Laurent Gaudé le furieux ou l’écriture en conflit

Laurent Gaudé le furieux ou l’écriture en conflit
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Depuis la parution de son premier texte, Onysos le furieux, jusqu’à la renommée et l’obtention de nombreux prix, Laurent Gaudé a développé une grande œuvre, tant romanesque que théâtrale, frappée par le drame, la confrontation. Entretien avec un écrivain du conflit.

Onysos le furieux, paru chez Actes Sud en 2000, a fait l’objet de nombreuses mises en scène théâtrales. La dernière en date est signée Bruno Ladet, avec Giovanni Vitello dans le rôle-titre. Le spectacle sera à l’affiche du festival OUI à Barcelone les 12 et 13 février, avant de poursuivre sa tournée en France, notamment au théâtre 95 à Cergy-Pontoise les 6 et 7 mars prochains.

Ces représentations sont l’occasion d’interroger l’écrivain Laurent Gaudé sur ce texte originel, sur la manière dont il considère aujourd’hui ses premiers textes et plus généralement sur son écriture dramaturgique. Profession Spectacle l’a rencontré.

Entretien.
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Onysos le furieux est l’un de vos premiers textes. Quel statut a-t-il pour vous aujourd’hui ?

Ce texte a un statut très particulier pour moi parce que je le considère aujourd’hui comme inaugural de plein de choses, ce que je n’avais évidemment pas mesuré à l’époque. Je le regarde comme mon premier texte publié. C’est aussi la première fois que j’entendais et voyais mes mots sur une scène. C’est la première mise en scène d’un de mes textes qui ait jamais été faite.

Pourquoi avoir choisir de traiter la figure de Dionysos dès vos origines scripturales ?

Il y a dans Onysos un certain nombre de thèmes autour desquels je ne vais jamais cesser de revenir par la suite. Il y a la question du rapport à la mythologie, des frottements entre cette mythologie et la modernité. Je ne sais pas pourquoi c’est là, en moi ; je n’ai pas décidé de manière analytique d’aborder la thématique mythologique. Je constate simplement que cela me touche et m’intéresse. Lorsque j’ai commencé à écrire, j’ai vu que ça coulait bien, que je m’y retrouvais… mais sans savoir pourquoi. Je sais en revanche que j’ai beaucoup continué à creuser ce sillon-là par la suite, ce qui fait qu’Onysos, même si c’est un vieux texte, m’est encore tout proche.

Il existe beaucoup de textes inspirés de Dionysos : quelle a été la nécessité pour vous de vous emparer de ce sujet ? Que souhaitiez-vous mettre en exergue qui ne l’avait pas été auparavant ?

Plusieurs éléments ont constitué un point de départ pour moi. Tout d’abord, il y a le tumulte du personnage, c’est-à-dire cette espèce de bouillonnement intérieur qui multiplie les possibilités de débordements, donc d’épopées. Dionysos est un personnage plus grand que nature. Il n’invite pas à une écriture du quotidien, mais à de l’épique. Je pense qu’à l’époque, je cherchais précisément un sujet qui permettre l’épique. L’épopée ne peut advenir avec n’importe quel sujet ; il faut au contraire que le sujet l’ait en soi. Dionysos porte évidemment ça, par le débordement, l’ivresse, la furie… Il y a également une autre dimension de ce personnage – je parle là du « vrai » Dionysos, ou plutôt du mythe tel qu’on le reçoit – que j’ai beaucoup aimée et qui est très importante dans le texte, c’est son alliance de choses contradictoires : il est à la fois homme et femme, jeune et vieux, pour être l’un des derniers dieux à entrer au Panthéon grec, en empathie avec ceux qui le vénèrent et d’une grande violence, attirant et repoussant… Toutes ces frictions intérieures m’ont plu. Un autre axe, que j’ai d’ailleurs essayé de mettre dès le titre, m’a tout particulièrement intéressé, c’est sa proximité avec l’homme : il est le dieu des gueux, des sans-nom, de ceux qui n’ont même pas d’histoire… C’est pourquoi j’ai fait sauter les deux premières lettres de son nom, qui rappellent le côté divin, alors que je désirais qu’il soit pleinement à hauteur d’homme. Il a des pulsions semblables aux nôtres : la tristesse, l’amour… D’où Onysos et non Dionysos.

Derrière la forme épique, nous retrouvons une dimension de conte, un peu comme dans Sang négrier, qui a également fait l’objet de mises en scène. Or Onysos est classé en théâtre tandis que Sang négrier est reçu comme une nouvelle. Que vous permet ce type de récit à la première personne ?

La forme importe effectivement beaucoup. Mais je ne me suis jamais trouvé dans la situation d’avoir une idée et de me demander si j’allais en faire une pièce ou un récit. Je serais d’ailleurs très embêté pour savoir quels critères me permettraient de choisir entre l’un ou l’autre. L’idée vient toujours avec sa forme. Il était par exemple clair pour moi qu’Onysos le furieux était un texte de théâtre. Là où ça se complique, c’est effectivement sur ce que vous relevez ; je partage pleinement votre point de vue selon lequel la frontière est ténue entre les genres. Certaines de mes nouvelles telles que Sang négrier sont effectivement des récits à la première personne du singulier, se situant donc à deux pas du monologue.

Distinguez-vous néanmoins ces deux formes lors du processus d’écriture ?

Le seul moyen que j’ai de répondre à cette question est lié à la problématique de la destination. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une identité particulière dans le texte, parce que Sang négrier peut devenir un objet théâtral au même titre qu’Onysos peut se lire dans un fauteuil, mais c’est vrai que j’ai adressé ce dernier texte au théâtre. Dans mon idée, c’était fait pour que ce soit dit à voix haute, pour qu’un acteur s’en empare. Il y a également, derrière, des problèmes de dramaturgie : comment faire pour jouer avec la question de l’âge ? Onysos dit en effet qu’il est très vieux au début et qu’il va rajeunir… J’étais intéressé par le fait que le théâtre cherche des transcriptions et trouve des réponses à ces interrogations. C’est plutôt parce que je l’ai adressé au théâtre qu’il s’agit in fine d’une pièce. Mais dans tous mes textes, y compris mes romans, je reconnais qu’il y a quelque chose qui se situe dans l’ordre de l’oralité et qui constitue autant de passerelles.

Lorsque vous dites : « j’ai adressé ce texte au théâtre », pensez-vous à un acteur précis ou souhaitez-vous plus généralement que cette parole retentisse, soit proférée sur scène ?

C’est plutôt la seconde option. Il m’est arrivé, plus tard, d’avoir des commandes d’écriture ou des projets avec des comédiens déjà connus, mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas – pour Onysos encore moins puisque c’est mon tout premier texte et que je ne connaissais alors personne. Mais même lorsque ce n’est pas avec une idée précise de quelqu’un, il y a toujours une question centrale, celle de l’adresse : il y a une charge supplémentaire au fait que ces mots nous soient adressés. On pourrait la ressentir à la lecture, mais elle se déploie pleinement dans le fait que ça prenne corps, que le comédien s’exprime face au public – du moins dans toutes les mises en scène que j’ai vues d’Onysos jusqu’à présent. C’est une adresse vivante.

Je voudrais revenir sur une phrase que vous m’avez dite au début de notre entretien : Onysos le furieux est le premier texte que vous avez entendu. Lors d’une rencontre avec Erri De Luca, alors que je l’interrogeais sur la raison pour laquelle il écrivait de plus en plus de théâtre, il m’avait répondu en substance : le théâtre est la seule parole que je suis obligé d’écouter. Éprouvez-vous une sensation de cet ordre ?

Oui, tout à fait. C’est une sensation très étrange, presque magique. Il y a quelque chose que je ne trouve nulle part ailleurs et qui est cette espèce d’étrangeté de la parole, de ces mots qui prennent vie. C’est pourquoi j’espère continuer à écrire du théâtre jusqu’à la fin. Un roman, aussi puissant soit-il à la lecture, provoque certainement un ravissement, nous faisant oublier le temps même lorsque la nuit est bien avancée ; il n’y a cependant pas cette étonnante altérité qui soudain naît. Quand en plus on est l’auteur, c’est très troublant. Je me souviens de la première lecture publique d’Onysos, avant toute mise en scène : lorsque j’ai entendu mes mots à voix haute, j’étais à la fois très heureux, parce que le comédien était formidable et que je sentais que la lecture était belle, et très tourmenté par des questionnements qui venaient parasiter la lecture.

Quel type de questionnements ?

Je me demandais pourquoi le comédien s’arrêtait à tel endroit de la phrase, pourquoi il accentuait telle syllabe et non telle autre… C’est un peu comme quelqu’un qui vous volerait la carte postale que vous êtes en train d’écrire et qui se mettrait à la lire à voix haute. Il est très étrange de sentir tout à coup le souffle d’un autre, le grain de voix, la manière de poser sa respiration sur vos propres mots. Ce mélange-là n’existe nulle part ailleurs. Ce n’est pas toujours confortable, mais c’est très beau. Même quand j’écris des romans, je crois que je suis toujours en quête de cette chose qui n’existe qu’au théâtre, à savoir que les mots couchés sur le papier deviennent des réalités musculaires. Tout bouge lorsqu’un comédien s’empare d’un texte avec ses bras, ses jambes, ses cordes vocales et les muscles de son visage. Si le comédien sait que son travail est d’ordre musculaire, qu’il repose sur l’énergie du corps, l’écrivain le ressent évidemment moins ; il n’en a souvent pas l’occasion. Le théâtre lui permet d’éprouver cette énergie, ce que je trouve vraiment beau.

Bruno Ladet propose depuis quelques années une nouvelle mise en scène de votre texte, avec Giovanni Vitello dans le rôle-titre. Comment recevez-vous votre propre texte, plus de vingt ans après son écriture ?

C’est un très beau spectacle. Comme je vous le disais, Onysos le furieux m’est encore tout proche. Il y a des textes, écrits plus récemment, qui se sont beaucoup éloignés de moi. Je ne les renie évidemment pas, ni ne les déteste, mais je sens à quel point ils sont aujourd’hui distants. Onysos, pas du tout ! J’aime qu’on en parle parce qu’à chaque fois qu’il m’a été donné d’entendre un extrait ou de le voir en scène, j’en sors en me disant que j’aimerais être capable d’écrire encore ce texte. Ce n’est pas pour me lancer des fleurs, comprenez-moi ; c’est simplement que l’endroit que ça raconte est encore dans l’homme que je suis. Il y a aussi dans ce texte une idée qui m’est chère : la divinité est rendue à ceux d’aujourd’hui qui n’ont rien. Avant, ils avaient au moins Dionysos ! En ce sens, j’aime que ce texte vive, qu’une parole rappelle qu’il y a quelqu’un, Onysos, pour se pencher sur eux.

J’ai été frappé par la thématique de la confrontation, souvent violente, qui traverse chacune de vos œuvres de part en part. J’ai découvert tout récemment qu’à l’université, vous aviez travaillé sur le thème de la lutte, du combat dans le théâtre contemporain. D’où vient votre besoin d’explorer littérairement la confrontation ?

Je ne sais pas… Je suis plutôt un garçon très calme (rires). Il est certain que c’est quelque part en moi. Ce qui est assez beau avec l’exercice de l’écriture, c’est qu’on s’arpente soi-même. Je suis bien obligé de constater que cette réalité est en moi, puisqu’elle ne cesse effectivement d’apparaître dans mes livres. Je pourrais trouver des tas de raisons, en vous disant qu’il y a de la violence dans le monde, mais c’est certainement plus pulsionnel et profond.

La confrontation est également un ressort, voire le moteur de la tragédie antique et classique : la pièce se présente comme une longue marche vers la résolution du conflit.

Très juste. C’est effectivement une autre raison, moins personnelle mais tout aussi vraie. Il est très difficile de construire une pièce de théâtre, ou même un récit, sans qu’il y ait une trame dramaturgique forte. Il n’y a pas mieux que le conflit pour organiser un écrit. Nous ne sommes évidemment pas obligés de le faire à la manière du XVIIe siècle, même si c’est admirable, mais dès lors qu’il y a conflit, il y a une tension, une épaisseur plus importante. C’est une structure dramaturgique passionnante, mais si elle ne trouvait pas réellement d’écho en moi, je l’aurais exploré une ou deux fois avant de l’abandonner.

Quels sont vos projets d’écriture actuels ?

Je travaille actuellement à un récit, qui devrait sortir durant l’année scolaire prochaine. Nous sommes en discussion à ce sujet avec mon éditeur. J’ai également un projet d’écriture théâtrale avec le théâtre national de Bruxelles, pour une création en 2021-2022. Cela peut paraître lointain, mais il faut que je me mette au travail cet été au plus tard.

Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER

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Laurent Gaudé, Onysos le furieux, Babel, 2015, 144 p., 6,80 €

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Crédits photographiques : Christine Gassin



 

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