“Où j’apprends à ma mère à donner naissance” de Warsan Shire : parole d’expulsée

“Où j’apprends à ma mère à donner naissance” de Warsan Shire : parole d’expulsée
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Née en 1988 de parents somaliens réfugiés au Kenya, Warsan Shire arrive en Grande-Bretagne dès l’année suivante. C’est en 2011 qu’elle publie à Londres ce magnifique recueil qu’est Teaching My Mother How To Give Birth, traduit et publié en France par les éditions Isabelle Sauvage sous le titre, très fidèle, Où j’apprends à ma mère à donner naissance.

S’il s’agit de sa première traduction en français, la poésie de Warsan Shire est en revanche déjà traduite dans de nombreuses autres langues et elle est même mondialement connue depuis que la chanteuse Beyoncé l’a reprise dans son film et son album Lemonade sortis en 2016.

Une terre où reprendre langue

La trace et la marque de l’origine, la trace et la marque des routes traversées, la trace et la marque de la terre où l’on tente de s’établir, où l’on s’essaie à naître de nouveau : toutes ces traces, toutes ces marques sont présentes dans la chair, sur les lèvres et dans la langue de Warsan Shire. L’origine, c’est la Somalie, terre de ses ancêtres, terre suppliciée par une interminable guerre civile (débutée au début des années 1990, elle dure toujours), terre violente qui expulse ses enfants à travers le monde et pourtant terre intime, en soi comme un enfant retourné dans le sein de sa mère, marque et langue portées par le corps et contenues dans la bouche. Les routes traversées, ce sont les chemins de l’exil, ce sont ces sombres et dangereux couloirs de migration dans lesquels se cognent longuement et souvent périssent ceux qui fuient la guerre et la misère. La terre où l’on tente de s’établir, c’est celle qui peut être de honte et d’étrangement plus que d’accueil, celle avec laquelle malgré tout il faut reprendre langue et celle malgré tout qui sauve.

C’est tout cela que porte, charrie même comme un Nil en crue, la poésie (en vers ou en prose) de Warsan Shire, entraînant et présentant ainsi, au-delà de son destin personnel d’exilée, d’expulsée (de sa terre natale, de sa terre et mère), tout le drame de l’Afrique qui, dans les mots de l’auteure, n’est pas un continent mais une terre, qui dans ses mots est une femme et une femme perpétuellement humiliée, violée, maintenue en minorité par les tyrans (qui sont des hommes), la guerre et la corruption qui profitent à quelques hommes. C’est donc la voix de l’Afrique comme femme, la voix de la femme africaine, ne sachant qu’espérer mais non désespérée, terrassée mais non annihilée, que fait entendre Warsan Shire et cette voix crie du sol, de la terre et de sa poésie jusqu’à nous. Cette voix nous interpelle, telle la voix d’Abel dont le sol a gardé mémoire après qu’il fut tué par son frère Caïn. Cette voix de l’Afrique, Warsan Shire la porte haut comme le fit la chanteuse sud-africaine Myriam Makeba à laquelle elle consacre un poème.

Tout cela, Warsan Shire le livre dans une poésie brute et crue parfois mais douce et sensuelle aussi, qui sait dire la violence des hommes (au sens générique mais aussi sexué du terme) et aussi bien chanter l’amour conjugal. Celui qui unit l’époux à son épouse mourante (« Blouse et corps ensemble : 41 kg./ … Elle refuse que je l’enlace / maintenant, qu’elle en a plus que jamais besoin »), celui aussi qui entoure, environne l’étreinte conjugale d’une fumée d’encens échappée des multiples arômes de la cuisine somalie (papaye, noix de coco, ghee, dattes et lait de chèvre, cayenne et pignons grillés, safran et romarin, cannelle et amandes…), celui enfin, fondateur, qui unissait les grands-parents :

« Ton grand-père avait les mains brunes.
Ta grand-mère en embrassait chaque jointure,
encerclait une île au creux de sa paume
et lui indiquait quel territoire ils habiteraient »

Poésie profondément charnelle tant elle est en quête, comme le dévoile le titre du recueil, d’un nouvel enfantement, d’une délivrance : il semble que Warsan Shire veuille à la fois assumer le sort et la langue de ses ancêtres, en premier lieu de sa mère, et les porter, les enfanter, les faire renaître sur une nouvelle terre, dans une nouvelle langue, terre et langue dans lesquelles l’on pourrait être, dans une harmonieuse et féconde union, chaste et sensuelle, pure et sauvage, somalie et britannique, africaine et européenne, musulmane et libre.

Il semble ainsi qu’elle veuille donner son plein déploiement à l’unité qu’elle annonce au début de son recueil :

« J’ai la bouche de ma mère et les yeux de mon père ;
sur mon visage ils sont toujours ensemble. »

Corps terre battue

Warsan Shire, Où j’apprends à ma mère à donner naissance, traduit par Sika Fakambi, Éditions Isabelle Sauvage, 2017Charnelle, corporelle, la poésie de Warsan Shire l’est essentiellement, nativement, naissant des traces laissées sur le corps par la violence et la douleur du monde, consistant à « convertir » ou traduire en mots ces traces. Le corps est certes, parfois, un territoire aimé et respecté, en particulier lorsque l’union conjugale est vraie et équilibrée : le corps de l’autre est alors un pays à explorer, une carte à déchiffrer, une langue à apprendre. Là encore, c’est chez ses grands-parents que Warsan Shire trouve l’harmonie : « Tes grands-parents se retrouvent souvent / dans des pièces sombres, cartographiant / de l’un et l’autre le corps ».

Mais, le plus souvent, le corps est une terre battue, un champ de bataille, terre et lieu de guerres et de ravages. Ce motif est omniprésent chez Warsan Shire. Ainsi, le corps de l’épouse mourante est « une maison inondée » : elle est, cette épouse, « un bateau de guerre à l’amarrage » et son corps est « un village incendié, une prison aux grilles ouvertes ». Quant à la fille de la mère qui donne son titre au recueil, fille qui paraît être l’auteure elle-même, elle « porte au ventre des villes entières » et reproche à sa mère de ne l’avoir pas prévenue qu’aucun homme ne l’aimera :

« si elle se couvre de continents,
si ses dents sont de petites colonies,
si son estomac est une île
si ses cuisses sont des frontières »

Et l’auteure de poursuivre ainsi son autoportrait :

« Ta fille a pour visage une petite émeute,
ses mains sont une guerre civile,
un camp de réfugiés derrière chaque oreille,

Mais Dieu,
vois-tu comme elle porte
bien le monde ? »

C’est qu’en effet l’on connaît par le corps, par un tel corps, l’histoire et la douleur du monde, l’histoire de la douleur du monde : le corps est, chez Warsan Shire, une anamnèse au sens médical du terme. Cette anamnèse n’est pas seulement personnelle, individuelle, elle est aussi collective, nationale, universelle même : d’une certaine manière, la poésie de Warsan Shire consiste à mettre en mots (et en rythme, en musique) cette anamnèse, en mêlant à l’histoire et l’expérience intimes l’histoire et le drame de l’Afrique. C’est ainsi que le poète « porte le monde » et touche terre, assumant en lui, dans sa langue et sa vie, les douleurs de leur enfantement, en quête toujours de délivrance.

Sur le corps enfin se trouve la trace des routes et des pays traversés. Cette trace est comme une profonde et inoubliable cicatrice, un sillon-balafre qu’il faut emprunter et exprimer si l’on veut pouvoir prendre une autre route : « Ils demandent comment vous êtes arrivée ici ? Tu ne le vois pas sur mon corps ? Le désert libyen rouge des corps de migrants, le golfe d’Aden ballonné, la ville de Rome sans veste. » De nouveau, le corps est anamnèse, une anamnèse géographique, une terre et un pays faits de toutes les terres et de tous les pays traversés. Il est une terre brûlée, d’une brûlure qui n’est pas celle du désir mais celle qui éloigne le désir :

« Quel homme voudrait se coucher
à regarder le monde brûler
dans sa chambre à coucher ? »

Le feu du désir 

De désir justement, il en est beaucoup question dans la poésie de Warsan Shire qui, étant charnelle, est aussi sensuelle, disant tantôt la perversion et même l’impiété du désir, tantôt la folie de l’amour qu’il exprime. Le désir impie, celui qui peut faire brûler (en enfer) qui s’y soumet, c’est le désir adultère, c’est celui de la sœur aînée, qui, « À l’âge que j’ai… volait / le mari de la voisine, marquait au feu son nom sur sa peau ». Ce désir est haram (interdit par la loi islamique) ainsi que celle-ci le déclare elle-même à sa jeune sœur, il éloigne de Dieu :

« Tout ce qui sort de sa bouche ressemble à du sexe.
Notre mère lui a interdit de prononcer le nom de Dieu. »

La folie de l’amour qu’exprime le désir sexuel, c’est celle de ce couple « retrouvé brûlé vif dans leur chambre à coucher » : l’épouse, défiée par la maîtresse de son mari, s’était aspergée d’essence et, à l’arrivée de celui-ci, s’était « jetée sur lui, enroulant ses jambes autour / de son torse. Le mari, pris de court devant un tel désir, / a porté sa femme jusqu’à la chambre à coucher », avant que celle-ci ne craque une allumette sur eux et les embrase. Le dernier poème du recueil, intitulé “En amour et en guerre”, fait écho à cette folie du désir :

« À ma fille je dirai,
“quand viendront les hommes, tu t’incendieras”. »

Il y a dans ce dernier poème toute l’ambiguïté et l’ambivalence du désir et de son feu : on ne sait si l’incendie vise à « éteindre » et bâillonner son feu ou s’il vise à l’accueillir et à le propager. On ne sait pas davantage si ce feu fait vivre ou s’il tue, s’il purifie ou s’il damne. Peut-être est-ce là une façon de dire que le désir impérieux et continu ainsi exprimé peut être le divin buisson ardent ou l’infernal feu qui ne s’éteint pas.

L’islam au risque de la chair

Charnelle est donc la poésie de Warsan Shire, courageusement charnelle pourrait-on dire en ce qu’elle se déploie sur fond de culture et religion musulmanes, c’est-à-dire sur le fond d’une religion au Dieu non incarné et sur le fond d’une culture qui, dans ses formes contemporaines du moins, semble tolérer assez peu l’expression de la sensualité. Il faut ainsi, à n’en pas douter, une certaine audace à l’auteure pour dire de sa cousine :

« … Les tétons durcis d’Amel tirent sur
le motif cachemire de son corsage, minarets appelant les hommes,
à l’adoration »

On se rappelle alors cette nouvelle (dont nous avons oublié le titre !) de l’écrivain juif Isaac Bashevis Singer dans laquelle un homme appelle sa femme « ma petite mezouzah », comportement et termes jugés blasphématoires par sa communauté yiddish.

Il faut aussi du courage pour écrire un poème (“Oiseaux”) décrivant le subterfuge utilisé par une jeune mariée lors de la nuit de noces pour accréditer sa virginité auprès de son époux : Sofia prend du sang de pigeon et ce dernier s’émeut alors qu’elle soit « pure, chaste, intouchée », ce qui fait rire l’épouse et l’amie à qui elle fait part de cette ruse. Il y a là une critique discrète des exigences inégales pesant, en terre d’islam, sur les hommes et les femmes qui veulent s’unir.

Du courage il en faut enfin pour, si l’on peut user de ce paradoxe, soumettre l’islam au risque de la chair : Warsan Shire l’assume par une poésie dont la langue est, nous l’avons dit, charnelle, sensuelle, féminine (en ce qu’elle prête voix aux femmes), tout en étant, nous semble-t-il, profondément respectueuse de la religion de ses ancêtres dont elle assume pleinement l’héritage.

La vie comme expulsion

La vie semble être, chez Warsan Shire, une histoire d’expulsion. D’ailleurs, c’est la naissance même qui est une histoire d’expulsion, ce pourquoi l’on trouve par exemple chez Samuel Beckett un traitement comme parallèle, en contrepoint, de l’expulsion du logement et de l’expulsion du ventre de la mère (“L’expulsé” dans Nouvelles et textes pour rien). En effet, cette expulsion-ci est, chronologiquement et psychologiquement, la première expulsion, l’expulsion originelle. Dans le recueil de Warsan Shire, cette expulsion est comme sous-jacente, souterraine par rapport à l’expulsion de la terre natale, de la terre mère : c’est alors une double expulsion du sein maternel qui a lieu, la seconde ravivant l’angoisse de la première, l’abandon se prolongeant en écho.

Car c’est bien d’expulsion qu’il s’agit, non d’un « départ volontaire », c’est bien la misère et la violence qui chassent de chez soi : « Donc, je pense que chez moi m’a crachée dehors, coupures d’électricité et couvre-feux… sais-tu comme il est difficile de parler du jour où ta propre ville t’a traînée par les cheveux, devant l’ancienne prison, devant les portails des écoles, devant les torses incendiés dressés sur des poteaux comme des drapeaux ?… Nul ne part de chez soi à moins que chez soi ne soit la gueule d’un requin. »

Expulsion d’autant plus douloureuse qu’elle est définitive, sans retour, car quand bien même l’on regagnerait sa patrie, sa mère patrie (père et mère ensemble donc, comme sur le visage de l’auteure), quand bien même l’on essaierait de rentrer dans le sein de sa mère, l’on se rendrait compte, ce que l’auteure craint de dire à son grand-père qui lui demande de le ramener « chez nous », que plus rien n’est comme avant :

« Tu ne sais pas comment lui dire que ce ne sera
en rien semblable à ce qu’il a laissé là-bas. »

La vie donc est une histoire d’expulsion et cette histoire paraît ne devoir jamais cesser car il semble parfois que le « pays d’accueil » n’en ait que le nom. Il est d’ailleurs parsemé, ce pays, de « centres d’expulsion », dont celui dans lequel se rend l’auteure pour entendre ces « Conversations à propos de chez soi » : « je ne suis pas la bienvenue et ma beauté ici n’est pas beauté. Mon corps brûle de la honte de n’appartenir pas… les regards dans la rue, le froid qui s’installe au tréfonds de mes os, l’anglais en cours du soir, la distance qui me sépare de chez moi. »

Malgré cela, cette seconde expulsion ne remet pas en cause la légitimité de la fuite hors de la terre natale tant cette fuite est, pour les femmes particulièrement, la condition de leur survie. Car cette « gueule de requin » qu’est devenu « chez soi », ce sont d’abord les femmes qu’elle cherche à dévorer et l’on trouve dans le recueil de Warsan Shire de saisissantes et terribles descriptions des violences infligées aux femmes : au point que toute la douleur de l’exil, toute l’hostilité du pays d’accueil « vaut mieux que l’odeur d’une femme en feu, ou un plein camion d’hommes qui ressemblent à mon père et m’arrachent les ongles et les dents, ou quatorze hommes entre mes jambes, ou un fusil, ou une promesse, ou un mensonge, ou son nom, ou sa virilité dans ma bouche ».

Apprendre et dire comment je suis née

D’une certaine manière, Warsan Shire veut apprendre et dire elle-même comment elle est née, et apprendre aussi à sa propre mère. Elle veut également, plus largement, plus universellement, apprendre et dire à chacun comment l’on peut naître de beaucoup d’horreur et d’abandon et d’un peu de douceur et d’enfance.

Comment naître alors ? En portant au monde « l’hymne ancien », la langue « que je ne peux me permettre d’oublier », la langue native et maternelle, qui dit à la fois l’histoire ancienne et sa persistance, sa rémanence dans le cœur et la bouche. Mais cette langue native est comme, en soi, vitrifiée ou fossilisée : d’un côté, elle ne peut plus être modifiée, elle est marquée dans la chair ; de l’autre, elle ne peut plus être utilisée comme avant. Elle est en quelque sorte devenue inadaptée.

On peut alors penser qu’il en va de Warsan Shire comme de cette émigrée rencontrée au centre d’expulsion : l’expulsion dont nous avons parlé plus haut l’a en quelque sorte délogée d’elle-même, l’obligeant à aller au-devant d’une nouvelle langue, celle même de ce recueil : « J’ai passé des jours et des nuits dans le ventre du camion ; je n’en suis pas sortie la même. Quelquefois, j’ai l’impression que quelqu’un d’autre s’est revêtu de mon corps ».

Mourir à une vie et une langue inoubliables, que l’on continuera de porter, afin de vivre dans le souffle d’un verbe nouveau, c’est peut-être ce que Warsan Shire appelle donner naissance et qu’elle veut enseigner à sa mère, à son peuple, à tous les exilés. Ne lit-on pas que le prophète qui séjourna dans un autre ventre, celui de la baleine, en sortit investi d’un nouveau langage et d’une nouvelle mission ?

Frédéric DIEU

Warsan Shire, Où j’apprends à ma mère à donner naissance, traduit par Sika Fakambi, Éditions Isabelle Sauvage, 2017, 44 pages, 16 €.



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1 commentaire

  1. Ce texte est de toute beauté. Une belle, grande et vraie critique !

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