Pavel Lounguine, le réalisateur qui défie la propagande russe

Pavel Lounguine, le réalisateur qui défie la propagande russe
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Leaving Afghanistan, nouveau film de Pavel Lounguine, raconte le douloureux retrait russe, après l’échec de l’armée rouge en Afghanistan. Menacé de censure dans une Russie qui aime à réécrire son histoire, le film est finalement sorti dans son intégralité. Entretien.

En France, l’œuvre, qui a obtenu le prix du meilleur scénario au festival international du film de Shangai, paraîtra directement en DVD et Blu-ray le 26 novembre prochain (ESC Editions).

Que représente la guerre d’Afghanistan pour un Russe ?

La guerre d’Afghanistan est pour un Russe ce que la guerre d’Algérie est pour un Français. C’est peut-être même pire encore, parce que cette guerre fut difficile à expliquer : il n’y avait pas de liens entre nos deux pays, comme il y en eut longtemps entre la France et l’Algérie. Notre défaite durant la guerre d’Afghanistan a conduit à la chute de l’Union soviétique. Moins d’un an après la sortie des troupes russes du pays afghan, un des actes forts de Gorbatchov pour la perestroïka, le mur de Berlin déjà tombait.

Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire de ce retrait historique avec l’épisode de l’enlèvement d’un fils de général et le passage des troupes russes au col de Salang ?

Ce qui est intéressant, c’est de montrer comment on sort du pays, pas comment on y entre. Une entrée passe toujours par des fanfares, des tambours… L’épisode montre bien comment on est sorti du pays avec un sentiment de défaite, comment il est stupide de mourir alors que la guerre est déjà finie.

Votre lucidité sur la guerre russe en Afghanistan a provoqué de nombreuses oppositions en Russie, ainsi que des tentatives de censure…

Oui, parce qu’il reste toujours des faucons, des vétérans qui furent militaires en Afghanistan. Certains ont essayé de dire que mon film était une calomnie, qu’on n’avait pas volé le peuple afghan, que la discipline était rigoureuse, etc. Des généraux et anciens gradés ont également accusé le film d’être une double faute : d’une part, il aurait fallu rester en Afghanistan à l’époque ; d’autre part, il n’est pas possible de montrer aujourd’hui cette œuvre à la jeunesse, de peur de l’affaiblir et de la déstabiliser. Ce qui est toutefois plus intéressant, c’est de voir combien la société russe est divisée, parce que j’ai aussi reçu le soutien d’une autre partie des vétérans, qui ont aimé le film. Il y a ainsi eu une sorte de lutte verbale et médiatique entre ces deux clans. Au final, le film est sorti dans son intégralité.

La Russie a-t-elle des difficultés avec son histoire ?

Oui. On change l’histoire, on la réécrit constamment, depuis Ivan le Terrible [1530-1584, NDLR]. En ce qui concerne mon film, ce qui a dû énerver est qu’il soit antimilitaire, car nous vivons beaucoup en Russie dans une atmosphère de patriotisme qu’on pourrait qualifier d’armé, de militarisé. J’ai pour ma part une position un peu à l’écart, avec la possibilité de dire parfois ce que je pense.

Depuis quelques années, vous êtes passé des drames sociaux dans une Russie en plein changement – je pense à Taxi Blues, Familles à vendre ou La Noce – à des œuvres abordant plus directement l’Histoire : Un nouveau Russe, Tzar et maintenant Leaving Afghanistan. Pourquoi un tel intérêt ?

Nous vivons dans un temps où, en Russie, il faut essayer de répondre aux questions existentielles, à ce qui est le sens de notre vie : où allons-nous ? Qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? Il y a toute une série de questions métaphysiques qui ne sont pas éclaircies du fait que la propagande officielle se situe toujours dans le vif du moment, réécrivant l’histoire, nous expliquant qui est l’ennemi et qui ne l’est pas. Au fond, l’interrogation que je porte est la suivante : le pays a-t-il un sens intérieur ? C’est ce que j’explore film après film, pour éclairer le présent. La guerre d’Afghanistan n’est pas sans lien, selon moi, avec la guerre en Syrie.

Ce sens intérieur, dont vous parlez, a-t-il un lien avec ce qu’on appelle communément l’âme russe ?

On aime à dire que la Russie a deux richesses : le pétrole et l’âme russe. Vous le savez, nous exportons les deux avec succès (rires). Plus sérieusement, il y a bien sûr ce qu’on appelle le caractère russe, mais où se situe une telle spécificité ? Dans la terre. Un Russe qui vit en France, aux États-Unis ou en Tchécoslovaquie devient un être normal. Donc si ce caractère russe ne se situe pas à l’intérieur de l’être humain, c’est peut-être qu’il se cache à l’intérieur du pays, de l’histoire, voire de la propagande. Je pense qu’il faut d’abord penser que les Russes sont des personnes comme les autres : nous avons besoin de liberté, de choses simples et évidentes. Ce n’est qu’après que nous pouvons réfléchir à des étages supérieurs, spirituels. Ce qui est appelée l’âme russe, c’est davantage une question de spiritualité.

Vous préparez aujourd’hui un film sur le Goulag. Participe-t-il de cette même dynamique historique ?

Absolument. Il faut dire les choses, d’autant plus qu’en Russie, certains prétendent qu’il n’y a jamais eu de goulags, que la vie sous le communisme était heureuse, que Staline était un grand et bon manager… Je me situe à contre-courant de cette vision. Il est vraiment urgent de raconter l’histoire.

Dans votre film Leaving Afghanistan, vous privilégiez une approche réaliste, imprégnée notamment d’une lenteur qu’on décelait déjà dans votre magnifique film L’Île en 2006.

La lenteur n’est pas volontaire. Chaque film se déroule dans son rythme intérieur. L’Île, par exemple, se situe dans un autre monde, dans un temps proche de la mort. Avec Leaving Afghanistan, je ne pensais pas à la lenteur. En revanche, vous avez raison sur le caractère réaliste du film : je voulais traiter l’histoire comme un documentaire. J’ai tourné en pellicule Kodak, afin de renforcer ce sentiment de reportage de guerre.

Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER

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SORTIE EN DVD & BLU-RAY : 26 NOVEMBRE 2019
Pavel Lounguine, Leaving Afghanistan (Bratstvo), Russie 2019, 109mn

Synopsis – En 1988, les troupes soviétiques sont sur le point de se retirer d’Afghanistan après un conflit qui a fait de nombreuses victimes. Après le crash de son avion, un pilote prénommé Alexander, fils du général Vasiliev, est retenu en otage par des moudjahidines. La 108e division d’infanterie motorisée est chargée de le libérer. Cette mission retarde le retour des soldats chez eux. Ils doivent par ailleurs négocier une trêve avec les factions moudjahidines pour pouvoir passer en sécurité le col de Salang…

Film de Pavel Lounguine (Lungin)
Scénario : Aleksandr Lungin et Paval Lounguine (Lungin)
Avec : Roman Kolotukhin, Mikhail Kremer, Aleksandr Kuznetsov, Kiril Pirogov, Yan Tsapnik
Production : Pavel Lounguine (Lungin) et Evgeniy Panfilov
Directeur de la photo : Igor Grinyakin
Éditeur : ESC Editions
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Crédits photographiques
Portrait de Pavel Lounguine (© François Vila)



 

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