Petit historique de l’idée d’Économie Sociale

Petit historique de l’idée d’Économie Sociale
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C’est au lendemain de la révolution industrielle que remonte l’Économie Sociale, dont le précurseur véritable fut Proudhon. Par la suite, contrairement à une thèse répandue, ce ne sont pas les socialistes qui ont porté l’Économie Sociale de l’âge des balbutiements à celui des réalisations pérennes, mais bien les catholiques. Explications.

Actualité de l’économie sociale

On peut faire remonter les origines de l’Économie Sociale à la nuit des temps ; des guildes et confréries du Moyen Âge aux systèmes de production mis en œuvre dans les abbayes, les modèles ne manquent pas. Plus tard, saint Vincent de Paul invente l’organisation caritative moderne.

La première apparition explicite du mot date, selon mes recherches, de 1773, lorsque le physiocrate Louis-Gabriel de Buat-Nançay publie ses Éléments de la politique ou recherche des vrais principes de l’Économie Sociale.

Mais on a coutume de faire remonter la « véritable » apparition de l’Économie Sociale aux premières conséquences de la révolution industrielle, lorsque la misère ouvrière devient un fait social de grande ampleur. Les actes fondateurs sont très imprécis, la légende s’y mêle à l’Histoire, d’autant que la plupart des références communément citées furent le fait d’artisans et non d’ouvriers de la grande industrie. Le vocabulaire met des décennies à se stabiliser. L’Angleterre possède un temps d’avance sur la France ; mais ni le New Lanark de Robert Owen, ni la déclaration des Équitables Pionniers de Rochdale (1844) n’auront d’écho direct de notre côté de la Manche. Le mot de coopérative ne sera importé qu’après 1860 ; les associations ouvrières de 1848 étaient en fait des coopératives, alors que ce que nous appelons aujourd’hui associations étaient alors des sociétés.

C’est à mon sens une grave paresse historique que d’assimiler l’origine de l’Économie Sociale aux trois géants du socialisme utopique mis en exergue par Engels, à savoir Saint-Simon, Fourier et Owen. Ceux-là n’ont été grandis que pour mieux valoriser le socialisme scientifique de Marx qui, selon Engels, les surpasse en toute chose. Or, s’il y a dans la nébuleuse du socialisme d’avant Jaurès un précurseur de l’Économie Sociale, c’est bien Proudhon, la bête noire des marxistes, alors que des hommes comme Louis Blanc en sont l’antithèse absolue. Proudhon utilisait le terme oublié de mutuellisme, et c’est Frédéric Le Play qui, en 1855, fondait la Société d’Économie Sociale.

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Bien des bouleversements ont traversé l’Histoire entre cette année 1855 et l’exposition universelle de 1900 dont le Pavillon de l’Économie Sociale conçu par Charles Gide fait aujourd’hui figure de référence fondatrice centrale. Il serait bien téméraire de résumer ces 45 années en trois phrases. Cependant je me risque à affirmer que pendant cette période, ce ne sont pas les socialistes qui ont porté l’Économie Sociale de l’âge des balbutiements à celui des réalisations pérennes (thèse qui est généralement colportée), mais bien les catholiques (ce que peu de gens savent et rappellent).

Les catholiques, au premier rang desquels l’école de Le Play, mais pas seulement. Ce sont des catholiques libéraux qui ont porté l’idée coopérative en France, dans la seconde moitié de l’Empire. Des catholiques dans toutes leur diversité ; il y avait un gouffre entre les partisans du Syllabus et les disciples de Lamennais, de même qu’il y avait plus que des divergences entre un Louis Durand (légitimiste), fondateur de ce qui est aujourd’hui le Crédit Mutuel, et un Ludovic de Besse (capucin et orléaniste), fondateur de ce que sont aujourd’hui les Banques Populaires. Mais tous ont peu ou prou contribué à la construction de Rerum Novarum, le socle fondateur de la Doctrine Sociale de l’Église (DSE). Et je l’affirme ici également : il y a plus qu’un cousinage, il y a une profonde communauté d’origine, entre la DSE et l’Économie Sociale.

Charles Gide, huguenot cévenol animé d’une haine viscérale du catholicisme, fit tout son possible pour distendre cette alliance naturelle. Il fut servi en cela par les mesures anti-cléricales des gouvernements de la Troisième République dont l’un des effets fut de faire éclater l’unité entre les différentes « institutions du progrès social » telle que le pavillon de l’Exposition la suggérait. Gide eut tôt fait de se débarrasser de l’idée fédérative d’Économie Sociale pour ne plus s’intéresser qu’aux coopératives de consommation, dont il favorisa l’unification sous la férule des socialistes jaurésiens.

Après 1901 et 1905, l’Église resta sur la défensive, protégeant ses positions, tandis que la fracture entre catholiques et anti-cléricaux gagnait chacune des composantes du mouvement social, des œuvres de charité à la Mutualité, en passant par les coopératives ouvrières, paysannes ou d’artisans. Certes, le Sillon de Marc Sangnier embrassa l’idée coopérative avec enthousiasme, mais il ne put jamais obtenir de la partie adverse plus que de lointaines marques d’estime.

Pendant une longue période, quasiment trois quarts de siècle, alors que l’emprise de l’État ne cessait de s’accentuer, chaque famille ou fraction de famille mena sa vie propre, hors de toute « ombrelle », et le terme même d’Économie Sociale disparut des mémoires. Il serait cependant inexact de laisser croire qu’il ne s’est rien passé durant tout ce temps ; les gouvernements, notamment ceux du Front Populaire, de Vichy et de la Libération, prirent de nombreuses initiatives, en particulier en direction des mouvements de jeunesse. Il en est resté plusieurs entités qui occupent aujourd’hui une place importante dans l’Économie Sociale. Mais contrairement à ce qui se passait avant 1900, l’initiative en est venue d’en haut, et il n’y avait guère de communication « horizontale » entre les différents mouvements.

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Pourquoi, comment, une renaissance de l’Économie Sociale s’est-elle produite ? Cela restera en partie un mystère à élucider, car il n’y a que bien peu de traces écrites (uniquement des comptes rendus de réunion, donc surtout de la langue de bois), et il ne reste plus aucun survivant de cette réunion des 20 et 21 janvier 1977 dont les participants ne s’imaginaient pas qu’elle allait avoir un caractère historique. Précisons qui en furent les protagonistes.

Il y avait, en présence de divers observateurs, les représentants de six organisations :

  • le Groupement national de la coopération (GNC), instance officielle où siègent les différentes fédérations de coopératives, hors du monde agricole (aujourd’hui, Coop FR) ;
  • la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF), qui regroupait alors, pour l’essentiel, les mutuelles de santé de la fonction publique ;
  • le Groupement des sociétés d’assurance à caractère mutuel (GSACM), qui se limitait alors strictement aux organisations sans intermédiaires (aujourd’hui GEMA) ;
  • la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricole (CNMCCA) ;
  • le Comité de coordination des œuvres mutualistes et coopératives de l’éducation nationale (CCOMCEN, aujourd’hui ESPER) ;
  • l’Union nationale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux (UNIOPSS),

la présence simultanée des deux dernières scellant en quelque sorte la fin du conflit, par héritiers interposés, entre laïques et catholiques.

Les premières tentatives de rapprochement remontaient à 1970. Le processus fut long et progressif, parsemé de réserves et d’hésitations. La raison d’être en était le constat de divers intérêts communs, en particulier les difficultés d’accès aux services bancaires, alors en plein essor. Cette fois, il fallait approfondir les liens entre les uns et les autres, donner un nom au groupe ainsi formé par tous les adhérents implicitement représentés au « comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives ». Plusieurs appellations furent proposées. Le soin de les présenter fut confié à un brillant intellectuel, Henri Desroche.

Curieux personnage que cet Henri Desroche. Dominicain défroqué, devenu marxiste fanatique, puis  sceptique et désabusé, il était connu comme le sociologue des épopées coopératives. Ayant étudié l’œuvre de Charles Gide, dont certainement personne dans l’assistance n’avait rien lu, il marqua sa préférence pour l’expression « Économie Sociale » en souvenir de l’exposition de 1900, plutôt que « Tiers Secteur », « Économie duale » ou « Économie parallèle » (entre autres). Et sa proposition fut adoptée. Sans grand enthousiasme, mais personne n’était franchement contre. C’était un choix par défaut… mais plus de quarante ans après, ce choix tient toujours, et s’est imposé dans de nombreux pays, certes avec des nuances, mais en conservant pour l’essentiel son sens de 1977 : le regroupement des entreprises coopératives de toute nature, des mutuelles de santé et d’assurance, et des institutions sans but lucratif (en France, associations et fondations) exerçant une activité économique significative, que celle-ci soit marchande ou non.

Les premières années, rien n’allait de soi. Les membres historiques du CNLAMCA se montraient très exclusifs, jusqu’à la caricature. Ainsi les mutuelles du GSACM refusaient farouchement d’être mélangées avec celles de la ROAM (Réunion des organismes d’assurance mutuelle, fondée sous le second Empire, et regroupant les mutuelles avec intermédiaire). Desroche avait suggéré deux types d’extension, l’une en direction des syndicats, des organismes paritaires et des régies municipales, l’autre en direction des entreprises favorisant l’actionnariat salarié. Toutes deux furent repoussées avec dédain. D’ailleurs Desroche n’y croyait pas trop lui-même, car il survécut dix-sept ans à la renaissance de l’Économie Sociale, et pendant toute cette période, alors qu’il la voyait grandir et se renforcer, il ne la suivit que de loin en loin, sans jamais en revendiquer la paternité.

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Aujourd’hui, j’ignore si l’Économie Sociale est assurée de son avenir. Elle présente certes maintes fragilités. Mais d’un autre côté, elle n’a peut-être jamais été aussi admise, aussi forte, aussi comprise. Elle reprend à son compte et fait vivre ce qu’elle a hérité du dix-neuvième siècle, aussi bien le legs de Proudhon que la doctrine sociale de l’Église.

Elle a assimilé au passage deux attentes, ou deux fantasmes, datant de l’époque de son sommeil : d’une part l’autogestion, drapeau d’une gauche qui se voulait novatrice et garante de la liberté, et d’autre part la quête d’une « troisième voie » lorsque la guerre froide partageait le monde en deux blocs dont chacun semblait afficher des défauts rédhibitoires. Et depuis, elle suit l’air du temps, empruntant des voies dont nous saurons bientôt lesquelles sont prometteuses ou lesquelles sont sans issue.

Il m’arrive souvent de déplorer que l’Économie Sociale semble manquer d’ambition, qu’elle joue petit bras, surtout quand on veut la comparer aux héros de jadis, forcément magnifiés par le temps. Mais le verre en partie vide ne doit pas occulter le verre déjà convenablement rempli. Ce n’est pas en se tournant vers d’illusoires nouveautés, vers des modes passagères, que l’on aidera à transformer la société. L’instrument de transformation est là ; il a ses insuffisances, alors à nous de les corriger.

Profitons de la chance qui est la nôtre de disposer d’un bateau qui navigue sans avaries majeures depuis quarante ans et plus, et contribuons à ce qu’il poursuive sa route.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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