“Ivanov” : une adaptation de Tchekhov par et pour la génération Y

“Ivanov” : une adaptation de Tchekhov par et pour la génération Y
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La compagnie de l’Éternel Été propose une adaptation astucieuse de la célèbre pièce de Tchekhov, revisitée à l’aune du questionnement de trentenaires dépositaires d’un monde dont ils héritent au seuil de leur vie active. Une proposition esthétique et efficace, mais non sans interrogations.

À voir au théâtre de l’Oulle (Avignon Off) jusqu’à dimanche

AVIGNON IN/OFF

Dans cette traduction et adaptation de la célèbre pièce d’Anton Tchekhov par la compagnie de l’Éternel Été, à l’occasion de ses dix ans, les huit comédiens constituant la troupe se retrouvent sur scène pour nous offrir une pièce astucieusement revisitée à l’aune du questionnement de trentenaires dépositaires d’un monde dont ils héritent au seuil de leur vie active – créative.

Ivanov est un propriétaire viticole en Bourgogne, héritier d’une terre et d’une maison lourdes d’histoire, qu’il porte comme un fardeau si pesant qu’il croule sous les soucis et surtout sous une forme de mélancolie qui engloutit tout son entourage, à commencer par sa femme, la jeune Anna qui se meurt d’un cancer – phtisie dans le texte de Tchekhov –, femme étrangère qui a tout sacrifié pour le suivre, y compris sa famille qui condamne cette mésalliance. Chabelski, le comte déchu, parent éloigné d’Ivanov, l’excentrique et pragmatique Borkine, gérant du domaine, le sévère médecin Lvov, le voisin et ami Lébédev et sa jeune sœur Sacha, amoureuse d’Ivanov, tous s’épuisent à lui insuffler élan, appétit de vivre et espoir, mais c’est en vain. Ainsi la pièce engloutit-elle un à un les personnages, à l’exception de Borkine qui tire son épingle du jeu jusqu’à épouser Savichna, la riche propriétaire voisine.

Une adaptation efficace

Au lieu de la quinzaine de personnages de la pièce originale, la présente adaptation rogne la distribution pour la conformer aux contours de la troupe, avec une distribution à huit. Nous trouvons notamment le personnage de Savishna, synthèse de deux autres personnages de la pièce de Tchekhov, Babakina et Nazarovna, contraction très réussie en la personne de Johanna Bonnet qui incarne superbement la propriétaire pingre, gouailleuse et romantique, rôle éclectique et subtil qu’il est d’autant plus honorable de tenir.

Nous rentrons également avec beaucoup de joie dans la dimension comique du texte, que nous sert particulièrement avec brio Benoît Gruel dans le personnage de Borkine. Caricatural, il échappe pourtant au grotesque en nous livrant un personnage cohérent, frisant la psychose, qui soutient à merveille le pivot tragi-comique du texte de Tchekhov. La scène de l’anniversaire de Sacha, notamment, décroche de nombreux rires dans la salle. Notons également le dynamisme de l’ensemble de cette troupe qui sert brillamment le rythme de la pièce, avec des personnages aux répliques qui fusent, qui s’entrechoquent sans pouvoir se comprendre, s’entraider dans l’adversité et le déclin. Là où le tragique pèche en revanche un peu est dans le duo miroir Ivanov-Lvov : on trouve un Ivanov un peu plus nerveux qu’abattu – l’équilibre aurait pu pencher vers le second – et un Lvov qui peine à assoir son personnage ; on l’imagine trop facilement Tartufe, car cet homme outrément honnête et de principe peine à se découper dans cette assemblée si bien ciselée.

La mise en scène est d’une grande beauté, sans sacrifier l’efficace à l’esthétique. Les mouvements de verrière, avec le jeu de transparence sur le hors-champ, quand par exemple le comte et Anna se prêtent à un duo musical, donnent de l’épaisseur à la scène en même temps qu’ils portent les apartés, les rencontres impossibles des personnages. Le panneau central figurant la propriété des Lébédev, dans les tons orangés, est aussi superbe qu’il nous transporte immédiatement dans la campagne automnale, résonnant aussi bien avec la chevelure généreuse d’Elisa Oriol, Sacha, figure flamboyante et délicate de la pièce.

Saluons enfin le travail audacieux de traduction du comédien Yuriy Zavalnyouk, membre de la troupe russophone d’origine ukrainienne. Nous regrettons, il est vrai, quelques néologismes, mais que nous savons adéquats pour le projet d’adaptation en accointance avec les questionnements d’aujourd’hui – un groupe de trentenaires français dans un monde en transformation. Mais quelques éléments de traduction nous semblent un peu maladroits, voire dommageables, à savoir notamment chez Ivanov cette récurrence : « Vous me faites chier », que l’on peut trouver trop lapidaire pour un personnage anémique. D’autres servent en revanche le comique – « Attention ! Tu vas froisser ma combi ! » dans la bouche de Savishna –, probablement du fait que l’on sait ce texte écrit par Tchekhov et que l’adaptation est toujours un « par rapport à » qui fait sourire par son côté décalé – anachronique.

De la perte du transgénérationnel

Un changement notable dans l’adaptation est l’abattement de l’âge de l’ensemble des personnages à la trentaine, âge critique selon le metteur en scène de l’Éternel Été, Emmanuel Besnault. « Les trentenaires qui rentrent dans la vie active aujourd’hui sont toujours considérés comme des jeunes par tout le monde alors qu’eux-mêmes se sentent de moins en moins jeunes », explique-t-il dans une interview au Studio Raspail à Paris en janvier 2020.

Ainsi l’ensemble des personnages ont-ils l’âge d’Ivanov, ce qui n’affecte pas leur typologie – la pièce se tient bien – mais modifie en revanche le sens de la décadence du personnage principal, ainsi que les dynamiques historique et sociologique de l’œuvre originale. En nivelant les âges, on perd les fondements de la chute de cette société qui court à sa perte.

C’est une pièce transgénérationnelle qui tient en-elle-même la téléologie de la mort : le comte, oncle d’Ivanov, est le représentant de la génération des parents, une sorte de contre-pied de la figure paternelle puisqu’il est entretenu par son neveu. Marqué par le désespoir depuis la mort de sa propre femme, il incarne un homme empêtré dans l’absurde : « Quand on garde l’espérance, la vieillesse est encore douce ; et moi je n’ai aucune espérance, aucune !… » (Acte IV, scène 5). Ce dont Ivanov est le dépositaire, ce n’est pas uniquement d’un héritage trop lourd, mais d’un monde sans espérance, rongé par le pragmatisme d’un Borkine et le matérialisme d’une Savichna, qui l’emporte sur la tendresse toute paternelle d’un Lébédev. Il est l’héritier de principes mais sans autre horizon que l’absurdité. De là sourd probablement sa précoce perdition, à trente ans.

L’adaptation peut avoir ceci de limitée qu’elle tronque l’œuvre au profit d’un prisme de compréhension, même aux fins louables de rendre le texte plus accessible, plus parlant pour un public de non contemporains. Peut-être faut-il faire davantage confiance à la littérature ayant résisté au tamis du temps ; elle nous parle toujours, même depuis la Russie.

Pauline ANGOT

 



Spectacle : Ivanov

Spectacle vu le samedi 17 juillet 2021 au théâtre de l’Oulle – La Factory (Avignon Off).

Création : 2019
Durée : 1h15
Public : à partir de 14 ans

Texte : Anton Tchekhov
Nouvelle traduction et adaptation :
Yuriy Zavalnyouk et Emmanuel Besnault
Mise en scène : Emmanuel Besnault
Assistant à la mise en scène : Lionel Fournier
Avec Alexis Ballesteros, Johanna Bonnet, Benoît Gruel, Schemci Lauth, Manuel Le Velly, Elisa Oriol, Deniz Turkmen, Yuriy Zavalnyouk
Lumières : Cyril Manetta et Emma Schler
Scénographie : Angéline Croissant
Création musicale : Jean Galmiche
Production : L’Éternel Été

Crédits photographiques : Philippe Hanula

"Ivanov" par la Cie L'Eternel Eté (©Philippe Hanula)

« Ivanov » par la Cie L’Eternel Eté (©Philippe Hanula)



Tournée

Du 7 au 31 juillet à 13h05 : La Factory – Théâtre de l’Oulle

"Ivanov" par la Cie L'Eternel Eté (©Philippe Hanula)

« Ivanov » par la Cie L’Eternel Eté (©Philippe Hanula)



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