Je ne thème plus
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
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De quoi ça parle ?
Eh bien, je ne sais pas trop…
Quand je réponds cela, je suis plutôt content.
Mon interlocuteur est souvent un peu frustré et je le comprends, mais je suis plutôt content.
Je le comprends, oui : il fait l’effort de s’intéresser, il me demande si j’écris une pièce, je dis oui, il me demande alors de quoi elle parle… et je lui dis que je ne sais pas trop, avec en général un geste de la main qui a l’air de chasser poliment les mouches.
C’est que, voyez-vous, c’est compliqué.
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Corriger Corneille
L’épigraphe de La jeune Parque de Valéry, absente en 1917, apparaît en 1921.
Elle est constituée de deux vers de Corneille :
« Le ciel a-t-il formé cet amas de merveilles / Pour la demeure d’un serpent ? »
Ce sont deux vers tirés de Psyché.
Ils ne sont pas exacts.
Le texte dit, acte III, scène 2 :
« Le ciel auroit-il fait cet amas de merveilles / Pour la demeure d’un serpent ? »
Si les éditeurs de Paul Valéry n’ont pas rétabli les vers, c’est sans doute qu’ils ont trouvé ces changements intéressants, sinon révélateurs.
Psyché, tragédie-ballet, est d’ailleurs une œuvre collective sous la direction de Molière et longtemps elle n’a pas figuré dans les œuvres de Corneille. Les intermèdes chantés sur la musique de Lully sont de Quinault. Pour le reste, à l’exception du Prologue, du premier acte, et des scènes premières des actes deux et trois, c’est Corneille qui met en vers ce que Molière écrit en prose.
Il s’en est donc fallu de peu que ces deux vers ne soient de Molière.
Mais ne chicanons pas.
Valéry a donc changé et le temps et le verbe du premier vers de Corneille.
Quel vers est le meilleur ?
Oups, pardon : quel vers a votre préférence ?
Si vous ne voyez pas la différence, ou si elle vous est égale, vous êtes mûr pour le passage suivant.
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Encore un petit génie de la mise en scène
J’ai découvert ici cette semaine l’existence de Marceau Deschamps-Ségura. Et je ne le regrette pas. Ce jeune homme, qui fait une thèse sur Shakespeare, sort du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, a joué au festival d’Avignon et est entré l’an dernier dans la section mise en scène de l’Académie de la Comédie-Française (quel jargon), a tout compris à tout. Enfin, au pouvoir actuel.
L’interview a ce mérite immense d’expliquer comment prendre le pouvoir.
Tous les éléments de langage de cette merveilleuse époque sont réunis.
Si toi aussi tu veux « donner une visibilité à des problématiques sociales », tu peux copier-coller ! C’est magique. Avant nous, qui sommes si bons, c’était de la merde. Tu dis ça et te voilà artiste moralement responsable, digne des places les plus prestigieuses de l’intelligentsia soviétique, euh.
« Le fait de reprendre des textes du passé véhicule et maintient un état de fait – notamment raciste et sexiste – qui est problématique et dont il faut se détacher au plus vite. »
Demandez le programme !
Et tu peux même tomber sur une vidéo de trois minutes (durée ressentie : quatre heures douze) de Juliette le commencement où les personnages du grand Bill comment qu’ils parlent trop comme nous de nos jours, tu vois, que c’est classe à mort vu qu’il n’y a plus besoin de se faire ièche à apprendre par cœur des vieux trucs.
Et ça, tu vois, c’est cool.
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Oui mais quand même, de quoi ça parle, ton truc ?
Eh bien, je ne sais pas trop.
Mais enfin, il y a bien un thème, un sujet ?
Ben… non… en fait.
Ne me dis pas que ça ne parle de rien, quand même…
Non, non… non plus… au contraire, même.
Au contraire ?
Oui, les textes sur des sujets, des thèmes, c’est tout à fait légitime bien sûr, mais dans le journalisme. On fait des éditos, on donne son opinion, c’est tout à fait respectable. Je ne sais pas si c’est intéressant, ni si c’est nécessaire, mais ça doit être respectable, légitime.
Mais tu parles bien de quelque chose, bon sang !
Il y a des personnages, plutôt. Une situation. Est-ce que cela fait un thème, un sujet ? Je ne sais pas, j’espère que non. C’est l’idéologie, l’idéologie et l’administration, et le fait de déposer des dossiers qui seront validés ou non par des gens qui n’y connaissent rien, qui nous a mené à cette dinguerie d’écrire sur des sujets, sur des thèmes. Alors on a fini par parler de l’air du temps, de ce qui circule dans des médias dont tout le monde est au demeurant d’accord pour trouver qu’ils sont nuls. On va causer réchauffement climatique, migrations, féminisme, corruption politique, esclavage, colonisation, ultralibéralisme. On va avoir bonne conscience. On va être tellement mieux que ces cons qui vont venir voir et auxquels on ne peut souhaiter qu’une prise de conscience.
Et donc, tu ne parles de rien de tout ça dans ce que tu écris ?
Ah mais si ! Aussi ! Je n’habite pas sur Mars.
Eh ben, ça a l’air compliqué, ton truc.
Oui, il y a des personnages. C’est du théâtre, en fait.
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Joël, ou l’aventure
En avril 2015, mon ami Joël Lokossou était venu me voir à Reims. Il voulait que je le mette en scène dans un texte de László Krasznahorkai, Thésée universel, qu’il connaissait déjà presque par cœur. Et le spectacle serait donné à Cotonou au Bénin, où Joël avait une carte blanche, début juillet. Il fallait travailler vite. À deux, sans structure institutionnelle et sans pognon. Et surtout, obtenir les droits.
On n’a pas eu les droits. On s’est retrouvés fin mai sans rien. Alors j’ai proposé à Joël, qui partait au Bénin quelques jours plus tard, de lui écrire un texte.
On n’a pas le temps.
Mais si, on a le temps.
Chaque fois que j’aurai fini une page ou un morceau cohérent, je la lui “mailerais”. Il apprendrait et répèterait à mesure, et le spectacle jouerait le 7 juillet.
Tu vas faire un texte sur quoi ?
On va voir ce qui vient.
En tout cas, c’était amusant, ce tout-en-un-mois, de l’écriture à la première représentation, à cheval sur deux continents.
Et on l’a fait. Le 7 juillet 2015, Joël Lokossou jouait Un homme mort à Cotonou.
Parfois, en y repensant, je me disais que ce genre de choses n’arrive qu’une fois. C’était mal connaître Joël. Qui m’a appelé le 29 août.
Pour savoir si j’étais partant pour écrire un texte pour deux personnages.
Oui.
Cette fois-ci, quel luxe, j’ai eu plus de temps. J’ai fini le troisième et dernier acte le 20 octobre et les deux premiers étaient mis en place au plateau. Joël Lokossou et Annick Gambotti joueront De Cocagne en Verlande les 9, 10 et 11 novembre, à Ferney-Voltaire.
Tout-en-deux-mois, mon cher Joël, c’est presque trop de confort !
C’est un impromptu, une fantaisie, une pochade. Cela ne pouvait pas être sérieux : les personnages sont des chefs d’État. Cocagne est en Europe et Verlande en Afrique.
Je ne vois pas pourquoi il ne faudrait pas faire ça plus souvent.
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Opinions de merde
Tu veux dire que tu n’as pas d’opinions ?
J’essaie.
Tu es un menteur.
Je ne suis pas certain de parvenir jamais à n’avoir plus d’opinions. Ce qui est certain, c’est que j’ai des obsessions, et que je les chéris.
La différence ?
Les obsessions aiment les paradoxes. Elles ne les chassent pas. Ou plutôt elles s’en nourrissent. Les opinions, au fond, voudraient être inhumaines, avoir raison et puis exterminer le reste. Les obsessions, c’est ancré, c’est primitif, c’est une autre violence, c’est humain, ça se nourrit de son contraire, voilà, ça fait feu de toutes les opinions !
Quelle obsession, alors ?
Le pouvoir. Force est de le constater. Tu vois bien que ce n’est pas une opinion, mais une obsession.
Le pouvoir. Et pourtant, tu n’en as pas.
Aucun. Et je n’en veux pas. Chaque fois qu’on m’en a proposé, je me suis enfui.
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Obsession
Une phrase qui me revient souvent, en épigraphe ou en didascalies, dans le cours des années, a fini cette fois dans le corps même du texte. Elle est de Sun Tzu (ou Sun Zi, ou Souen Tseu, de son vrai nom Sun Wu), général et stratège chinois né au sixième siècle avant Jésus-Christ
« Votre but doit être de prendre intact tout ce qui se trouve sous le Ciel. »
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Le hasard et la solution
C’est amusant, parfois, comment les choses se télescopent, se rencontrent, rebondissent. On dirait le hasard, mais je n’en suis pas certain.
Parce que je rendais à des amis qui montaient une performance dansée le service de traduire en français le poème Elle me raconte de Yuki Nagae (mais de l’anglais, non pas du japonais), je me suis replongé dans les quelques ouvrages de théâtre et de littérature japonais que j’ai, pour l’essentiel dans les traductions de René Sieffert ou de Marguerite Yourcenar.
Il y avait un petit moment que je n’y étais pas retourné. Et j’avais fini ma petite traduction du poème de Yuki que je flânais encore dans ces livres-là. Et surtout, pour finir, dans le livre de Mishima sur le Hagakuré, Le Japon moderne et l’éthique samouraï (qui se trouve, lui, être traduit… de l’anglais par Émile Jean).
Au départ, et pour m’éviter de revenir une fois encore au Polyeucte de Corneille, j’y recherchais une citation qui m’avait marqué, et qui me semblait pouvoir s’adapter aujourd’hui à une autre religion que la chrétienne. Je l’ai retrouvée :
« Comme le fait remarquer Toynbee, la raison pour laquelle le christianisme parvint à rassembler si soudainement tant d’adeptes zélés, c’est que ces hommes et ces femmes cherchaient avidement un but qui valût le sacrifice de leur vie. La Pax Romana assurait à tous les territoires placés sous la domination de Rome, c’est-à-dire la totalité de l’Europe et une partie de l’Asie, les bienfaits d’une paix sans fin. Seuls les soldats des frontières étaient en mesure d’échapper à l’ennui et à l’accablement que dégage toute ère de paix. »
Et puis, comme ce livre est formidable, je l’ai relu rapidement.
C’est dans un passage de ce livre éminemment japonais que j’ai trouvé la solution au problème dramatique auquel j’étais confronté dans l’écriture de De Cocagne en Verlande, au moment où un chef d’État (donc), ayant compris qu’il ne peut que perdre la guerre, se demande s’il faut la faire et aller y mourir, ou se rendre.
Faire revenir un mort était déjà au programme. Japon ou pas, c’est le théâtre même.
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Les buts du drame poétique
C’est le titre d’un court essai de T. S. Eliot dans lequel l’auteur défend la nécessité pour le théâtre d’être écrit en vers.
L’argument, si je le résume, est simple : le vers peut tout ce que peut la prose et quelque chose en plus.
On trouve ce texte dans une vieille édition du Livre de Poche, où il sert de préface à deux pièces : La Cocktail-Party et La Réunion de famille. Ce livre, qui est épuisé, date d’un heureux temps (l’impression est de 1970) où l’on trouvait facilement, en poche, deux pièces d’un auteur réputé aussi difficile que T. S. Eliot.
Un court extrait, non sans lien avec ce qui précède :
« Au théâtre, nous sommes, depuis plusieurs générations, sous la domination du “drame d’idées”. Le dramaturge peut avoir une proposition, simple ou bien paradoxale. Il peut désirer proposer au public un problème qu’il lui laisse le soin de résoudre. Il peut aussi désirer exposer des types humains dans une situation typique. Le public et les critiques demandent une explication — ils demandent : quelle est l’idée que le dramaturge a essayé d’illustrer ? Me rappelant la remarque de Mallarmé — que la poésie est faite, non pas d’idées, mais de mots —, je suis tenté de suggérer que le drame est fait non pas d’idées, mais d’êtres humains. Un critique sérieux, venant m’interviewer après la générale de ma dernière pièce, déclara qu’il venait me demander quel était le sens de la pièce. Je lui répondis : “Toutes proportions gardées, que croyez-vous que Shakespeare aurait répondu si vous étiez venu le trouver, crayon et carnet en main, après la générale de Hamlet, et lui demander ce que la pièce signifiait ?” Car, dans toute poésie, il doit y avoir plus que l’auteur lui-même n’en est conscient. La question de savoir ce que l’auteur a voulu dire, ou ce que le poème signifiait pour l’auteur au moment où il l’écrivait, est en soi une question vide de sens. Il n’est pas possible de dire qu’une pièce comme Hamlet, ou comme Le Roi Lear, est la réalisation d’une idée. »
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Othello 2018
Le même Marceau Deschamps-Ségura, qui, si j’ai bien compris, fait une thèse sur Shakespeare, fait dire à son Othello dans Juliette le commencement (si les propos du blog sont fiables, et je ne veux pas en douter) :
« Le racisme ce n’est pas un égarement ou un manque d’éducation, les racistes ce ne sont pas des paysans un peu idiots qui n’ont pas assez lu de livres. Les racistes sont des gens qui combattent activement pour conserver la suprématie blanche. Le racisme c’est un système d’écrasement. »
On sait maintenant que ce jeune homme est notre nouveau Shakespeare.
Que dis-je, Shakespeare ? Il vole beaucoup plus haut que cela, ce garçon ! Il est au moins pigiste chez Libé ! Voire même curé chez Médiapart ! Archevêque dans les pages roses du Diplo ! Enfin dans un machin comme ça, bourré d’hypercerveaux ! Il faut vite lui donner le Prix Nobel de la paix et de la littérature réunies ! C’est un pape, c’est un saint ! Un homme qui dit le bien ! Canonisez-moi tout ça !
Faites comme moi, copiez-collez, faites-en des tracts !
Ces « paysans un peu idiots », je vous jure, c’est d’ la bonne ! Prenez-en ! Dealez-moi ça partout !
Ah, il va faire carrière, ce gaillard, avec sa pensée profonde ! On va lui en donner, du pouvoir !
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Pendant ce temps, chez les lampistes de la décentralo
Nous sommes habitués, et peut-être hébétés, mais cette manie atroce de faire des dossiers, des projets, ce qu’on appelle des projets, des demandes, cette habitude de plier le genou, d’aller faire ici ses hommages et de convenir là de je ne sais quelle platitude, cette habitude de quémander, un verre offert à la main, cet immense nuancier des mille et une manières de se soumettre et de faire allégeance à des gens dans des fiefs, est terriblement tuante.
Oh, ce n’est pas nous-mêmes, dans cette débâcle de l’intelligence, que nous tuons, ou pas davantage qu’en faisant autre chose de plus honnête ; c’est ce que nous voulions faire, ce que nous voulions défendre, ce que nous avions voulu faire, jadis, et qui nous avait menés là. Dans cette impasse. Minables courtisans d’une cour misérable. Mais c’est le jeu, voyons, c’est le jeu.
Nous demandons des autorisations. Cette année, c’est ceci qui est autorisé ? Qu’à cela ne tienne, demandons l’autorisation de ceci. Nous sommes si malins. Nous sommes tout à fait capables de passer autre chose en sous-main, non sans prendre les précautions d’usage, qui feront que nul n’entendra rien de cette audace formidable. Mais bon, l’honneur est sauf.
Bien sûr, nous ne sommes pas stupides tout à fait, nous ne faisons pas cela sans raison puisque nous faisons cela pour de l’argent. Rien d’autre. Nous ne ferions cela pour rien d’autre. S’il n’y avait point à la clé cet argent, nous ne le ferions pas. Et cet argent, d’ailleurs, n’est-il pas la promesse d’être libre ?
C’est à se taper sur les cuisses de rire, en tout cas.
Quand le projet a abouti, qu’il est enfin devenu spectacle mort-vivant, qu’il s’est fondu dans la grisaille des mille projets semblables, il faut recommencer. À zéro. Rien ne s’inscrit. On est toujours ce débutant, ce débutant aux cheveux bientôt gris, qui doit convaincre des partenaires. Des partenaires d’un coup. Petite baise macabre qui peut ramener un peu de pognon. Oh, pas tant que ça non plus. Ne nous surestimons pas. Faisons profil bas. Continuons de tenir le discours attendu. (Tiens, si je copiais-collais la citation d’Othello de Marceau Deschamps-Ségura en ouverture de mon dossier de production ?) Nous pourrions même mourir qu’on ne s’en apercevrait pas. Dans l’océan culturel, on ne compte pas les vagues. Au mieux, on tire la chasse, quand un habitué ne tient pas le discours attendu. Hein ? Qui ça ? Oh, lui, ringard, ringard, passez muscade ! Place aux jeunes ! Ils sont super-conscientisés, les jeunes ! Et nous-même, avec quelle distinction n’avons-nous pas gentiment balancé tel collègue qui pense un peu de traviole…
Habitués et hébétés, bourrés jusqu’à la gueule d’idéologie nunuche et mal comprise, on se pense libre, rebelle, artiste et on est perroquet, on dit ce qu’il faut dire, à sa sauce, c’est-à-dire n’importe comment ; on est même, dans l’instant, tout prêt à faire la gueule à qui ne nous trouve pas génial. Et peu importe, on a la reconnaissance, ouf, et les miettes financières qui permettront de faire son chose à soi.
La reconnaissance de qui ? Celle de petits hommes gris, comptables de troisième zone, qui ont eux-mêmes besoin de comptables tant ils sont compétents. Ils sont débordés, les chéris, reçoivent trop de dossiers, toujours en déplacements, ils n’ont pas ouvert un bouquin depuis le « profil d’une œuvre » du Horla en première, il faut les comprendre, on n’avait pas Wikipédia à l’époque. Souvent ils nous prennent pour un con, ou subrepticement nous insultent, mais a-t-on vraiment les moyens de leur en vouloir ? On a besoin de leur soutien, oh que oui. La reconnaissance en somme de gens qui n’y connaissent rien, qui seraient bien en peine de dire quoi que ce soit de sensé sur un plateau à un acteur, à un danseur. Voilà, notre but était donc de participer en figurant anonyme à cette immense soirée déguisée à thème à l’échelle nationale ! Quelle gloire, et dans un CV, quel titre ! De plus en plus, ces petits hommes gris voyagent en bandes organisées, font leur marché dans des rencontres organisées pour eux, par eux. Les artistes invités se perdent en courbettes et remerciements, dès qu’ils arrivent à attraper un de ces spécimens, entre deux lapins qu’on leur aura posés sans jamais une excuse. Ils ont un pouvoir, un bien petit pouvoir, ces petits hommes tout gris, et ils entendent en jouir sans trop d’entraves : collectivement ils veillent à l’uniformité de la diversité culturelle. Tout est partout pareil, gris, gris, gris. Tout est égalitairement nul, minable, idiot, lâche, réglementaire. Non qu’il n’y ait du talent, bien sûr : sinon sur quoi s’essuierait-on les pieds (et je reste poli) ? Ah, c’est enviable, comme position : on a du surplomb, dans sa petite guérite de province, quand on s’est fait gardien de je ne sais quel camp de rééducation culturelle…
En bas, on récite le catéchisme qu’il faut. Auquel, le plus souvent, d’ailleurs, on croit. Pas de tartufes ici, rien que des vrais dévots, des purs et durs. Tartufe, c’est le grade supérieur, celui qui tourne dans le réseau du-dessus, celui des CDN. Mais bref, le moulin à discours formaté, homologué, tourne à fond dans la tronche, ça tourne tout seul, il n’y a plus rien à penser, on est la pensée même, on dévide ses mantras avec des candeurs de puceau. Oh oui, on est plus défoncé qu’un cycliste, un footeux, un candidat à la présidentielle ; en tout cas, assez défoncé pour l’oublier et se raconter autre chose : libre, rebelle, artiste. Et hop, on se récite mentalement la tirade d’Othello de Deschamps-Ségura, ça aide à tenir dans la grisaille du camp ! D’autant que l’argent se fait rare, et qu’il faut marcher sur la gueule des copains pour choper quelques miettes ! Mais au nom de la solidarité intersectionnelle et du vivre-ensemble intergalactique, hein, pas de blague ! On ne plaisante pas avec la morale, ce serait un coup à se retrouver sans le sou !
On finit par trouver important l’avis de Truc, qui nous soutient, quand on trouvait deux jours plus tôt que c’était un parfait crétin. Qu’il cesse de nous soutenir, et le voilà redevenu ce qu’il n’avait pas cessé d’être un instant : un censeur, notre censeur, celui dont librement nous avons sollicité la censure. C’est lui plutôt, ce parfait crétin, qui nous avait contaminé. Nous nous crétinisons. Je suis un crétin.
Comment ça, le public ? Quel public ? Mais on s’en bat les choses, quelles qu’elles soient.
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