Les droits culturels vus (étrangement) par Aurore Bergé

Les droits culturels vus (étrangement) par Aurore Bergé
Publicité

Le 17 février dernier, madame Aurore Bergé, députée de la République en Marche, a rendu au Premier ministre son rapport sur le thème Émancipation et inclusion par les arts et la culture. Elle invoque comme socle les droits culturels : une bonne nouvelle apparente, mais qui cache une récupération très partiale, donc dangereuse.

Analyse du rapport Bergé sur les arts et la culture (1/4)

Jean-Michel Lucas a lu attentivement le rapport remis par la députée LREM Aurore Bergé au Premier ministre. Si elle porte haut les droits culturels dans sa réflexion, le sens qu’elle donne à ces derniers témoigne d’une grande ignorance sur le sujet. Voici le premier des quatre volets de l’analyse longue et fouillée de notre chroniqueur.

 

« Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs »
Aimé Césaire, dans Cahier d’un retour au pays natal

Le 17 février dernier, madame Aurore Bergé, députée de la République en Marche, a rendu au Premier Ministre son rapport sur le thème : Émancipation et inclusion par les arts et la culture. Pour un ministère de la Culture au service des créateurs, des arts et des droits humains.

Le rapport présente soixante propositions dont on peut discuter de la pertinence (comme la numéro 1 qui demande d’intégrer la « santé culturelle » dans les carnets de santé des enfants !). Pour ma part, j’ai surtout été intéressé par la volonté de madame Bergé de faire des droits culturels « la pierre angulaire de l’action de la puissance publique ».

LES DROITS CULTURELS EN TÊTE DE GONDOLE

Depuis le temps que je défends cette position, j’ai été ravi de lire un tel message adressé au Premier ministre de la France. J’ai eu à cœur d’étudier attentivement le rapport et je n’ai pas été déçu : à de nombreuses reprises (vingt-deux fois !), j’ai cru lire des propos familiers à tous les promoteurs des droits culturels. Par exemple, lorsque madame Bergé affirme : « Les droits culturels font partie des droits fondamentaux, même s’ils sont sans doute les seuls dont la grande majorité des citoyens ne revendiquent pas l’exercice. » Applaudissements et réjouissances.

Mieux encore, madame Bergé fait des droits culturels une arme contre les inégalités liées à la reproduction sociale et culturelle. Son rapport veut être une contribution à cette lutte contre les inégalités considérée comme un impératif politique de premier ordre. Elle déclare à l’usage de son parti politique et du Premier ministre : « Nous n’avons pas le droit de passer à côté, dans ce mandat, au risque de manquer l’essentiel quant à la promesse de l’émancipation de tous les citoyens et de la lutte contre les assignations à résidence. » Si le gouvernement renonce à cette lutte contre les inégalités, « il ne faudra, alors, pas s’étonner des ronds-points aux gilets fluorescents qui rendent visibles les inégalités encore trop puissantes d’un pays dont on sait depuis Tocqueville sa passion pour l’égalité. »

L’ambition est grande et c’est aux droits culturels que madame Bergé confie cette tâche immense : « Au pays de Madame de Staël, Hugo, Lamartine et Nerval, on devrait pouvoir inspirer d’autres passions que des passions étroites et tristes. Et cette responsabilité qui nous incombe passe par la reconnaissance définitive des droits culturels comme des droits humains, donc universels et inaliénables. Cette reconnaissance présuppose que chacun est porteur de culture et que n’importe qui a la capacité à avoir accès à la culture et à l’art, et à participer à la définition et à la mise en œuvre des politiques culturelles. »

J’avoue que j’ai failli m’y laisser prendre, surtout quand j’ai lu que madame Bergé reprenait à son propre compte les propos de la Confédération nationale des foyers ruraux : « En résumé, les droits culturels ont pour seule ambition de mieux faire humanité ensemble sans s’enfermer dans des identités figées, étriquées ou non choisies. Cette nécessaire mise en dialogue reconnaît les valeurs et la dignité de tous. »

Une telle reconnaissance des droits culturels ne pouvait que me mettre en joie ! « Faire humanité ensemble », combien de fois ne l’ai-je écrit ?

LES DROITS CULTURELS POUR FAIRE SEMBLANT

Le doute est pourtant venu très vite. D’abord en regardant la bibliographie du rapport Bergé : aucun des acteurs qui participent à la promotion des droits culturels en France, notamment ceux qui ont inspiré les propos de la Confédération nationale des foyers ruraux, n’était mentionné (on consultera avec profit la page d’Opale consacrée à la formation des droits culturels de la CNFR, ce que n’a manifestement pas fait madame Bergé). Étonnement !

J’ai donc repris ma lecture avec beaucoup plus de circonspection. Mon étonnement s’est accru de page en page et j’ai fini par comprendre que madame Bergé s’intéressait aux droits culturels uniquement pour promouvoir, à nouveaux frais, la sempiternelle « démocratisation de la culture » ! L’étonnement a donc fait place à la déception : rien de pire que les faux-amis des droits culturels qui se contentent de faire semblant ! La liste des faux-amis s’allongent, comme je l’avais évoqué dans Droits culturels : Enjeux, débats, expérimentations, revue éditée par Territorial Editions en 2018.

Il s’imposait donc de passer à la critique.

Une grande ignorance

Ma première critique cible le manque de sérieux du rapport. Madame Bergé s’est aventurée sur le terrain des droits culturels sans en connaître les bases. Elle a répété des mots sans prendre la mesure de leur sens, notamment politique. Or, lorsque l’on écrit au Premier ministre de la France, la moindre des obligations est d’éviter les propos superficiels.

Certes, madame Bergé a indiqué que les droits culturels faisaient partie des droits humains fondamentaux, mais elle s’est arrêtée là. Elle n’a pas du tout rappelé que l’adhésion de la France aux Droits de l’Homme vaut engagement de respecter les droits énoncés dans le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC-ONU, 1966). Or, cet engagement oblige le Premier ministre de la France à justifier les mesures qu’il prend pour garantir le respect de ces droits économiques, sociaux et culturels devant le comité de l’ONU chargé du suivi du Pacte, à savoir le Comité PIDESC.

Ce silence est d’une négligence fautive. Madame Bergé aurait dû garantir au Premier ministre que les mesures qu’elle propose étaient compatibles avec les recommandations du comité PIDESC, notamment dans le cadre des trois lois françaises qui font déjà référence aux droits culturels des personnes (Loi NOTRe, loi LCAP, loi sur le CNM).

Ce n’était pas bien difficile puisque le Comité a produit le 21 décembre 2009 un document de référence en matière de droits culturels ; ce document précise, en effet, comment donner sens et effectivité à l’article 15 du PIDESC garantissant à chacun le droit de participer à la vie culturelle. Ce document s’appelle l’Observation générale no 21, avec pour titre : Droit de chacun de participer à la vie culturelle (art. 15, par. 1 a), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Ce texte fait autorité en matière de droits culturels, d’autant plus qu’il a été fortement inspiré par le groupe de Fribourg auquel on doit la Déclaration sur les droits culturels (2007). Il est donc inexcusable que le rapport de madame Bergé ne s’y réfère pas !

Ce refus fait prendre un risque au Premier ministre le jour où il aura à expliquer comment la France respecte les droits culturels des personnes, sans égard pour les recommandations de l’organisme chargé au plan mondial de veiller à leur prise en compte par les États.

J’aurais compris que madame Bergé critique les recommandations du Comité PIDESC et indique clairement au Premier ministre qu’il aura à défendre une autre conception, purement française, des droits culturels ! En revanche, mettre au rebut – ou pire, méconnaître – l’Observation générale 21 quand on prétend faire des droits culturels « la pierre angulaire de l’action de la puissance publique », c’est se moquer du monde, et, singulièrement du Premier ministre lui-même. Oublier les exigences qu’impose notre adhésion aux droits humains fondamentaux, n’est guère pardonnable.

J’en dirais autant d’autres textes dont il est difficile de se passer quand on prétend promouvoir les droits culturels. Ainsi, constater que la Déclaration universelle sur la diversité culturelle ou la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels ne figurent que dans la bibliographie, sans aucune mention dans l’argumentation de madame Bergé, relève de la désinvolture, peut-être même de l’imposture. À l’évidence, le rapport ne répond pas aux exigences de sérieux qui s’imposent quand on s’adresse au Premier ministre de la France.

Une interprétation partiale des droits culturels des personnes

Le constat de l’absence des références de base a des conséquences directes sur l’interprétation que madame Bergé fait des droits culturels. Je prends un exemple parmi d’autres, celui de la phrase que j’ai citée précédemment : « Cette reconnaissance [des droits culturels, NDLA] présuppose que chacun est porteur de culture et que n’importe qui a la capacité à avoir accès à la culture et à l’art, et à participer à la définition et à la mise en œuvre des politiques culturelles. »

Je pourrais presque applaudir cette formulation ; elle est pourtant trompeuse. Pour le montrer, je reprends l’analyse approfondie du comité PIDESC dans l’Observation générale 21, qui aurait dû servir de boussole à madame Bergé.

Premier élément : pour pouvoir accéder à la culture, il faut déjà s’assurer de la disponibilité des ressources culturelles. L’Observation Générale 21 précise ainsi, au paragraphe 16 : « La disponibilité s’entend de la présence de biens et services culturels dont chacun est libre de jouir et de bénéficier, notamment : les bibliothèques, musées, théâtres, cinémas…, la littérature, y compris le folklore, et les arts sous toutes leurs formes… »

Il n’y a, ici, aucun doute : madame Bergé a raison de dire que les droits culturels recouvrent la possibilité pour chacun d’accéder à l’art en bénéficiant de la culture des institutions artistiques et des équipements culturels : il est clair que ces institutions et leurs artistes professionnels doivent être disponibles, si l’on tient à ce que des personnes puissent exercer leurs droits culturels.

Sur ce point de la relation à l’art, madame Bergé n’a pas fait d’erreur.

En revanche, sa faute politique est d’avoir oublié toutes les autres ressources culturelles nécessaires à l’exercice des droits culturels des personnes. Continuons la lecture du paragraphe 16 de l’Observation générale 21.

Pour garantir le droit de participer à la vie culturelle, il est de la responsabilité publique de rendre disponibles « les biens culturels incorporels tels que les langues, les coutumes, les traditions, les croyances, le savoir et l’histoire… » Coutumes, croyances, traditions ou langues ? Nous voilà aux antipodes de l’histoire du ministère de la Culture ! Or, madame Bergé est restée silencieuse sur ces exigences des droits culturels, si étranges par rapport à la politique de démocratisation de la culture. Elle aurait pu en faire la critique en s’opposant aux arguments du Comité PIDESC. Mais elle n’a rien dit. Négligence !

Le grand écart

Et ce n’est pas fini. Madame Bergé dit elle-même que « chacun a la capacité d’avoir une culture propre ». Tant mieux, mais il faut en tirer les conséquences. Chaque personne a donc sa propre identité culturelle, qu’elle peut choisir en toute liberté. L’Observation générale 21 ne manque pas de rappeler qu’il s’agit d’un droit humain fondamental : « La participation recouvre en particulier le droit de chacun − seul, en association avec d’autres ou au sein d’une communauté − d’agir librement, de choisir sa propre identité, de s’identifier ou non à une ou plusieurs communautés données ou de modifier ce choix, de prendre part à la vie politique, d’exercer ses propres pratiques culturelles et de s’exprimer dans la langue de son choix. »

Dans ce cadre, les droits culturels ne se limitent pas à « la capacité » de la personne à accéder aux œuvres de l’art ou à la culture des institutions artistiques labellisées par l’État, seule perspective évoquée par madame Bergé. La responsabilité publique en matière culturelle est beaucoup plus vaste : elle doit veiller à ce que soient disponibles les ressources culturelles concernant, aussi, « les espaces publics indispensables à l’interaction culturelle tels que les parcs, les places, les avenues et les rues; les bienfaits de la nature dont jouit un État tels que les mers, lacs, fleuves, montagnes, forêts et réserves naturelles, y compris la flore et la faune qui s’y trouvent, qui donnent aux différents pays, leurs caractéristiques et leur biodiversité… »

Tous ces éléments sont inconnus du rapport de madame Bergé qui, sans scrupule, a fait sa cuisine toute personnelle des droits culturels ! Sa conception limitée au seul accès à l’art et à la culture de celui-ci fait le grand écart avec les recommandations de l’Observation générale 21. La Culture n’est pas la fille unique des arts. Elle renvoie à ce qui fait sens et valeur pour les personnes dans l’expression de leur humanité, y compris la faune et la flore !

À suivre…

Jean-Michel LUCAS

.



Crédits photographiques : Jean-Luc Hauser / Wikipédia



 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *