Deux voies pour l’Économie Sociale, l’autonomie ou la servitude

Deux voies pour l’Économie Sociale, l’autonomie ou la servitude
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Il y a et il y aura toujours deux conceptions de l’Économie Sociale, la dure et la molle, celle qui se veut autonome et celle qui, de partenariats en subventions, accepte un rôle de simple supplétif des politiques publiques.

Actualité de l’économie sociale

Nul n’est censé ignorer la loi, dit l’adage.

La loi Hamon, votée en juillet 2014, s’ouvre sur la définition de l’Économie Sociale. Cette définition a donc force de loi. Mais cessons de jouer sur les mots ; loi ou pas, il y a toujours autant de gens, et non des moindres, qui ignorent tout ou presque de l’Économie Sociale et qui, après vous en avoir entendu longuement parler, vous demandent benoîtement ce que vous entendez par là. Infortuné législateur ! Tu entends plier le monde à ta volonté, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de tes mâles intentions. Et, hélas pour toi, je ne ferai rien pour t’aider.

Il y a bien entendu quelque chose de dérisoire à vouloir graver dans le marbre d’un texte officiel une réalité mouvante qui existe depuis plus de 150 ans et qui se développe dans tous les pays du monde, avec toutes les nuances possibles et imaginables. Contingente en temps comme en lieu, promise à être dépassée dès que la société évolue, confrontée à d’autres acceptions dès qu’une frontière est franchie, la loi Hamon ambitionnait néanmoins d’ouvrir une ère nouvelle et, selon la formule de l’époque, de changer d’échelle. Pour ce faire, elle ouvrait grandes les portes de l’Économie Sociale à de nouveaux entrants, des êtres hybrides, mi-homme mi-cheval à l’image du centaure, à savoir des entreprises certes lucratives, dirigées par un patron pouvant être un indépendant non salarié, et au capital partagé entre des actionnaires, mais à finalité sociale.

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Plus de cinq ans ont passé, et force est de constater que ces renforts ne sont pas légion : quelques centaines, représentant quelques milliers d’emplois. Parmi ces entreprises, certaines auraient sans doute volontiers opté pour le statut coopératif, rentrant ainsi de plein droit dans l’Économie Sociale ; or la loi, leur permettant une entrée directe par la porte de service, les en a en fait dispensées, voire dissuadées. Quel effet contre-productif ! Quant aux autres recrues, la majorité, leur motivation n’est que de circonstance ; acquérant ainsi une sorte de label, elles peuvent bénéficier de certains avantages, comme l’accès à des contingents réservés pour les appels d’offres municipaux.

Bien pis, ce mouvement de blanchiment social a gagné l’ensemble du patronat, devenant un simple enjeu de communication. Par delà la responsabilité sociale des entreprises, on ne compte plus les dispositifs et les initiatives mettant en avant les entreprises humaines, les entreprises à impact, les entreprises à mission… Tout cela vient embrouiller les concepts et finalement marginaliser encore plus l’Économie Sociale dont tout le monde peut prétendre posséder un peu de ses caractères, pourtant spécifiques.

Je me méfie des finalités qui se veulent ou s’affichent sociales. Qui en juge, qui en décide, de ce qui est social et de ce qui ne l’est pas ? Quand il y a trop de subjectivité, on est soumis aux effets de mode, et l’hypocrisie n’est jamais très loin. On peut avoir des objectifs très terre-à-terre, comme réduire les coûts de ses approvisionnements ou mutualiser ses services de gestion, et avoir un fonctionnement coopératif irréprochable qui permettra de dégager des marges de manœuvre pour financer des actions d’entraide ou de formation. De même, on pourra afficher des objectifs généreux et altruistes, comme l’aide au développement ou l’insertion des handicapés, et avoir une action parfaitement stérile ou ubérisante. On ne doit juger l’arbre qu’à ses fruits, non à la couleur de ses feuilles sur le prospectus du pépiniériste.

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Mais d’une façon plus générale, il y a et il y aura toujours deux conceptions de l’Économie Sociale, la dure et la molle, celle qui se veut autonome et celle qui, de partenariats en subventions, accepte un rôle de simple supplétif des politiques publiques.

Historiquement, l’Économie Sociale dure et autonome est héritière d’une longue lignée de pionniers, bâtisseurs de solidarités et transformateurs d’utopies. Ou plutôt, d’un foisonnement de lignées de pionniers, animés par des convictions diverses, poursuivant des projets parfois antagonistes mais, curieusement, très comparables sur le plan des modes d’action et d’organisation. Oui, qu’ils aient été socialistes ou qu’ils aient été chrétiens, d’ouvriers ou de paysans, d’artisans ou d’intellectuels, les mouvements qui ont marqué l’histoire de Économie Sociale se sont souvent opposés, se sont aussi alliés, fédérés ou confédérés, mais ont tous des traits communs qu’ils ont cultivés et conservés jusqu’à nos jours. Et vous l’aurez bien compris, c’est à cette famille-là que je me rattache, parce qu’elle porte des espoirs concrets de transformations sociales, de construction pragmatique de sociétés solidaires où la personne humaine puisse s’épanouir dans toutes ses dimensions.

À l’inverse, l’Économie Sociale molle m’apparaît comme un conglomérat sans colonne vertébrale de structures certes souvent sympathiques, capables d’adaptations et d’innovations, suscitant civisme, dévouement et bénévolat, éveillant la bienveillance, mais à jamais confinées dans un rôle curatif, appelées au secours pour réparer les dégâts causés par l’économie capitaliste et que l’économie publique ne peut plus gérer. Elle ne peut que perpétuer les injustices en les rendant plus vivables.

Ce qui se résume par un jeu de mots : ou bien penser le changement, ou bien changer le pansement. En fait de penser, il s’agit pour les premiers de construire le changement ; et, pour les seconds, de tendre la sébile pour disposer toujours d’assez de pansements dans sa réserve. Or il est naturel que, lorsque la définition de l’Économie Sociale est laissée aux bons soins des assemblées politiques ou des administrations, qu’elles soient régionales, nationales ou européennes, la préférence soit donnée aux interlocuteurs que l’on voit souvent parce qu’on les entretient et qu’on a besoin d’eux. Surtout s’ils sont dociles et serviables ! On se méfiera des bâtisseurs, autonomes et incontrôlables, on se félicitera de disposer à si bon compte d’infirmiers dévoués, taillables et corvéables à merci.

C’était le péché congénital de la loi Hamon. L’autonomie n’y était qu’un slogan, tout y respirait au contraire la servitude.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.

Philippe Kaminski - Actualité de l'économie sociale



 

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