Le théâtre de la vie

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L’été sans retour, paru chez Gallimard, quatrième roman de Giuseppe Santoliquido, est un roman de mœurs à l’atmosphère superbement maîtrisée, où le suspense est distillé de façon subtile. Au prisme d’un drame, l’auteur dit la complexité de l’âme humaine, les passions dévorantes, les libertés chèrement conquises, avec une plume élégante, éblouissante, absolument inoubliable.

Le décor

C’est une « terre sèche et solitaire où poussent des caroubiers aussi grands que des maisons, des champs de marguerites et de crocus à perte de vue, les plus jolis buissons d’églantine de tout l’univers, des mûriers aux mûres aussi blanches que la lune, où les cigales éclatent à force de trop chanter dans une odeur d’herbe chaude, cette terre ingrate et merveilleuse où personne ne se rend jamais par hasard. » C’est une terre sur laquelle le soleil tape dur, où le primitivo vous tord les tripes ; une terre où se cultivent olives, noix et noisettes ; une terre de silences longs et de sentiments de fer rouge ; une terre où l’hospitalité est une vertu ancienne et où les rancunes sont tenaces. C’est une terre qui vous colle à l’âme. Sandro Lucano, le chroniqueur de l’histoire, y est né, y a grandi et l’a quittée pour ne pas se perdre au sillage de deux drames survenus là.

« Les années se sont écoulées, désormais, pareilles à une seule et longue journée, et je ne sais plus trop par quel bout prendre toute cette histoire. Longtemps je me suis mesuré à mes remords, cherchant à les exiler aux confins de ma mémoire sans y parvenir. Toujours, ils remontent à la surface. Avivent les plaies. »

Quinze ans ont passé, Sandro s’est exilé à Bruxelles et raconte le drame parce que, dit-il, il n’a pas le choix – « Rien n’est plus âpre que la nostalgie du temps. »

Nous sommes à Ravina, petit village inventé sis en Basilicate, dans le sud de l’Italie, entre les Pouilles et la Calabre, à l’été 2005.

Le nœud gordien

Giuseppe Santoliquido, L'été sans retour, Gallimard couvertureL’adolescence de Sandro est marquée par une tragédie : il a quinze ans quand il perd ses parents dans un accident de voiture. Ils se rendaient à une foire aux bestiaux en compagnie du plus vieil et plus fidèle ami de son père, Pasquale Serrai. C’est ce dernier qui sort Sandro du véhicule et qui, parce que leurs douleurs se font miroir, le prend sous son aile, lui offrant un foyer, tenant le rôle de père de substitution. Pasquale est un homme « plutôt sauvage, aux accents brutaux. Capable de tous les débordements », « un personnage étrange, rustre, ombrageux » à l’« allure craintive, comme s’il était la proie permanente de petites flammes qui le consumaient de l’intérieur ». Cet homme, que Sandro appelle affectueusement « papone », redevient Serrai, un étranger, après un événement survenu à l’automne 2004 dont sont victimes Sandro et Aurelio Marra, le nouveau médecin du village. Aurelio est un jeune homme au visage d’enfant, résolu et prodigue de son temps qui, très vite, se rapproche de Sandro dont il devine la douleur, celle d’un solitaire qui se garde de toute espérance.

« Les affinités les plus profondes s’exercent d’une âme à l’autre, comme une alliance immédiate entre deux êtres partageant un même rapport à la vie. »

Aurelio apaise les tourments de Sandro, l’assure qu’il n’est coupable de rien et que, en mémoire de ses parents, il se doit de tout faire pour être heureux – « Renoncer à vivre est une offense vis-à-vis de ceux qui sont partis et qui auraient voulu te voir devenir un homme. » Aurelio, le sage ami, le bel amant, reconnecte Sandro à lui-même.

« Plus jamais je n’ai ressenti cette profonde conscience de moi-même, cette impression pleine et entière d’être enfin au monde, de lui être relié par une sorte d’affinité magique qui anoblirait le moindre de mes actes, la moindre de mes pensées. D’être débarrassé de mes asphyxies. »

Malheureusement, le village est un mouchoir de poche où tout le monde se connaît, peu ouvert au reste du monde, où les habitants ne sont pas de mauvais bougres mais portent des œillères.

« À cause d’elles, ils ont l’impression que la vie se résume aux quelques mètres qu’ils ont devant leur nez, sans rien ni à gauche ni à droite ; les obstacles, pour les éviter, ils pensent qu’on ne peut rien faire d’autre que leur flanquer un bon coup de pied ; alors que ces œillères, s’ils prenaient la peine de les enlever, ils verraient qu’il y a place pour tout le monde. Mais si tu te mets en tête de leur faire croire que les choses sont différentes de comme ils les voient, alors c’est comme pour les chevaux, tu ne peux jamais prévoir comment ils vont réagir. »

La réaction à l’amour naissant entre Sandro et Aurelio ne se fait pas attendre et est d’une terrible violence. Aurelio est mis en demeure de quitter le bourg sous peine de représailles, Sandro se fait sévèrement molester. Le village n’a que faire d’un débauché, d’un dépravé ! – « La solidarité dans la haine était la pire des épouvantes, car elle vous transforme une poignée d’honnêtes gens en bourreaux impitoyables. » Les habitants « reprirent le fil de leur existence le cœur léger, la conscience apaisée par le sentiment du devoir accompli, bercés par le ressac de leurs certitudes. » Ravina, grâce leur soit rendue, est sauve ! Et Sandro, banni, a passé des années à réfléchir à son manque de volonté à résister, des jours de solitude insoutenable – « Le poids des préjugés est si fort que nous finissons par éprouver ce que les autres attendent de nous. »

L’irruption de l’horreur

Toute dignité perdue, honteux malgré lui, Sandro se terre dans sa maison sur les coteaux jusqu’à ce que l’horreur s’installe à Ravina, jusqu’à ce que l’innommable survienne. Le premier dimanche de juin 2005, jour de la « frisella », fête qui salue l’arrivée de l’été et charrie des flots de camelots et de touristes, Chiara, la nièce de Pasquale Serrai, séduisante jeune fille de quinze ans, disparaît. C’est la stupeur générale, personne à Ravina ne ferait du mal à l’enfant d’un autre, ce ne peut être que l’acte abject d’un étranger. Pourtant, le procureur appelé sur place, Renato Rossi, laisse la porte ouverte au doute.

« Le mal, cher monsieur, ça germe n’importe où, répliqua-t-il. C’est même ce qui pousse avec le plus de facilité, à la ville comme à la campagne, chez les jeunes de la maison de correction comme chez les braves gens de votre genre. Peut-être pousse-t-il même chez vous, entre les murs de votre maison douillette. Allez savoir. »

Alors, peu à peu, « aux appels à l’aide, aux élans d’entraide se mêlèrent ainsi les ragots des petits mesquins, les pires bassesses. Les rumeurs. » Quoi qu’on en dise, l’âme humaine fait souvent preuve de duplicité – « Au fond, nous ne sommes qu’ombres et doubles-fonds, qu’écheveaux à débrouiller. » Tout le monde y va de son propre avis et les médias – l’auteur ne les épargne pas – viennent mettre de l’huile sur le feu en s’emparant de l’événement, brodant, accusant, supposant, transformant un drame en sordide jeu de cirque. Où se trouvent les bornes de la décence ?

« Un jour ou l’autre, nous nous prenons tous pour des enquêteurs. Et je me demande si ce besoin irrépressible de dénouer les mystères, de démasquer les gentils et les méchants n’est pas une manière de revivre les émotions de notre enfance, de nous sentir vivants, comme lorsque nous nous mettions à entrebâiller les portes, à fiche notre nez un peu partout, surtout là où personne ne nous le demandait. »

Sandro pense connaître les habitants de Ravina aussi bien qu’il se connaît lui-même et, quand tout accuse Pasquale Serrai, il ne peut y croire : « Pouvais-je m’être à ce point trompé sur la faiblesse de Pasquale Serrai, sur ce que pouvait être la nature de ses souffrances, de ses frustrations, le prix de ses renoncements ? » Seulement, la vérité est ailleurs, stupéfiante de simplicité…

Un roman destiné à devenir classique

Giuseppe Santoliquido est un écrivain talentueux, un orfèvre qui manie avec finesse et nuances les mots et les idées, le style et l’intrigue. Il nous brosse un subtil tableau de l’âme humaine, dans ses ombres et ses déliés, au prisme de la chronique d’un fait divers, d’un village et de ses habitants. C’est toute la complexité de l’humain qui se déploie devant nos yeux dans une aiguisée interrogation sur nos attachements. Le fondement de notre rapport au monde, le terreau des liens familiaux, en somme le sens de nos vies, sont étroitement liés ici aux rapports des hommes à leur terre – véritable raison de vivre, dilection viscérale qui jamais ne les quitte.

L’auteur s’attache aux passions qui nous entraînent, nous enchaînent, nous nourrissent ou nous déchirent, dont l’amour et son corollaire, la jalousie, dieux séculaires et tout-puissants qui nous tiennent dans leurs rets.

« S’il y a bien une chose que l’expérience m’a enseignée, c’est que l’humanité est régie par la peine et le plaisir. Deux maîtres tyranniques. Or dans une tragédie comme celle de Chiara, de quoi s’agit-il sinon de coupables et de victimes réduits à la fonction d’objet, au service de la peine et du plaisir collectifs. Douleur, souffrance, peur que cela nous arrive, haine, colère, les émotions nous soudent. »

Il nous parle de responsabilité, qu’elle soit individuelle ou collective, lors de déballages impudiques, quand l’intime devient spectacle. Quelles sont les limites ? Qu’en est-il de notre éthique ?

« Vous savez, les vrais tribunaux ne siègent pas dans les palais de justice. Ils sont à l’extérieur, dans nos rues, sur les places de nos villes et de nos villages […] La vie est un tribunal permanent. Et le plus rude des procureurs, c’est notre imagination, notre capacité à affabuler, à procéder par raccourcis, par supputations. Dieu merci, l’imagination n’est pas toujours secondée par l’intelligence, sinon le malheur des hommes serait encore plus grand. »

L’été sans retour fait assurément partie des romans destinés à devenir des classiques. Son style est flamboyant, lyrique, envoûtant et vous gâte d’inattendu, rend l’atmosphère à la perfection avec un art consommé de la scène. Son sujet est brûlant, ses thèmes profondément humains – la peur de la différence, la jalousie, les enracinements. C’est un roman qui nous parle de tout ce qui, dans nos vies, est irrémédiablement sans retour, à commencer par la vie elle-même.

« La vie se gagne et se regagne sans cesse, à condition, toutefois, de se convaincre qu’un salut est toujours possible, et de se dire que rien n’advient qui ne prend racine en nous-mêmes. »

Stéphanie LORÉ     

Giuseppe Santoliquido, L’été sans retour, Gallimard, 2021, 265 p., 20 €.

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