La haine, abri antiatomique durable

La haine, abri antiatomique durable
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Deux fois par mois, Paméla Ramos s’approprie un livre absent de l’actualité littéraire immédiate : pas nécessairement récentes, difficiles à classer, fondatrices ou parfaitement inconnues, ces raretés hautement désirables nous sauvent la vie en la rendant respirable au creux de leurs élégants silences ou de leurs explosives révélations. Arpentons la bibliothèque des recoins, du désert et des limbes.

« Si tous, moi non »

La Haine de Günther Anders

« Seuls sont toujours aussi prudes dans leur langage
ceux qui ne connaissent pas la moindre pruderie dans leurs actes
. »
(p 65)

Je dois avouer le plaisir coupable que je prends à relire La Haine de Günther Anders en plein milieu de l’après-midi un lundi, alors qu’il serait de bon ton que je travaille.

Je n’ai pas, à l’inverse de mon coreligionnaire Pascal Adam, d’obsession particulière pour le pouvoir, mais je nourris un hobby qui m’accompagne joyeusement à longueur de journées, toujours bien fringuant : je hais.

Cette activité périscolaire tonique, gratuite, qui me permet de me remettre de mon accouchement tout en gardant mes contacts dans le milieu du livre, est la seule d’ailleurs qui me permette de tenir dans mon environnement géographique, la campagne de Châteaudun, a-médiatisé, amorphe et utilitaire, alors que commencent à luire faiblement tout le long des routes défoncées les bandes réfléchissantes de gilets portés par la plupart, ici, toute l’année, dans une indifférence générale tout à fait entendue : il ne viendrait à l’idée de personne de se glorifier dans une vidéo carrée de réparer des routes ou de trier des papiers dans le bureau d’une sucrerie.

C’est vrai, je ne peux plus le nier : je hais, encore que bien moins, malheureusement, que lorsque je tentais d’habiter à Paris.

Tout ce que je peux, et du fond du cœur, y passe. Je nourris ce petit démon furieux d’une rage que je muscle avec le yoga.

Car voyez-vous, plus je peux faire le vide et prendre une distance soporifique avec le monde, plus je reviens forte, décantée, défragmentée : une belle place s’est créée, de l’espace entre mes disques, et mes cloisons internes plus tendues et plus saines peuvent à nouveau claquer au vent d’une nouvelle haine vitale. Pour ménager cette endurance, tenir le cap année après année, je sais me livrer à une discipline régulière.

Une plongée de quelques heures par jour sur les réseaux sociaux ou à l’écoute de Radio France ranimera toute flamme sur le point de s’éteindre sous trop d’amour gâté. Je ne suis jamais déçue par mon pays pour me donner, tous les matins, de quoi alimenter mon réacteur principal grâce auquel je ne m’embourbe jamais, toujours tirée d’affaire par quelque colère, quelque sursaut, quelque combat féroce fendant l’inanité pour me remettre en selle.

Mais attention, comme tout sportif de haut niveau avec lequel je partage l’usure prématurée d’un corps qui finira en morceaux, dans le fracas sourd d’une apoplexie brutale, d’une combustion spontanée, d’un évanouissement soudain sans laisser de traces, j’apprends à ménager ma monture en alternant les exercices pratiques avec les pauses théoriques à but pédagogique : je veux tout savoir de cette haine, jalousement, elle est mienne et ne peut souffrir qu’on m’en impose des définitions erronées et des conclusions désobligeantes.

*

Günther Anders, La Haine, Rivages pocheArgument définitif de toute discussion, la haine normalement diagnostiquée doit s’accompagner d’un repli poli dans les tours, d’un effroi de mijaurée et d’une promesse à l’auditoire de se reprendre en main. Je ne suis pas d’accord, d’ailleurs je les déteste tous autant qu’ils sont, ce qui ne me donne pas beaucoup de place pour écouter leurs protestations.

Je défendrai ma haine, personne ne la prendra. Elle fluctue et se sèvre, change d’objet et se coule dans les rivières asséchées de la machine programmée.

Vous ne saisissez pas ? Lisez La Haine, de Günther Anders. J’ai besoin d’ennemis et de rivaux, d’empoignades et de réconciliations, j’ai besoin d’êtres vivants et sanguins, de sacrifiés à leur cause. Il faut un peu plus de haine dans notre avenir résolu par avance aux bombes invisibles de ces hommes au travail.

Il est en effet fort chic au salon d’invoquer le philosophe des circonstances plus que des systèmes, comme il se définit lui-même, pour déplorer sa propre dépression saisonnière humaniste (Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse), s’étouffer face à la énième panne de notre machine à laver (L’obsolescence de l’homme) ou encore ergoter au milieu des rires pré-enregistrés sur la « fin d’un môônde plus que la fin du monde », conclusion ampoulée face à l’inquiétant phénomène des collapsologues, ces énergumènes étranges qui surfent sur les catastrophes en série (Le Temps de la fin, dernier chapitre tiré à part de la Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique).

*

Mais j’en entends peu invoquer la défense pure et simple de la haine. Apolitique, asexuée. L’élan vibrant du grand Non qui nous emporte tragiquement loin de nos chaises de réunion.

C’en est même devenu tristement pathétique, ces concours de vertu qui demandent à chaque être bien portant de ne pas détester, ou de courir se faire soigner si le symptôme persistait après de multiples rappels à l’ordre passifs-agressifs, chantages affectifs ou autres caprices de Peter Pan.

Il. Ne. Faut. Pas. Haïr.

La haine, c’est la guerre. Le sang. Les fessées. Le boycott. L’émeute. L’excès de sébum.

La haine est sale, car prodigieusement incarnée dans un corps qui sue, qui bande, qui vomit, qui pisse et chie. Elle est fort ennuyeuse, avec ses atours mal appris, ses contours sans fitness, son absence de programme et sa raison défaillante.

Pourtant, seule la haine se démantèle.

*

« Ce que je vais maintenant énoncer rendra un son terrible aux oreilles des amis de la paix (comme aux miennes) : impossible toutefois de le taire, c’est justement l’absence de haine du côté des instruments, leur incapacité à haïr, oui, c’est justement cette carence qui causera notre perte. Temps de bonté que ceux où les guerriers se menaçaient et s’abattaient encore les uns les autres, où les guerres étaient conduites encore par des gens capables de haine. À tout prendre, ces gens-là étaient encore des humains. Et ceux qui se haïssaient mutuellement pouvaient à la rigueur cesser un jour aussi de haïr ; et par là cesser aussi de combattre ; et par là cesser d’anéantir ; ou peut-être même commencer à s’aimer. En revanche, les ordinateurs ne peuvent arrêter le combat, puisque ne les habite aucune haine qu’ils puissent remiser. Pour ne rien dire de l’amour. » (p. 96)

C’est le propos sain et radical de Günther Anders. La haine se contredit, elle s’éteint, elle se réconcilie. Elle change de camp et s’apaise, se console et s’écarte. Allez dire la même chose de la froideur mortelle de celui qui ne brûle plus de rien, regarde bien son manuel de raison avant d’agir, ne vole plus au secours de personne car cela ferait de lui un vulgaire élément incandescent, tout juste bon à éclairer les bêtes.

Essayez donc de démanteler un fataliste convaincu qui ne déteste rien, mais tolère tout en fonction de l’interlocuteur avec lequel il se trouve. Essayez de démanteler la politesse effrayée, la lâcheté chevillée de celui qui louvoie pour revenir le soir à bon port, du moins le croit-il, alors qu’il prend l’eau comme les autres.

*

Parce qu’à la fin, je n’en ai rien à foutre  pourrait être le grand livre de ma génération. Un anti Günther Anders pour les anti – résistants.

Un recueil d’interviews glaçantes dans le couloir de la mort de toute implication, le manifeste des négociateurs en puissance, des marchands d’indignités à la recherche du Rien, qui, s’ils ne devenaient pas parents en série, ne seraient assurément pas d’une grande menace nucléaire pour quiconque. Mais ils se reproduisent. Incapables de tenir un foyer dans de telles conditions d’absurde, ils publient à tour de bras des manifestes fatigués demandant aux haineux d’arrêter un peu de venir contester leurs absences de modèles, leurs sombres déchéances, leurs oubliables existences pour leur laisser tout champ de ne rien faire, ne rien vouloir, ne rien tenir – avec réduction d’impôts si possible et passage à la télévision pour les plus chanceux.

*

« Car la proximité du vrai combat exige de la haine. Elle seule rend possible de haïr. » (p. 74)

Si tous, moi non, sourit Anders à nos grands malins de la contenance : reprenez mes textes tant que vous voulez pour justifier vos ateliers DIY, mais n’oubliez pas ma haine dans la manœuvre. Ma grande, pure et digne haine, contre laquelle j’ai vaillamment combattu et face à laquelle j’ai souvent plié genou, qui a forgé et soutenu toute la structure de ma si belle pensée.

Paméla RAMOS

Günther Anders, La Haine à l’état d’antiquité, traduit de l’allemand et préfacé par Philippe Ivernel, Bibliothèque Rivages, 2007 [Rivages poche, Petite Bibliothèque, 2009], 98 pages, 6 €.



Paméla Ramos, née en 1980, vit et écrit en Beauce. Elle tient le blog pamelaramos.fr depuis 2005.



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1 commentaire

  1. Joie de découvrir une si belle chronique, intelligente et fine, non sans humour ! Je n’ai découvert Profession Spectacle que récemment (honte à moi), mais j’y lis un grand nombre d’excellents textes, qui changent de la médiocrité ambiante, tant journalistique qu’intellectuelle. C’est stimulant, voire réconfortant !

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