« J’entrerai dans ton silence » : superbe éloge de la fragilité

« J’entrerai dans ton silence » : superbe éloge de la fragilité
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Avec cette superbe pièce, Serge Barbuscia nous propose une parole authentique, exigeante, aux confins du silence, de la rencontre entre deux voix : celles de Françoise Lefèvre et de son fils Hugo Horiot, enfant enfermé dans son mutisme, devenu adulte, écrivain.

Grâce à un travail au plateau avec les comédiens Camille Carraz et Fabrice Lebert, avec le compositeur Éric Craviatto, le metteur en scène – troisième comédien – fait émerger une parole multidimensionnelle, à la fois violente et pleine de tendresse, qui enrichit le regard du spectateur, désormais plus aiguisé sur les questions liées à la fragilité et la souffrance.

Au bord du silence, la parole Vivante

Au commencement était un enfant, Julien. Prisonnier de son secret, un secret indicible qui occupe tout son être, il se forge une identité sociale – baptisée Hugo – qui lui donne accès à la parole. Son obsession – retourner dans le sein maternel, retrouver la source originelle – nourrit son désir de ne pas grandir, ne pas manger sinon du liquide pour perdre ses dents et redevenir un bébé. Telle est l’élaboration poétique d’Hugo Horiot venant illustrer à l’intime les comportements de ce « petit cannibale » effrayé, sans cesse sur ses gardes, que sa mère ne cesse de chercher à rejoindre.

Le monde de l‘enfant est construit comme une arène de neuf colonnes, de dimension croissante, entourant un lit blanc, aseptisé. Lit d’hôpital auquel sa mère fait tout pour qu’il échappe, lit de maternité, moment crucial de l’arrachement à ce sein maternel, paradis perdu à jamais. Les colonnes diffusent un éclairage bleu portant une lumière ventrale sur ce monde intime. Le cercle de l’arène dessine le tracé de l’ellipse du tournoiement permanent de Julien, aspiré par le cosmos, voulant se confondre avec le mouvement universel. La scène où sa mère l’emmène au manège – « Je vais pouvoir tourner » – est superbement construite par leurs deux corps jouant la rotation, la perte d’équilibre. Julien semble se confondre dans l’univers, disparaissant lui-même dans le grand tout, exprimé par le drap du lit venant lui recouvrir visage et corps.

L’instant d’après le drap devient l’occasion d’une nouvelle résonance – le packing, technique de contention psychiatrique, énoncée comme barbare. Ce sont les mots du troisième personnage de ce texte, S., endossé par Serge Barbuscia. S. comme Serge, comme Silence, où puise la parole pour rester vivante, pour bousculer un langage éculé, figé. C’est la force de ce texte et de cette pièce de nous emmener d’une correspondance à l’autre, comme cette parole jaillissante qui fait lien entre mère et fils, entre indicible intime et espace social, entre blessure et amour. Cette voix porte le combat de celle qui renonce à se plaindre pour s’adonner tout entière à la quête de la rencontre. On regrettera qu’elle soit parfois trop discursive, par exemple lorsqu’elle dénonce les courants thérapeutiques, reculant la théâtralité et la poésie du spectacle.

Le théâtre de la parole se déploie au cœur de cette arène : le rose se diffuse telle une aurore lorsque la rencontre des voix devient possible. La lumière s’articule progressivement jusqu’à projeter des signes sur les pylônes : hiéroglyphes ancestraux ou lettres hébraïques, tables de la loi d’une alliance par la parole.

Tension entre violence et tendresse

La violence est inhérente à la manifestation de cette pièce, dans la distance infranchissable, manifestée par une absence de contact corporel, qui sépare les deux êtres. La mère tente de suivre son fils à la trace, mais ce dernier refuse le regard et, tel un enfant sauvage aux aguets, fuit continuellement. La course elliptique de Julien-Hugo ne permet pas de le rejoindre ; il est prisonnier de ses angoisses, de ses objectifs et de son dédoublement suicidaire. Hugo émergé à l’adolescence dans la volonté de surnager, d’accéder à la parole, tente d’enterrer Julien dans une lutte enragée – admirablement rendue par le jeu de Fabrice Lebert, qui semble vraisemblablement en présence d’un double. La haine qu’il se voue à lui-même est d’une violence inouïe, à la mesure de l’amour impuissant de la mère.

Une tendresse profonde traverse aussi la pièce dans l’accueil inconditionnel de la mère de la réalité de son fils. Seule à pouvoir le comprendre, elle se laisse arracher à ses certitudes, dans une parole immensément respectueuse de l’être positif qu’est Julien-Hugo. Lorsqu’éclate la schizophrénie, la tentation de l’hôpital est immédiatement écartée, au profit d’un surcroît de respect : « Je dois reconnaître Hugo ». Rien n’est trop dur pour l’arrêter dans son combat pour accompagner, comprendre, son fils. Ce, au prix d’enterrer elle aussi sa propre souffrance, se cachant de son fils à son tour – fuite du regard qui rappelle celui de Julien. La souffrance apparaît à demi, mais jamais énoncée pour elle-même dans la voix de la mère. Il faut le troisième personnage, S. pour s’emparer de ce silence plein de renoncement. Ainsi est-ce ici la souffrance qui est mobile de la fuite, indicible.

Ce n’est pas la mère qui permet la réconciliation entre Julien et Hugo, mais les mains de Soizic, la coiffeuse. Ses doigts bleus sculptent ou renouvellent le regard qu’Hugo porte sur lui-même. Pour la première fois, il se trouve aimable. C’est aussi la parole réconciliatrice, dans laquelle Hugo puise pour rejoindre Julien au cœur de sa souffrance, dans sa solitude, et dépasser le suicide schizophrénique. L’être souffrant ne meurt pas, il est le fondement de cette voix.

C’est à coup sûr la parole qui est relation dans cette pièce, reliant vingt ans après les témoignages mutuels des deux êtres. De monologues en monologues, la rencontre émerge ultimement dans un souvenir commun ou un échange « Je-Tu », peut enfin exister. C’est celui de l’unique instant – une heure – où la mère a pu tenir dans ses bras Julien, rejoint dans sa souffrance.

Parole transfigurée

Parole d’Hugo et parole de la mère portent toutes deux la beauté du mouvement invisible de l’être, faisant du silence, non pas du néant, mais le cœur d’une gestation, aussi douloureuse soit-elle. « Il mettait toute sa force à se taire », nous confie-t-elle, énonçant ainsi non pas le manque de langage, mais la positivité même de cette absence.

Il n’est pas une réalité, pas même la plus triviale – Hugo livre le rapport de Julien à la défection –, que ne puisse embrasser cette narration poétique. Mais c’est bien la parole de la mère, témoin et regard aimant de l’être du fils, qui donne à ce récit la beauté de sa résonance. Qu’aurait donné le récit d’Hugo sans cette altérité maternelle, prête à tout pour le rencontrer ? La vérité et la beauté de la parole jaillie du silence de l’intime se nourrissent de l’amour qui les regarde et les sous-tend. Le spectateur sort de la pièce avec un surcroît de bienveillance sur la souffrance, la sienne, celle du prochain croisé entre deux spectacles…

Pauline ANGOT

 



  • Création : Festival d’Avignon 2018
  • Durée : 1h10
  • Public : à partir de 14 ans
  • Texte : Hugo Horiot et Françoise Lefèvre
  • Mise en scène & Adaptation : Serge Barbuscia
  • Avec Camille Carraz, Fabrice Lebert et Serge Barbuscia
  • Composition Sonore et Musicale : Éric Craviatto
  • Création lumière : Sébastien Lebert
  • Assistante : Anna Massonnet
  • Complicité artistique : Aïni Iften
  • Compagnie : Serge Barbuscia
  • Diffusion : Marie-Paule Anfosso : +33 6 19 32 68 35 et mariepauleanfosso -@- orange.fr

Crédits photographies : Gilbert Scotti

En téléchargement


OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Création lors du Off d’Avignon 2018 au théâtre du Balcon.

– du 4 au 6 et du 11 au 13 octobre à 20h : Théâtre du Balcon à Avignon

– les 7 et 14 octobre à 16h : Théâtre du Balcon à Avignon

Être tenu informé des dates : tournée.

Cie Barbuscia - J'entrerai dans ton silence



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