L’homme brûlé de Christophe Tostain ou le prochain qu’on ne voulait pas (être)
Comment en vient-on à brûler un homme parce qu’il est étranger, différent, pas pareil ? Progressivement, pas à pas, presque naturellement semble dire Christophe Tostain dans sa pièce, L’homme brûlé, publiée aux éditions Espaces 34. Comme en écho à la banalité du mal si bien montrée par Hannah Arendt. Progressivement, à mesure que se diffuse, comme une maladie, un discours de haine et de mort et que se rétracte, parallèlement, la mémoire des grands crimes de l’histoire.
Il y a donc, dans la pièce de Christophe Tostain, le cancer de la xénophobie, sa fatale dynamique, et le drame de l’oubli de l’histoire. On regrette cependant la présence d’un discours stéréotypé et d’une mythologisation obscure qui affaiblissent la réalité de ce qu’il veut dénoncer.
Filiation perdue
Dans Pères et Fils, Ivan Tourgueniev montre l’irréductible opposition entre des pères, sages et débonnaires propriétaires terriens attachés à la tradition et à la foi, et des fils, matérialistes et scientistes convaincus, versant dans le nihilisme et prompts à des actions violentes. Il y a quelque chose de cette coupure, de cette impossible transmission et compréhension, dans les rapports qu’entretiennent les parents avec leurs enfants dans L’homme brûlé.
Les noms slaves choisis par l’auteur incitent d’ailleurs à ce rapprochement. Ici, c’est un fils, Boris, qui ne comprend plus son père, Anton, gagné aux idées et aux harangues de l’extrême-droite grâce auxquelles il arrache la mairie de son village (qui peut être, nous dit-on, n’importe quel village européen). Là, c’est une fille, Alice, qui, par un mouvement inverse, fuit sa mère qui est l’ancien maire (elle n’a d’ailleurs pas d’autre nom que Madame la Maire) pour rejoindre le nouveau maire, celui d’extrême-droite, au grand dam du fils de celui-ci. Nouveau maire qui est pour elle un nouveau père, l’ancien père, le biologique, ayant quitté le domicile familial. De quoi réjouir les passionnés de psychanalyse et les admirateurs de Lacan. De quoi peut-être, aussi, ranimer chez les férus de poésie le souvenir de Gherasim Luca.
Mais l’essentiel est que, dans les deux cas, la filiation s’est perdue et l’on comprend alors que le fils et la fille, qui sont amants, aillent « voir au cimetière si on trouve nos parents ». D’une certaine manière, la pièce est bâtie sur deux mouvements inverses mais contemporains, l’un de diffusion d’un discours de haine et de mort, l’autre de disparition du dialogue entre les générations.
La haine ou le divertissement
Ce discours de haine et de mort, qui se diffuse comme un cancer affectant le corps et l’intégrité de l’Europe, est, pour Christophe Tostain, l’œuvre de l’extrême-droite : « tout ce que ces gens touchent se putréfie. / Se gangrène d’une maladie incurable », dit Léna, l’épouse d’Anton, dont un aïeul a péri dans les camps de la mort nazis. La mort est à l’œuvre tout au long de la pièce, des amants se retrouvant dans le cimetière (lointaine réminiscence d’Hamlet ?) aux coupures familiales que nous avons dites, en passant par le vide d’une politique que n’anime plus le désir du bien commun et que meut seulement le souci de conserver le pouvoir.
Lors de la confrontation électorale, Madame la Maire voit que son discours (adressé au public comme l’exige une intelligente consigne de l’auteur) peine à l’emporter sur celui de son concurrent d’extrême-droite, qui dénonce la construction de nouveaux lotissements accueillant des populations d’origine étrangères, ceux qu’il appelle des pastèques (ne fut-il pas un temps où les Maghrébins recevaient le nom de melons ?).
Madame la Maire propose alors d’annuler la visite des enfants de l’école à Auschwitz et de la remplacer par un festival de musique country « avec des banjos des chevaux du rodéo et des taureaux yiiiha ». Le sens politique a-t-il à ce point disparu qu’il n’y ait plus qu’à choisir qu’entre la haine et le divertissement ?
Faiblesses typologiques et mythologiques
Mais ici se situe l’une des faiblesses de la pièce : elle qui prétend montrer comment un homme « normal » (Anton) devient raciste d’extrême-droite, n’entre pas assez dans la psychologie et les émotions de cet homme normal bien identifié et se borne à un diagnostic vague, à des affirmations générales qui n’expliquent rien.
On nous dit que…
« Comme tout Européen,
Anton est constamment piégé par le doute,
par le désespoir marchand,
par le mensonge,
par l’ignorance dans laquelle on le maintient ».
Mais cela n’aide pas à comprendre ce qui se passe dans la vie de cet homme normal-là : on voudrait lire et savoir, on voudrait sentir, son amertume, son envie, sa peur. On attendrait ici davantage de chair, de personnalité et un peu moins de typologie. Le chœur n’en sait pas davantage qui, comme le lecteur, cherche à comprendre « Pourquoi quand il pense à ses nouveaux voisins, [les immigrés] / son épiderme se boursoufle ».
Une autre faiblesse de la pièce se situe dans la scène 2 de la partie « diagnostic », qui est non seulement d’une longueur disproportionnée par rapport aux autres scènes mais qui est surtout émaillée de jeux de mots faiblards et douteux : Anton disant « Ça gaze » à son épouse maîtresse d’école qui veut emmener ses élèves visiter Auschwitz, le fils d’Anton comparant un comparse d’extrême-droite de son père à un dogue allemand, la petite amie de Boris lui disant délicatement qu’à défaut de le lécher elle va le laisser… Tout cela ne sert pas franchement l’intrigue et le propos dramatiques.
Ne les sert pas davantage la mythologisation du conflit, consistant à associer le parti d’extrême-droite, dont le chef se fait appeler Zeus, au dieu Zeus métamorphosé en taureau forçant la princesse Europe à s’unir à lui sur l’île de Crète. Car ce que veut montrer l’auteur, c’est finalement, nous semble-t-il, que l’Europe meurt (notamment, ajouterions-nous) de l’extrême-droite, par une union contre nature qui est viol et meurtre, alors que l’autre Europe, la princesse, finit par épouser le roi de Crète et a une digne postérité.
Nuit de la mémoire
Ces faiblesses n’enlèvent heureusement pas à la pièce son plus grand mérite, qui est de montrer qu’à force d’oubli de l’histoire, qu’à force d’appauvrissement de la mémoire, un homme, un peuple, peuvent devenir les jouets d’une « politique » aussi haineuse que stupide, si stupide qu’elle en serait drôle si elle n’était pas en même temps, justement, haineuse et mortelle pour ceux qui en sont victimes.
L’auteur le montre très bien par le crescendo des arrêtés municipaux édictés par le nouveau maire d’extrême-droite qui frappent les pastèques du village d’interdictions, en lettres capitales, toujours plus larges et plus ridicules : interdiction de sortir du village, d’utiliser une tondeuse à gazon, interdiction d’avoir un ordinateur, un téléphone, de fumer, de manger de la viande, du chocolat… Ridicule et risible si ce n’est qu’à la fin, l’interdiction conduit à l’extermination et à la mise à mort d’un « étranger », d’un pastèque, attaché à un arbre, aspergé d’essence et brûlé vif.
Le fils du maire, Boris, avait imaginé une « nuit de la mémoire » au cinéma municipal, avec la diffusion de La liste de Schindler, de Nuit et brouillard, du Choix de Sophie. C’est qu’en effet le passé oublié risque d’être notre avenir. On veut croire avec l’auteur que le théâtre, le cinéma, la littérature, bref les arts, sont à même de montrer aux hommes la vraie cause de leur souffrance tout en leur montrant le mensonge des « remèdes » et des « traitements », le mensonge des « politiques », qui prétendent la faire disparaître en l’infligeant à d’autres hommes.
L’homme brûlé, c’est l’autre, voisin mais étranger. C’est le prochain que l’on ne veut pas voir, c’est le prochain que l’on ne veut pas être.
Christophe TOSTAIN, L’homme brûlé, éditions Espaces 34, 2017, 144 pages, 16 €.
Merci beaucoup pour ce regard et cette juste critique. Bien à vous. Christophe Tostain.