Le dernier poème commun

Le dernier poème commun
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Où notre chroniqueur, plus optimiste que jamais, oppose aux médias et à la politique tels qu’ils vont, rien moins que la poésie, dont il démontre en fin de texte qu’elle n’est pas en péril (enfin, pas plus que le reste).

RESTEZ CHEZ VOUS

Rodolfo Agricola, dans une édition qui date de quinze cents et quelque, dit qu’on écrit toujours ut doceat, ut moveat aut delectet, pour instruire, pour émouvoir ou pour charmer. C’est du moins ce que dit Ezra Pound en son Abc de la lecture. Et voilà bien, en tout cas, trois moteurs entre lesquels il serait bienvenu qu’un critique, s’il en reste, ne se goure pas (mais le plus probable est tout de même qu’il s’en fichera tout à fait).

Je crois bien que je ne sais déjà plus pourquoi je vous parle de cela. C’est à peu près aussi vain que de parler de politique, de ce que les médias du moins considèrent ainsi, et il faut dire ces temps-ci qu’en cette matière, et pour la qualifier, c’est un déluge de merde. J’ai décidé, mais cela tiendra-t-il ?, de ne plus parler de rien à quoi je ne puis pas personnellement quelque chose.

Si je devais préciser duquel des trois moteurs d’Agricola ressortit cette chronique, par exemple, je serais bien embarrassé : elle n’est manifestement pas faite pour instruire ; elle ne doit pas être particulièrement émouvante et je ne cherche pas à ce qu’elle le soit ; quant à vous charmer, comment vous dire ?, j’ai déjà bien assez d’ennuis comme ça.

Dans le bouquin assez inégal de Jim Harrison que je feuillette, La Recherche de l’authentique (ce qui n’est pas un très bon titre), il y a un papier qui a pour excellent titre (ce qui ne veut pas dire qu’il est vrai) : « Les grands poèmes font de bonnes prières. » Harrison y cite, sans donner leur source, quatre vers de Yeats, qu’il commente ensuite :

« La marée monte assombrie de sang et partout
Se noie la cérémonie de l’innocence ;
Les meilleurs manquent de conviction, et les pires
Débordent d’une ardeur passionnée.

Voilà sûrement des informations plus poignantes que celles dont les médias nous abreuvent, et elles sont formulées d’une manière vraiment mémorable. Les médias ont tous les talents pour poser de monumentales questions, suivies de réponses pitoyables. Pour les réponses monumentales, nous nous sommes toujours tournés vers les poètes, que ce soit Isaïe, Sophocle, Tu Fu, Shakespeare, Whitman, Neruda ou Ginsberg, mais même en poésie les réponses sont de vertes collines comparées au vaste et sinistre Everest de la question posée. »

Harrison a raison. Mieux vaut lire et relire ces quatre vers de Yeats (les deux derniers peuvent suffire) que de subir l’infâme traitement médiatique — il doit quand même exister dans notre monde moderne une palanquée de gens qui trouvent rassurant de s’angoisser en écoutant les malheurs au loin d’autres, pour lesquels on ne peut vraiment pas grand-chose. Mieux vaudrait donc lire les grands poètes susmentionnés. Au moins Isaïe et Shakespeare, disons.

Les quatre vers cités viennent tout droit d’un poème de Yeats de 1921, « The Second Coming », « La Seconde Venue », qui ne parle pas d’ailleurs de la seconde venue du Christ (enfin, je crois, mais les poètes sont retors).

En voici une autre traduction, par le poète Yves Bonnefoy, qui m’oblige à ajouter un cinquième vers, celui qui en fait ouvre la phrase :

L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l’innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.

Je trouve étrange qu’Harrison ait pris sa citation en pleine phrase. Je ne sais pas de qui est la traduction que donne le bouquin d’Harrison, mais pour les deux derniers vers, je la préfère à celle de Bonnefoy. Je laisse choisir les lecteurs anglophones :

The best lack all conviction, while the worst
Are full of passionate intensity.

En tout cas, au lieu de m’informer, ces temps-ci, je me dis cela et sors marcher, c’est plus sain.

Dans l’intervalle de quinze jours qui sépare cette chronique de la précédente, je m’étais dit que je ferais bien quelque chose d’assez vif et piquant sur ces deux régimes de langue différents que sont le vers et la prose ; puis je me suis dit que cela n’intéresserait sans doute personne, ou des universitaires, ce qui revient au même — surtout s’ils écrivent des poésies.

Mais tout de même, cette idée s’est installée un moment, et elle a fait remonter en moi une expérience qui a déjà quelques années. J’étais venu dans un lycée fort moyen faire ce qu’il est convenu d’appeler un stage (de théâtre, mais je trouve cette appellation très emphatique). La chose devait durer quelques jours, je crois. Et j’ai voulu commencer par chercher avec les lycéens un texte que nous connaîtrions tous, sans aucun préjugé. Pas nécessairement un texte que nous aimerions particulièrement, je pensais à ce moment qu’une scie des écoles comme « Maître Corbeau, sur un arbre perché » pourrait faire notre affaire, non, vraiment, simplement un texte que nous connaîtrions tous. La Fontaine et son corbeau, Hugo, Rimbaud, Maurice Carême, Paul Fort et Jacques Prévert, et je ne vous parle pas du Notre Père qu’une élève non-lucide avait proposé, se sont fissa fait sortir. Certains connaissaient un peu, plutôt mal, d’autres non. Mon ignorance personnelle nous a évité je ne sais plus quel brillant enchaînement de répliques de je ne sais quel film, ainsi que je ne sais plus quel rap dont tous les gamins (et même l’enseignante) avaient l’air de connaître le commencement (ils l’avaient vu en poésie ; j’ai déçu, à ce moment-là, j’ai déçu ; mais j’aime décevoir). Certains n’avaient jamais entendu même parler de La Marseillaise (mais il faut dire, à la décharge des gamins, que c’était dans une école de la République).

Nous ne connaissions donc aucun texte commun. C’est du moins ce que je me disais au moment où, tandis que je traitais mentalement ces élèves d’analphabètes, un éclair de lucidité a d’un coup calciné mes reliefs cérébraux : « Nom de Dieu, l’al-pha-bet ! »

Le voilà, le texte que nous connaissons tous ! Notre dernier poème commun ! Un poème, mon cher Agricola, qui a pour but unique d’instruire, d’ailleurs ! Et on ose dire qu’on n’apprend rien à l’école ! Que l’analphabétisme revient ! Alors que non ! Les gosses savent l’alphabet ! On voit que c’est un lycée, même moyen ; car je doute qu’en collège, tous l’auraient connu ! Vivent les lettres ! Vivent les belles lettres et nos bacheliers ès lettres !

J’ai été plus coulant, dès lors, et je n’ai pas fait de remarques aux quelques-uns qui çà et là sautaient une lettre, surtout vers la fin. D’ici quelques années, remarquant que cela ne nuit pas au sens du poème, qui est assez dada si l’on veut bien y songer, on n’exigera plus qu’il soit récité dans l’ordre alphabétique (l’ordre, d’ailleurs, c’est mal). Les voyelles et une poignée de consonnes suffiront.

Pascal ADAM

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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.



 

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