au contraire leur substituer un objet ultra-léger, sautillant et virevoltant au gré des vents et donc impossible à maîtriser. Jeff réalisa un immense préservatif multicolore gonflé à l’hélium et Hermès profita d’une nuit sans lune pour venir l’attacher à la place du rocher, sans être repéré.

Le lendemain, Sisyphe ne parvint pas une seule fois à monter l’objet en haut de la montagne. Il y perdit tous ses paris et une bonne part de sa fortune ; pis que cela, il fut copieusement sifflé et moqué par l’assistance. Il en éprouva une durable dépression, et toute la Grèce résonna longtemps de ses clameurs de dépit. Pour la première fois de sa vie, il sombra dans le tréfonds du désespoir. Même Albert Camus n’avait pas prévu une telle chute.

Philippe KAMINSKI

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* Faut-il le rappeler ? Les tribunes libres n’engagent que leurs auteurs, dans la limite du respect de la loi…



 

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