« Points de non-retour [Thiaroye] » : Alexandra Badea rend justice du haut de sa Colline

« Points de non-retour [Thiaroye] » : Alexandra Badea rend justice du haut de sa Colline
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Dans la petite salle de La Colline est donnée la dernière pièce d’Alexandra Badea, Points de non-retour [Thiaroye], dont le texte vient d’être publié chez les éditions L’Arche. La mise en scène, sobre, présente une pièce en angle, avec deux grands pans s’ouvrant sur l’extérieur, géographique et temporel (projections du passé), entourée d’un sable rougi, symbole de l’étendue maritime, de la possibilité d’un horizon lointain et du massacre enfoui dans la terre immémoriale.

« Je suis d’accord avec la thèse, mais j’ai trouvé que théâtralement, c’était très long. » À la sortie, les commentaires en ce sens sont multiples. Nous en captons quelques-uns, au vol, sans comprendre : de quelle thèse parlent ces trois ou quatre spectateurs ? Car il n’y en a pas qu’une, mais trois, quatre, six, neuf… Il y a le massacre et le silence qui s’ensuit. Tuer, ce n’est pas bien, certes. Le cacher, ce n’est pas bien, certes. Est-ce une thèse ? Un lieu commun, plutôt.

Nous pourrions épiloguer longuement sur le fait que la « thèse » soit immédiatement ce qui vient aux lèvres des spectateurs sitôt la pièce achevée : est-ce le rôle du théâtre d’exprimer une thèse, a fortiori une thèse consensuelle ? Mais ce n’est pas ce qui nous retient. Ce qui nous intéresse, c’est ce que provoquent le fait historique et le silence adjacent dans l’écriture et la pensée d’Alexandra Badea. Il y a là bien de la matière.

Une dramaturgie à la puissance évocatrice

Le point de départ est le massacre de soldats originaires des colonies et d’Afrique du Nord par l’armée française, le 1er décembre 1944, alors qu’ils réclament légitimement une partie de la solde de captivité que l’État français s’est engagé à leur verser. Pendant de longues années, le silence a prévalu, le nombre de morts a été minimisé, la version des faits a été soumise à caution. Encore aujourd’hui, il reste de larges zones d’ombre, si bien qu’Alexandra Badea ne montre rien de cette époque sur le plateau, sinon à travers des projections, comme une fenêtre incertaine qui découvre autant qu’elle voile.

La dramaturge écrit l’histoire d’Amar, fils d’un tirailleur sénégalais « disparu », qui vit avec Nina, jeune femme originaire d’Europe de l’Est, qui a également vécu des blessures liées à l’enfance et à la filiation. Amar part à la recherche de son père… À cette première intrigue, elle en mêle une seconde, liée à la génération suivante : il y a Nora, jeune journaliste qui enquête sur le massacre de Thiaroye, Biram, fils d’Amar et de Nina, et Régis (Thierry Raynaud), qui découvre à la mort de son grand-père un journal qui retrace son parcours dans la guerre, et le massacre au Sénégal. Au fur et à mesure du récit, la vérité éclate, effrayante.

Publié aux éditions de l’Arche, le texte impressionne parfois par sa puissance évocatrice. Alexandra Badea, Française d’origine roumaine, sait écrire notre langue avec énergie et poésie – sur le plateau de la Colline où elle écrit à l’aide d’un ordinateur des morceaux de texte projetés sur le mur en angle du fond, elle ne peut néanmoins s’empêcher de commettre de continuelles fautes de français assez touchantes, comme la rémanence d’une fébrilité originelle.

Capucinade contemporaine

Cette poésie trouve cependant une limite dans le discours sermonneur qui émerge (trop) souvent. La narration se perd dans un prêche moralisateur porté essentiellement par la journaliste Nora, interprétée par une Sophie Verbeeck inégale, qui juge de tout et tout le monde. Ses harangues nous assènent continuellement – ainsi qu’aux personnages – quoi penser, quoi faire, quelle est la « vérité vraie »… comme si un tel concept pouvait exister dans pareille situation, quand on peine à discerner ladite « vérité » dans la moindre interaction anodine du quotidien.

La qualité de l’écriture en est d’autant plus victime que les images réellement fortes qui jaillissent de la plume d’Alexandra Badea sont vouées à cette capucinade contemporaine. La langue est toujours là, mais contaminée par une doctrine à la fois dogmatique et sentimentale. La dramaturge qui questionne se fait homéliste qui proclame, à la manière de Nora devenue véritable porte-parole.

Le personnage de Nora est effectivement emblématique de cette ambivalence que l’auteure essaie sinon de trancher, du moins de contourner sans y parvenir. Alexandra Badea tente ainsi de désamorcer tout ce qui pourrait paraître trop moral – comme une anticipation de la critique qui pourrait advenir –, mais ça ne fonctionne pas. Nora reste en surplomb, pointant son nez dans les affaires des autres et leur disant : va voir ton père ! réconcilie-toi !… Sauf que la vie réelle n’est jamais d’un tel simplisme.  Il y a ici quelque chose de cette mission eschatologique qu’on observe bien souvent chez les artistes, qui ne se pensent plus d’abord comme artisans, mais comme juges. L’auteure a beau lui faire dire à la toute fin qu’elle aussi a commis des erreurs, ce ne sont que des compromissions sans épaisseur qui édulcorent le récit et donnent bonne conscience. Nora, nous l’avons écrit, reste en surplomb. Alexandra Badea également.

Notons l’intention

Ce qui nous conduit au point névralgique de cette critique, et à la raison même pourquoi Points de non-retour [Thiaroye] provoque une stimulante réflexion : le rapport au passé et à nos origines, non pas seulement psychologique, mais historique et collectif. Alexandra Badea souhaite, je la cite, « se demander ensemble quelles sont les parties de notre histoire qu’on ne connaît pas, qu’on ne comprend pas, qu’on n’a pas le courage de nommer ». Elle s’interroge ainsi sur ces « points de non-retour », qui sont autant d’endroits « de basculement d’une vie ».

Dans sa note d’intention, elle explicite ces points de non-retour : « qui on était (pendant l’enfance, l’adolescence), qu’est-ce qu’on a fait de nous (par l’éducation, les traumatismes familiaux, de l’école, de la société, de l’Histoire) et qu’est-ce qu’on peut faire à partir de ce qu’on a fait de nous. Nous interroger sur la manière dont les blessures des autres peuvent apaiser nos blessures et inversement, trouver nos blessures communes, les endroits de trahison, de mensonge, de désillusion. »

Le fondement de sa réflexion présente se situe dans le prisme étroit et sans nuances du traumatisme – de la famille à l’Histoire avec majuscule –, de la blessure. Alexandra Badea reprend à son compte le mythe de l’enfant innocent qui devient enfant-proie ou enfant-victime. Plus encore, elle l’élargit à un manichéisme entre le politique et l’intime, ainsi que le soulignent les questionnements de sa note d’intention : « Y a-t-il des générations sacrifiées par l’Histoire ? Vient-on au monde avec les blessures de nos aïeux ? Comment les soigne-t-on, comment les transmet-on ? À quels endroits le politique détruit l’intime et comment peut-on reconstruire ce qui a été détruit ? »

Rousseau vs Arendt ?

Il ne faut dès lors pas s’étonner de cette multiplication de sanctions tranchantes, rendant difficile d’entrer dans les destins qu’elle nous présente, quand bien même des comédiens tels qu’Amine Adjina (Biram), Madalina Constantin (Nina) et Kader Lassina Touré (Amar) nous offrent de bien beaux moments scéniques. L’auteure multiplie les intuitions principielles et affirmatives, sans prendre le temps de les articuler avec la finesse indispensable à une réflexion de cet ordre. En ce sens, peut-être aurait-il fallu qu’elle n’endosse pas tout à la fois les fonctions de dramaturge, de metteure en scène et de comédienne, au risque de s’enfermer dans un prisme unique.

Comment adhérer à une vision simpliste qui considère que la société – et l’idée même de structure – repose sur un productivisme total, sur un matérialisme omniprésent, dont les hommes ne seraient que les objets ? Ce postulat, qui se rapproche beaucoup – en le schématisant – de Jean-Jacques Rousseau, de sa vision selon laquelle la société corrompt nécessairement un homme pré-civilisationnel (hypothétique) naturellement bon, va à l’encontre de pensées plus que contemporaines, telles que celle d’Hannah Arendt qui cherche à repositionner chacun dans sa responsabilité, avec sa liberté, par rapport à la structure.

Du danger de la confusion : retour à la tripartition bourreau / victime / juge

Notre désaccord avec Alexandra Badea vient de ce que nous distinguons – sans les séparer – les dimensions psychologique, morale, existentielle et politique. Il nous semble vrai d’affirmer que nous portons psychologiquement le poids de notre famille, de l’histoire familiale. Il nous semble néanmoins faux de suggérer, comme la pièce semble y tendre parfois, que l’enfant vit existentiellement un pur présent, sans souffrir originellement. La séparation entre « qui on était » et « qu’est-ce qu’on a fait de nous », décrite dans la note d’intention, apparaît déjà bien confuse, faisant émerger une contradiction inhérente à l’une des thèses de la pièce.

Par ailleurs, la question de la transmission, du don, du dit et du non-dit, aurait pu être posée de manière moins dialectique et manichéenne. Alexandra Badea transpose la blessure psychologique dans le champ politique, et plus exactement idéologique et polémique. Ce procédé nous semble dangereux. Dans le premier cas, l’humain est à l’œuvre individuellement dans un rapport personnel avec ses géniteurs. Reproduire tel quel pareil schéma revient à briser toute possibilité de communauté, au-delà du pardon singulier, c’est-à-dire à affirmer un individualisme absolu, une toute-puissance singulière quasi autoritaire qui ne reconnaît d’autre loi que la reconstruction personnelle. Ce peut être vrai au sein d’une famille, si tant qu’on la considère uniquement à travers le prisme du traumatisme ; ce serait dangereux de l’affirmer pareillement au sein d’une société. Comme nous le montrent si bien les mythes antiques, il existe des lois légitimes, qui prévalent toujours et fort heureusement sur les volontés individuelles. Alexandra Badea serait peut-être d’accord avec les lignes précédentes, mais sa manière d’envisager le fait historique et les conséquences singulières contredit toute possibilité de communauté, au profit d’une dichotomie entre individu bon et société mauvaise.

Wajdi Mouawad, au moment d’ouvrir la saison à la Colline, disait s’interroger sur la trilogie nécrosante « bourreau / victime / juge » que favorisent les réseaux sociaux, notamment depuis l’affaire Weinstein. Son propos, au demeurant passionnant, déployait alors bien des perspectives… C’est très précisément et malheureusement cette trilogie qui revient en force dans la vision d’Alexandra Badea, de manière très catégorisée (Nora juge, tous les hommes sont individuellement victimes, la société est ce bon gros bourreau), en dépit d’une langue qui – redisons-le ultimement – présente bien de bien belles qualités.

Pierre GELIN-MONASTIER et Pauline ANGOT

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Texte : Alexandra Badea, Points de non-retour [Thiaroye], L’Arche, 2018, 93 p., 13 €



Spectacle : Points de non-retour [Thiaroye]
  • Création : 2018
  • Durée : 2h environ
  • Texte : Alexandra Badea
  • Mise en scène : Alexandra Badea
  • Avec : Amine Adjina, Madalina Constantin, Kader Lassina Touré, Thierry Raynaud, Sophie Verbeeck et Alexandra Badea
  • Scénographie : Velica Panduru
  • Musique : Nihil Bordures
  • Lumières : Sébastien Lemarchand
  • Chef opérateur : Sorin Dorian Dragoi (RSC)
  • Montage : David Dubost
  • Assistante mise en scène : Amélie Vignals
  • Voix : Séphora Pondi et Frédéric Fisbach
  • Réalisation documentaire radio : Nedjma Bouakra

Crédits photographiques : Simon Gosselin

Alexandra Badea, Points de non-retour [Thiaroye] (crédits : Simon Gosselin)

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Spectacle créé au théâtre de la Colline le 19 septembre 2018.

Alexandra Badea, Points de non-retour [Thiaroye] (crédits : Simon Gosselin).



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