« La canne à pêche de George Orwell » : le totalitarisme à l’épreuve de l’enfance

« La canne à pêche de George Orwell » : le totalitarisme à l’épreuve de l’enfance
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François Bordes nous livre, avec La canne à pêche de George Orwell, paru le mois dernier aux éditions de Corlevour, un joli essai sur l’écrivain anglais et l’esprit d’enfance, sur la régénération du présent et de l’avenir par la mémoire – au sens le plus biblique du terme – de notre passé le plus originel. Analyse.

Je connaissais le poète François Bordes, pour avoir lu son beau recueil Le Logis des passants de peu de biens (Corlevour, 2015), qui m’était apparu comme une quête secrète de mots, d’une rivière dans la ruine, à partir d’une réponse perdue et à travers un vide originel dont l’écrivain faisait l’éloge – un dialogue intime « du feu et de l’obscur ». Je n’avais encore jamais parcouru son œuvre d’historien, ni sa biographie du philosophe grec Kostas Papaïoannou, ni son avant-propos de 1984 de George Orwell, lu par Christian Gonon (Gallimard, « écoutez lire », 2014). Je savais simplement que je me frottais à un connaisseur avisé des liens entre démocratie et totalitarisme.

Son essai porte la trace de cette double écriture, sensible et rigoureuse, au point que certains extraits sont le résultat d’un enchevêtrement parfois fragile. Le premier chapitre résonne comme une promesse, entre introduction poétique et fluviale – Orwell étant d’abord le nom d’un fleuve qu’Eric Arthur Blair a choisi de se réapproprier « un peu à la hâte, au moment de publier Dans la dèche à Paris et à Londres » – et cadre historique précis.

Réappropriation par l’enfance

Il n’est pas question de laisser George Orwell faire l’objet de récupérations hasardeuses, voire malhonnêtes « ou carrément crapuleuses », obsession qui hante tant François Bordes qu’il revient sur ce point à plusieurs reprises, notamment à travers une note qui dénonce la méconnaissance française « de la critique socialiste et libertaire » (p. 57). Car, selon l’historien, « Orwell est, avant tout, un écrivain – un écrivain politique, certes mais politique reste un adjectif. Écrivain est un substantif ; il est la substance, l’essentiel, l’horizon » (p. 15).

Ce rappel ouvrant le recueil devrait clore définitivement le sujet, pour ouvrir à la seule contemplation de l’enfance chez Orwell ; il n’en demeure pas moins une inquiétude fondamentale qui conduit François Bordes à revenir régulièrement sur l’une ou l’autre thèse, comme un ami qui craindrait de voir celui qu’il aime demeurer incompris de ses interlocuteurs. L’historien le fait sans rien perdre de sa rigueur professionnelle, quand il est question de la guerre civile d’Espagne ou des contributions de l’écrivain anglais à la revue Polemic : George Orwell est un socialiste antistalinien mais non réactionnaire, un patriote doté de certaines aspirations révolutionnaires qui n’ont aucun rapport avec un quelconque nationalisme obsidional (cf. p. 44 sq., 70 sq, p. 95…).

François Bordes choisit une voie médiane, libre et légère : la réappropriation par l’enfance. Son hypothèse est énoncée au terme de la (courte) introduction.

« Orwell, comme Kafka, ne puiserait-il pas sa lucidité et sa force dans ce que Pierre Péju a nommé ‘l’enfantin’, Gilles Deleuze et Félix Guattari, des ‘blocs d’enfance’ et Gaston Bachelard, des ‘noyaux d’enfance’ ? Ce bref essai n’a d’autre ambition que de creuser cette question.

Le fil ténu de l’enfantin provient d’un détail, d’un objet. Un simple objet.

Une canne à pêche.

[…]

Et si l’enfance était cet arrière-pays dont s’est nourrie la lucidité de George Orwell ? »

De canne à pêche en canne à pêche…

François Bordes, La canne à pêche de George Orwell, CorlevourAlors qu’il est sur le point de mourir, George Orwell a dans sa chambre une canne à pêche, dont la présence étonne l’écrivain britannique (au parcours non moins étonnant) Malcolm Muggeridge venu le visiter : « Le petit garçon vivait encore dans l’homme d’âge mûr, avance-t-il, tout comme les paysages de campagne dans lesquels il s’était promené, tout comme les ruisseaux dans lesquels il avait pêché. »

De canne à pêche en canne à pêche, François Bordes relit la vie et les écrits de « l’écrivain au nom de fleuve », de son enfance douloureuse – un « affreux cauchemar » (p. 28) – à Saint-Cyprian (du moins tel est le récit autobiographique d’Orwell, « Tels, tels étaient nos plaisirs », avec lequel François Bordes ne prend curieusement aucune distance critique, contrairement à ses autres œuvres, ce qui aurait pourtant pu orienter l’essai dans de toutes autres directions) à la rédaction de 1984, l’ultime chef-d’œuvre paru un an avant la mort d’Orwell, le 21 janvier 1950.

Il y a la canne à pêche de la prime enfance, lorsqu’il apprend à pêcher dans la Tamise, ainsi qu’il le laisse deviner notamment dans un roman parfois proche de l’autobiographie, un procédé qu’un Eddy du Perron poussa à l’extrême, intitulé Une Histoire birmane : « la pêche à la ligne devient une de ses principales passions », commente François Bordes (p. 37).

Il y a encore la canne à pêche de George Bowling, héros malheureux d’Un peu d’air frais, « le vrai roman de l’enfance et de la nostalgie du monde d’avant 1914 », qui fait l’objet d’un chapitre particulièrement intéressant. Ce roman raconte l’histoire d’un agent d’assurances quadragénaire qui revient sur les terres de son enfance, à Binfiled-le-bas, pour y pêcher et se ressourcer : hélas, le château est devenu un hôpital psychiatrique, tandis qu’un étang naturel a laissé place à un plan d’eau conçu par un urbaniste pour des écologistes adeptes « de vie au grand air et de nudisme » (p. 60). George Bowling, triste et lucide, abandonne sa canne à pêche dans la chambre d’hôtel.

Ainsi que l’écrit François Bordes, prenant appui sur une citation de la biographie que consacre Gordon Bewker à Orwell, « la canne à pêche constitue l’objet qui relie le passé et le présent, l’âge adulte et l’âge d’enfance – le totem, le bâton de pluie qui garde en vie l’enfant permanent » (p. 45). Dans le même temps, la canne à pêche de George Bowling est abandonnée, signe que l’objet transitionnel ne peut ressusciter les étangs, cet « air frais » dont parle le roman :

« Asséché, l’étang du rêve, transformé en dépotoir. Alors ? à quoi sert de retourner vers le passé ? Inutile et incertain, vain et désespérant. Les lieux de l’enfance n’existent plus. La vie d’avant a disparu. » (p. 61)

L’acte de mémoire comme fondement de la résistance

L’enjeu n’est pas tant de « refaire surface, respirer un air d’enfance », selon l’expression de l’écrivain anglais, mais de faire un acte de mémoire pour que l’enfance continue d’informer notre être aujourd’hui, qu’il irrigue de sa sève l’écriture au présent. « Orwell, écrivant 1984, semble avoir été hanté par l’enfant solitaire rêvant d’être écrivain, écrit François Bordes. L’enfant est présent dans la création » (p. 32) – tel un « enfantôme », selon la jolie expression de Pierre Péju dans Enfance obscure (Gallimard, 2011), ouvrage dont l’historien semble s’être inspiré à plusieurs reprises dans le présent essai.

Il est certain que, après relecture cette semaine de 1984 (merci à François Bordes pour ce merveilleux effet), l’acte de mémoire constitue dans ce roman d’Orwell le fondement même de l’acte d’écrire, et plus largement de l’acte d’exister, donc de résister à Big Brother et à ses multiples ramifications actuelles. Ainsi François Bordes écrit-il avec beaucoup de justesse, dans ce cinquième chapitre qui m’apparaît, à bien des égards, l’un des plus justes et précis :

« L’acte de mémoire précède l’acte d’écrire – et toute la révolte de Winston Smith pourrait être vue comme un combat pour retrouver ses souvenirs d’avant, des fragments du passé dont l’enfance demeure la gardienne. […] L’enfance et le passé persistent à travers le corps, les rêves qui font se lever les fantômes des souvenirs. […] La mémoire est le plus dangereux ennemi de Big Brother – toute trace du passé doit être abolie et détruite à la racine. » (pp. 81-83)

Tel est précisément le travail du héros, Winston Smith, au ministère de la Vérité : falsifier, ou plus exactement rendre inexistant le passé – les faits aussi bien que les personnes, « vaporisées », devenues des « non-êtres » ; toutes les archives ainsi rectifiées, le mensonge peut devenir « vérité permanente ». Dans la mémoire réside la possibilité et la capacité de rébellion. Aussi faut-il « abolir l’enfance », selon l’expression du psychanalyste et historien Pierre Legendre.

L’enfantin et la tyrannie

« L’enfantin fera échouer la tyrannie », annonce François Bordes dans l’épilogue. Je ne peux m’empêcher, en raison de la syntaxe et de la temporalité de la phrase, d’entendre en filigrane la célèbre phrase de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde. » Il y aurait beaucoup à débattre sur l’une comme sur l’autre ; ce qui est intéressant, dans les deux cas, est l’emploi du futur. Si la beauté sauvera le monde, il faut bien reconnaître qu’en attendant, elle l’éprouve, en lui dévoilant brièvement, imparfaitement, un horizon qui n’advient pas – « cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas » (Jorge Luis Borgès). Ainsi de l’enfantin, autre concept cher à Pierre Péju. S’il fera échouer la tyrannie, il l’éprouve actuellement – comme dans 1984 qui, faut-il le rappeler, se conclut par un échec – et la proclamation d’un amour pour Big Brother. Mais tant qu’il reste des enfants, « des enfants [qui] existent pour dénoncer l’imposture » (p. 96)…

Certes, François Bordes remarque avec pertinence que les verbes, dans l’ultime paragraphe de 1984, sont employés au passé ; il convient de noter également que l’échec de la tyrannie est toujours à venir. D’une part nous avons une exégèse narratologique, par une considération extérieure au récit (mais non à l’œuvre) ; d’autre part, il y la cohérence de l’histoire interne. Les deux approches sont tout aussi valables, dans la mesure même où le lecteur accomplit dans sa perception propre ce que l’auteur n’a pas nécessairement pensé. Je ne doute pas pour ma part qu’il y ait un en-dehors du texte, et François Bordes m’en montre un bel exemple, m’introduisant encore davantage à la grandeur de ce roman par une porte que je n’avais guère distinguée jusqu’à présent. Il n’en demeure pas moins que la textualité en-dedans forme un ensemble sans issue, à la manière d’un tableau de Picasso qui heurterait le monde réel tout en faisant preuve d’une harmonie intrinsèque totalement imparable – et qui est le chef même de son œuvre, littéralement son chef-d’œuvre.

L’essai de François Bordes est réellement stimulant. Dans son introduction, que nous avons citée plus haut, il évoque « le fil ténu de l’enfantin », c’est-à-dire une intuition d’apparence peu évidente qui l’a conduit à relire l’œuvre d’Orwell. Ce « fil ténu » devient au fil des pages une tapisserie, non pas d’abord logique, mais kaléidoscopique. Les pages du poète sur le regard émerveillé de l’enfant, qui voit « des choses que personne d’autre qu’eux ne pense à voir », qui découvre les chefs-d’œuvre de l’art pariétal que les adultes n’imaginent pas, sont de toute beauté (p. 20 sq.). L’essai regorge de liens qui ouvrent des perspectives, qui creusent des sillons vers un horizon insoupçonné.

Le poète et l’historien : essai critique d’une logique parfois elliptique

Mais derrière le poète, l’historien veille, qui cherche des connexions logiques, qui occulte certaines œuvres (La ferme des animaux, roman réduit à n’être qu’une préparation de 1984 sous l’angle de l’enfance) pour en faire jaillir d’autres, plus aptes à étayer raisonnablement son intuition. Le seul défaut de cet essai réussi, c’est de vouloir in fine le transformer en thèse argumentée, en interprétant certaines citations d’Orwell dans un sens étroit ou en faisant assumer certaines connexions logiques par des écrivains et penseurs « étrangers ».

Orwell compare ainsi le démon de l’écriture, dans Pourquoi j’écris, à « l’instinct qui pousse le petit enfant à brailler pour que l’on s’occupe de lui ». « Écrire comme un bébé qui hurle », ajoute François Bordes (p. 26). Soit. Mais faut-il pourtant considérer uniquement que « l’enfant est celui qui fait la conquête du langage, celui qui brise le silence » ? Car il n’est pas seulement question, dans la citation d’Orwell, de « la rage de l’expression dans l’enfance » ; l’écrivain énonce aussi, en effet, la finalité de ce cri instinctif qui est le désir d’être reconnu, choyé, en relation. François Bordes ne s’y trompe pas, évoquant par la suite la « solitude, encore, au début comme à la fin de sa vie d’écrivain », mais il ne tire à aucun autre moment ce fil – cette finalité – lié à l’enfantin.

Deux exemples, parmi plusieurs autres, sont liés aux apports extérieurs : la citation de Philippe Forest parle de l’enfant comme d’un revenant au sein de la création littéraire, relançant en ce sens le fil de la réflexion (p. 32), tandis que Gaston Bachelard, lorsqu’il se demande si « tout convalescence n’est-elle pas une enfance ? », permet à François Bordes d’introduire sans lien d’emblée logique le processus dans l’acte d’écriture d’Orwell (p. 48). L’intervention de ces réflexions externes et références extérieures n’est pas en soi une erreur sur le fond, et la rédaction d’Un peu d’air frais confirme par exemple a posteriori le questionnement de l’épistémologue français, mais elles sont posées a priori comme des articulations formelles sans que les liens logiques soient réellement clarifiés. Peut-être est-ce simplement lié à une rédaction parfois trop rapide, donc elliptique, de cet essai qui aurait mérité d’être affiné par endroits.

L’adulte est un enfant perdu

Lorsqu’il évoque « Tels, tels étaient nos plaisirs » et l’expérience de Saint-Cyprian, François Bordes place naturellement Orwell du côté de l’enfance, lui prête le point de vue de l’enfant.

« L’enfant, pour Orwell, dissimule aux adultes ses sentiments véritables, il vit “dans une sorte d’univers parallèle où seules la mémoire ou la divination nous permettent de pénétrer”. Ses souvenirs d’écolier le mènent à constater “à quel point la vision du monde de l’enfant est incroyablement déformée”. » (p. 31)

Mais c’est pourtant en adulte qu’Orwell revient sur son enfance, avec les relectures inhérentes à tout cheminement vital ; et c’est encore un adulte qui écrit cet essai… Il y a là comme une apparente contradiction qui ne pourrait être résolue que par la distribution de « certificats de l’enfance » qu’on délivrerait à certains adultes et non à d’autres. Au nom de quoi ? Quelle serait l’instance compétente ? Selon quels critères ? Dans le cas d’Orwell, qui dit que « ses souvenirs d’écolier » ne sont pas eux-mêmes le produit d’une « vision du monde de l’enfant […] incroyablement déformée » ? Autant de questions qui demeurent sans réponse.

Reste l’homme, l’écrivain adulte, qui parle à partir du présent, à l’écoute des traces de son passé, de l’enfant qu’il était. On ne revient jamais à l’enfance, sinon de manière déformée, fantasmée. George Bowling en est le plus bel exemple, avant que les bombes ne viennent achever de détruire son village. L’enfance n’est vécue, vivable, qu’en tant qu’elle est recherchée et actualisée, à la manière de Winston Smith sur son cahier.

En un sens, à la lecture de ce passionnant essai de François Bordes, l’adulte m’apparaît comme un enfant irrémédiablement perdu, du moins comme tel, et dont Orwell chercherait inlassablement, du moins après son retour d’Espagne et la redécouverte des classiques de sa propre jeunesse – Charles Dickens, Rudyard Kipling, Jonathan Swift, Mark Twain et Herbert George Wells, auxquels François Bordes consacre des pages très éclairantes –, les traces d’une présence infime, mais décisive.

Et l’auteur, pour conclure son ouvrage, de citer encore George Orwell :

« Je pense que c’est en conservant notre amour enfantin pour les arbres, les poissons, les papillons, les crapauds… que l’on rend un peu plus probable la possibilité d’un avenir paisible et décent. »

Pierre GELIN-MONASTIER

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François Bordes, La canne à pêche de George Orwell, Corlevour, 2018, 111 p., 16 €

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