La reconnaissance, la mort, les pairs et les paipairs

La reconnaissance, la mort, les pairs et les paipairs
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Où notre chroniqueur, dialoguant avec quelque lointain avatar de lui-même, fait et son autocritique bienvenue et l’apologie des morts.

RESTEZ CHEZ VOUS

– Restez chez vous, ça marche aussi pour les élections, non ?

– Oui. Évidemment. Ça marche chaque fois qu’on nous enjoint de sortir.

– Vous ne sortez jamais ?

– Au contraire, je sors bien trop souvent.

– Je vois, je vois.

– Ou bien vous croyez voir.

– Vous faites simplement vôtre la phrase de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre ».

– Je n’y avais pas pensé. Mais c’est devenu faux. Tout entre désormais dans la chambre. Les portes, les murs, même les frontières, sont des fermetures de l’ancien temps. Tout passe. Tout est dans l’air.

– Si je vous taquinais, je vous dirais que votre chambre idéale est mortuaire.

– Oui. Ce serait assez juste. C’est une façon d’être avance sur son temps.

– Donc, que vous sortiez ou non physiquement de chez vous, vous n’y pouvez pas vraiment rester.

– Le fait est que c’est le chez soi qui a disparu. Il avait disparu bien avant le télétravail, d’ailleurs. Avant même internet.

– Dans votre chambre idéale, en somme, si je continue de vous taquiner, vous n’auriez pas besoin de reconnaissance ? Même de celle de vos pairs. Puisque vous n’auriez point de pairs.

– Vous voulez dire que mon fantasme serait d’être hors pair ?

– Oui.

– C’est gênant à admettre. On nous bassine tellement avec l’égalité. Avec les paipairs.

– Vous pensez vraiment pouvoir vous passer de reconnaissance ?

– Non, pas vraiment. Mais c’est dommage. Je suis assez peu mondain, en comparaison de nombre de mes paipairs supposés, mais je le suis encore bien trop.

– Comment cela ?

– Eh bien, ces chroniques, là, Restez chez vous, c’est du mondanisme pur. Je dis du mal de mon époque, du bien de quelques personnes, du mal du travail de beaucoup. Bon. J’accepte de me laisser tirer vers le bas. Oh, je ne prétends pas descendre même d’une marche pleine et entière. Au lieu d’ignorer ces plouqueries, je perds du temps à les pourfendre. Parfois même à les défendre.

– Vous regrettez, en plus, les horreurs que vous balancez sur vos contemporains ?

– Regretter est un peu fort. Disons que mon temps serait mieux employé à quelque œuvre positive, qui produirait, je ne sais pas, un peu de beauté.

– Mais il vous faudrait un chez vous, pour cela !

– Et je peine à le faire pleinement exister en moi, oui.

– Et en écrivant vos forfanteries pénibles, vous cherchez malgré tout quelque reconnaissance ?

– Trois fois hélas.

– Soyez concret un peu. La reconnaissance de qui ?

– C’est la question. La reconnaissance de ceux que je reconnais, et celle de ceux que je reconnaîtrais si je savais leur existence. En revanche, la reconnaissance des tutelles, des autorités, des grandeurs d’établissement, m’en touche une sans faire bouger l’autre.

– Mais donc, même pour la première reconnaissance, celle des gens que vous reconnaissez ou reconnaîtriez, il faut bien que vous sortiez de chez vous, quand bien même physiquement vous ne quitteriez point votre écran réticulé au monde et ces réseaux par lesquels vous exhibez vos maigres qualités et vos vastes défauts déplorables.

– Oui, c’est un petit malheur.

– Vous ne vous trouvez avoir le choix qu’entre ce petit malheur et la chambre mortuaire ?

– Peut-être. Ça va un temps, les singeries et les simagrées. Il y a bien mieux, il y a les morts.

– La mort, ou les morts ?

– Les morts. La chambre mortuaire idéale, entendons-nous, on n’y fait point tourner les tables, ou des fariboles à la con de cet ordre. Non. Mais les morts, simplement, y sont chez eux.

– Je ne comprends rien. Les morts, quels morts, tous les morts ?

– Oh, non, les quelques-uns, que soi-même on reconnaît. Ils ne parlent pas, les morts, ils ne parlent jamais au sens du bavardage social, mondain, et quand nous prétendons dialoguer avec eux, serait-ce un peu outrecuidant, il faut leur laisser toujours le dernier mot, sous peine d’abuser d’eux, et pire encore, de nous. Parce qu’ils sont ceux qui disent, à travers le temps.

– Il y a longtemps que vous êtes devenu fou ?

– Très longtemps. Mais non, c’est vers les morts, avec amour, qu’il faut marcher en éclaireur à travers la ténèbre ; après bien sûr qu’on les aura choisis. Et pour peu que vers eux seuls on marche, en quête de cette chose qu’on n’obtiendra pas, faute jamais d’une certitude qui apaise, on peut être léger, je dirais même heureux, le cœur léger, les lèvres sifflant une chanson vieillotte, heureux, oui, prêt à mourir.

Pascal ADAM

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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.



 

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