JANIS au ciel en Mercedes-Benz

JANIS au ciel en Mercedes-Benz
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L’immense, l’incontournable, la souveraine Janis Joplin est morte il y a 50 ans. L’écrivaine canadienne Marie Desjardins lui rend hommage dans un texte vibrant.

Certains anniversaires sont parfaitement contournables. D’autres non. Celui du départ de Janis, par exemple. En cette année 2020, non pas érotique, mais merdique, cela fait cinquante ans qu’elle a quitté ce monde. Emportée comme tant d’autres, célèbres ou anonymes, par la divine came, l’alcool souverain, la substance qui n’est rien d’autre que le baume du symptôme, pointe de l’iceberg de ces vies qui finissent en délires comatiques, en hallucinations, même si Janis ne touchait pas au LSD.

Pas besoin de ça. Son monde à lui seul était un tableau acide. Et elle ? L’Alcanine qui vint gâcher la formule pour mieux exploser ailleurs – cet ailleurs qui devint son toit. Au sujet de celle qui portait le nom de Joplin – un nom fameux, noir, génie du ragtime – l’encre a coulé autant que les larmes que la chanteuse a versées ici-bas. Par conséquent quoi dire de plus, et surtout de nouveau ? À moins de faire dans la périphrase, ou de frôler le plagiat, l’exercice est redoutable. Et pourtant, il y a bien un anniversaire : un demi-siècle s’est écoulé depuis que l’immensément tendre et douée Janis a rendu le dernier souffle. Elle en avait tant, immense frénésie, geyser. Trois ans de merveilleux calvaire pour s’inscrire dans tous les dictionnaires, les encyclopédies, les gros volumes de l’histoire de l’humanité qu’on ne consulte plus – merci la souris.

Janis était rousse. Dans de nombreuses cultures, cela est une calamité. Toutes les sorcières sont rousses. Et pourtant les cheveux de feu, de flammes, ce brasier est d’une singulière beauté. Ces braises dont on ne sait jamais si elles vont renaître, bien plus que des cendres, et soudainement se mettre à crépiter suscitent un fond d’effroi autant que l’inverse, une sorte d’affolement. Janis souffrait tellement que le mot folle circulait dans les esprits. Chez les siens, d’abord ; pas son père, son allié ; mais sa mère, oui. Comment avoir enfanté pareille chose ? Une révolte en soi dans une petite ville au nom marin en plein milieu d’un puits d’or noir. Le frère et la sœur sont à un cosmos de distance de cette chose qui ne demande qu’à battre… comme un cœur laissé sur le béton, et qui vivrait toujours. Naître en janvier 1943, au Texas, c’est aussi ça que ça veut dire : marche ou dégage. Porter de petits uniformes, s’en aller par les rues bien nattée, tout sourire, se rendre à l’école et sagement obéir tout en sentant en soi une sorte d’incandescence dans l’attente d’éclater. Répit, heureusement, quand Janis peint. Elle a du talent. Elle a du cœur. Elle frémit de tout son être quand on blesse ceux qui souffrent autant qu’elle d’être différents, de ne pas avoir la même couleur de peau, d’être laids. Bien sûr qu’elle n’est pas un monstre, ainsi qu’on la nomme, mais dans ce monde étriqué, arrogant, rempli de gens aux mentalités irrémédiablement formatées à l’heure où l’informatique est un mirage, c’est l’étiquette qu’elle doit traîner, comme une tonne de larmes.

1955. Janis a donc douze ans. L’âge sublime des impressions durables. Or elle assiste à un concert d’Elvis dans une salle de son bled. Elvis devant qui tout le monde hurle d’excitation, d’admiration, de tout et son contraire. La vibration pure traverse la jeune fille et en même temps lui révèle tous les possibles. Elvis a du sang noir plein les veines, sans que cela se voie – c’est bien elle. On sait tout cela et la suite on la connaît : Austin, la ville du Texas où elle prend son souffle, la Louisiane où elle boit jusqu’à tomber, sublime délire, l’éthylique est le meilleur des dictames, elle chante enfin et bientôt, à San Francisco, on s’en aperçoit. Elle reviendra à Port Arthur, certes, mais les dés sont jetés : elle est ailleurs pour toujours et bien peu de temps.

En 1967, elle est célèbre. Déjà, elle a mille ans. L’ascension, grâce aux rencontres, à l’accueil, a été parfaitement intense. Or Janis n’est que densité. Sa voix traverse les enceintes pour atteindre le ciel et son cœur s’embrase sur toutes les scènes où elle monte, où elle tombe, l’icône est à l’œuvre. Il est si loin, le jour où elle a reçu le prix du garçon le plus laid à l’Université d’Austin. Il est proche, ce jour, tandis qu’elle chante avec cette voix qu’il est inutile de décrire, sinon au risque de blasphémer. Ce jour sera toujours là – Tu es laid ! Le plus laid ! – bien fiché dans le cœur, dans l’âme, flottant sur les débris de l’ego. Janis était une femme, coincée dans la nécessité culturelle d’être belle, alors qu’elle l’était, sidéralement. Ces considérations si bassement terrestres, si minuscules au regard de l’éternité – de l’être. Celles qui pourrissent une vie et qui font qu’une femme surdouée dans son art devient un clown, une saltimbanque de l’ère du rock, coiffée de boas, cerclée de chaînes, de perles, couverte de fourrures, de strass, portant ceintures, bracelets, bagues, lacis de colifichets pour cacher quoi, sinon la douleur qu’on charrie d’être sans pouvoir vivre.

Personne n’a jamais eu à demander à Janis comment elle se sentait puisqu’elle le disait elle-même :

Seule.

Seule sous les mains de femmes et d’hommes, le corps livré et le cœur brisé d’avoir été condamnée à la suite d’un concours, car il ne faut pas minimiser le coup reçu, et qui fait qu’on n’a plus que quelques années avant d’en crever. La ronde des amants parfois amoureux – ce bal masqué – n’y pouvait rien changer. Ni une nuit avec Dylan ou Leonard Cohen, ni de célèbres pénétrations nommées Morrison ou Hendrix, ni un lien de fond comme avec Kris Kristofferson qui fit vibrer sa voix et peut-être son corps comme nul autre. « Me and Bobby McGee », enregistré la veille de sa mort, a des relents de dernière (s)cène. Au fond, Janis n’a fait que se livrer, se dépenser, aimer. Aimer sa famille, écrire aux siens pour les rassurer sur son compte – « Je vais bien » – tandis qu’elle hurlait son manque d’amour à la face du monde, sans que quiconque puisse la rejoindre véritablement, en dépit de tous les efforts. Elle donnait. Ils et elles recevaient. Alors, elle était dieu, totale, et non plus cette bête se taisant dans la nuit sauf pour jouir, mais défoncée… Demander était vain, puisque recevoir était impossible. Elle était trop. Beaucoup trop. Si puissante dans sa fragilité, si à vif dans sa timidité. Objet captif de son parcours.

Elle le savait.

Un demi-siècle qu’elle n’est plus que poussière d’étoile et pourtant descendant du ciel dès que le diamant touche le vinyle, ou que la souris clique, pour que la voix soit. Ainsi était Janis, fulgurante, volcanique, explosion libre. Disparue deux semaines après Hendrix, et presque un an avant Morrison – elle appartenait au trio, comme un mâle à part entière. Elle n’était ni Grace Slick, pas plus qu’elle n’était Nico, véritables muses, celles-là, vamps et figures de proue, de l’espèce des beautés fatales et vénérables. Janis version unique. Elle aurait très bien pu chanter la fameuse ritournelle signée Jean-Jacques Godbout, et qui ne fut jamais traduite en anglais : « Comme un garçon, j’ai les cheveux longs, je porte un ceinturon, un gros médaillon, c’est la terreur à deux cents à l’heure, dans la bande c’est moi qui commande, et pourtant je ne suis qu’une fille… » Là est tout le paradoxe de cet être emporté dans la testostérone, plus affamé que sensuel, brûlante Janis consumant sa vie jusqu’à la dernière note.

Aurait-elle connu le même statut évoquant la légende si, comme beaucoup d’autres, elle avait vécu, progressant ou déclinant, on ne le saura jamais, jusqu’à une autre fin, perdue dans la brume, effondrée dans quelque fauteuil douteux d’un hospice lugubre comme tous les autres, cheveux épars, roux-blanc, éphélides devenues taches de vieillesse, incontinence et soubresauts ? Non. Comme Elvis, comme James Dean, comme Jim, Jimi, Kurt, Amy et d’autres du club des vingt-sept, Janis n’avait pas l’esprit à s’aventurer dans les méandres de l’oubli, elle la laissée-pour-compte à tant d’égards, soit les plus fondamentaux pour expérimenter la paix du cœur. Pour atteindre ladite légende, ou du moins le piédestal de la statuaire, le talent sacrifié est-il non pas le tremplin, mais le prix à payer ? Une vieille Janis à l’hospice aurait pu être rappelée ici et là à des moments donnés par la volonté de quelques plumes, mais passer à l’Histoire ? Pour cela, il faut un sacrifice. Semble-t-il. Avoir été piétinée  de son vivant comme Baudelaire et disparaître dans l’indifférence avant de ressusciter dans un ouvrage de référence ; avoir été enfouie dans une fosse commune et se fondre dans d’autres os comme une sculptrice honnie et, surtout, au royaume du rock, être fauchée en pleine gloire par la route parallèle, Satan côtoyant le Christ, le Christ y carburant, l’un ne va pas sans l’autre – impossible d’être au top et d’ébranler une planète entière quand on se gave de chips enfoncé dans un divan devant un écran allumé du matin au soir.

Pour mourir, il faut vivre.

Pour passer à l’Histoire, il faut la faire.

Comme Janis.

Marie DESJARDINS

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Photographie : Janis Joplin photographiée par Jim Marshall en 1969, un an avant sa mort (détail)
(Domaine public / source : Wikipédia)


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1 commentaire

  1. Bravo pour la musique et pour l’excellente Janis Joplin.
    En partant vers les étoiles, Elle a laissé, sur le chemin de terre que l’on foule tous les jours, des perles de lumière qui éveillent nos cœurs à la vie ! Merci JENNIS JOPLIN

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