“Reconstitution” de Pascal Rambert : dissection du cadavre d’un amour clôturé

“Reconstitution” de Pascal Rambert : dissection du cadavre d’un amour clôturé
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Reconstitution de Pascal Rambert, donné tout récemment à Barcelone dans le cadre du festival Oui !, raconte l’histoire d’un couple – interprété par Véronique Dahuron et Guy Delamotte du Panta-Théâtre de Caen – qui se retrouve trente ans plus tard afin de retrouver la sensation du premier rendez-vous. Une pièce née d’une riche intuition, servie par une scénographie impeccable et des comédiens sur-mesure, mais qui glisse parfois vers la formule creuse au détriment de la profondeur du sens.

Au commencement était une intuition – ou plutôt une idée, riche, complexe, fondée sur le thème de la « reconstitution » : un couple se retrouve trente ans après la rupture, et plus précisément, ce qui n’est pas sans importance pour la suite, après que lui est parti. Les deux anciens amants louent un lieu, un théâtre, pour rouvrir les boîtes du passé, reconstituer le moment de leur rencontre qui a provoqué les événements ultérieurs – la passion, la rupture.

Intelligence de la reconstitution

L’idée est riche en ce qu’elle mêle différents niveaux de lecture : reconstitution psychologique et humaine, reconstitution du temps et de l’espace, reconstitution théâtrale et technique ; reconstitution d’un instant du passé, reconstitution d’une blessure du présent, reconstitution artistique que le théâtre permet, en usant des mêmes matériaux qu’un technicien de théâtre.

Car Véronique Dahuron et Guy Delamotte assurent eux-mêmes tous les effets, de la lumière à la fameuse « machine à fumée », se font scénographes, créateurs visuels et sonores : le bruit des pas, la soupe qui fume (une tradition du Panta-Théâtre que Pascal Rambert, qui a explicitement écrit la pièce pour ces comédiens, a voulu honorer), la Petite cantate de Barbara…

L’intelligence de cet enchevêtrement des reconstitutions happe le spectateur habitué des salles, enclin aisément à la réflexion théâtrale. La mise en scène elle-même, construite avec finesse, est totalement chirurgicale, avec des tables d’opération, un sol blanc, au point que l’on s’attend à une dissection : reconstitution d’un tissu biologique qui a favorisé un temps l’union de deux êtres. Les personnages sont pris en étau, entre les passions humaines et la dimension scientifique de leur initiative qui, on le sait d’emblée par expérience, est vouée à l’échec – ce que les deux protagonistes, surtout la femme, ne cessent de répéter au fil des scènes.

Hystérie féminine vs sobriété masculine ?

Cette complexe idée bute néanmoins sur ce qui nous semble une étonnante simplification.

D’un côté nous avons l’homme, un brin passif, lymphatique, qui ne semble rien attendre ou si peu, qui ne veut pas affronter la résurgence un brin artificielle – puisqu’il s’agit de mise en scène, dans tous les sens du terme – d’un amour lointain, qui a vécu sa vie et ne paraît guère abîmé par le passé vécu avec celle qui lui fait face.

De l’autre côté, il y a la femme, rivée au passé, à la limite d’une hystérie que la gymnastique ne suffit guère à cacher, dont la colère remonte constamment à la surface, qui ne cesse de donner des ordres et d’invectiver celui qu’elle n’a jamais pu oublier, celui qu’elle aimerait voir se hisser à la hauteur de l’amour vécu – réel ou reconstruit – il y a longtemps, celui à qui elle n’a jamais pardonné – « dénoué le lien », dit le texte –, celle qui enchaîne les « tu » qui tuent, celle que leur fille commune ne veut plus revoir, celle qui n’a cessé d’attendre un pardon, une réconciliation.

Comment reconstituer un instant du passé, fut-il heureux, quand les sensations qui habitent ces deux êtres sont irrémédiablement antagonistes ? Il aurait fallu que la femme fasse un travail psychologique et humain au préalable ; il aurait fallu que l’homme vive le même drame qu’elle, au lieu de fuir ou d’oublier… Or trente ans plus tard, il n’en est rien ! Difficile, dès lors, d’accrocher à la pièce en tant que l’enjeu qu’elle pose est celui de la reconstitution ; nous pouvons davantage y voir une séance thérapeutique donnée par un homme un tantinet veule qui a compris la nécrose de la femme et qui souhaite l’aider – enfin ! – à passer à autre chose.

Des rôles sur-mesure

Certes, l’homme est coupable de tromperie, de s’être senti libéré et d’être parti quand la femme apprenait son cancer du sein… Il a peut-être posé un acte monstrueux qu’il n’a jamais osé affronter, en reconnaissant la passion antérieure, donc la cruauté ultérieure… Mais qu’est-il besoin pour la femme d’y revenir, de s’agripper encore à lui pour dégueuler sa rancœur, ses reproches, sa rage et ses piques ? Qu’est-il besoin de que cette femme exige de lui de se hisser à la hauteur d’un amour passé, dans la mesure même où le temps a fait son œuvre et que, comme pour le deuil ou un état de grâce, il joue à reconstruire sans cesse les faits, sans les reconstituer – heureusement – à l’identique ?

Pascal Rambert dit avoir écrit cette pièce spécifiquement pour Véronique Dahuron et Guy Delamotte. Il ne s’est pas trompé, en écrivant des rôles si bien taillés à la mesure de ces deux comédiens, tout en contraste : il y a, dans tout ce que nous avons énoncé précédemment, une distorsion, renforcée par la gestuelle volontariste et le timbre de voix élégiaque – telle une longue plainte – de l’actrice, et par la raideur corporelle et le ton si sobre, ponctué de simples « oui », de son partenaire. L’un comme l’autre trouvent un parfait équilibre entre tension et vulnérabilité.

Cette incompatibilité, qui fait passer l’homme pour un lâche apathique et la femme pour une névrosée frénétique, n’a certes pas la subtilité des couples que filment Ingmar Bergman ou que décrit Henrik Ibsen ; mais elle ne constitue pas en soi un défaut majeur, la quasi-totalité des œuvres se situant naturellement en deçà.

Vingt à trente ont passé depuis la rupture, mais le temps n’a pas balayé une caractéristique majeure de leur relation : l’homme ne sait pas exprimer ce qu’il ressent, ce qu’il vit (il passe notamment par la chanteuse Barbara pour s’exprimer) ; la femme s’exprime à tout rompre, y compris la parole de l’autre, par projection et étouffement.

De table en table

Pascal Rambert crée une tension, tout au long de la pièce, à travers les différentes tables à roulettes disposées sur scène, qui constituent autant de mouvements précédant la reconstitution, préparant la réconciliation, des tables sur lesquelles « tout glisse dessus », le passé, le présent et le futur… Des fois que le spectateur se perdrait, Véronique prend soin de tout nous expliquer.

Il y a les deux tables du passé, « à l’extérieur gauche et à l’extérieur droit », celle encombrée chez la femme, celle clairsemée de l’homme, qui en dit long sur le poids de leur expérience commune, sur la manière dont chacun a pris soin de ce morceau de vie : « Notre vie dans des boîtes… Quelle ironie ! Tous ces moments pliés dans des boîtes, des moments à deux, puis à trois […] et des livres. »

Entre ces deux tables, il y a ensuite la table du souper, moment clef du couple – comme du Panta-Théâtre, dont c’est une tradition à laquelle Pascal Rambert a participé. La femme y attache une importance particulière, elle qui se souvient de chacun d’eux et du nombre total de dîner passé ensemble : 1460 fois.

Enfin, dernière table, au centre : la table de la reconstitution est recouverte de tous les éléments techniques, proprement théâtraux, permettant de refaire la scène de la première rencontre. Nous le savons déjà : l’homme appartient au temps, se vit dans la durée, de sorte qu’il est impossible de revivre l’émotion d’un instant. Seule la distanciation artistique le permet, ambiguïté sur laquelle joue le dramaturge, dans laquelle plonge les comédiens.

Une fois le jeu entre la vie et le théâtre décrypté, il ne reste pour le spectateur qu’à assister à une chronique d’un échec annoncé. C’est là que la pièce, parfois, achoppe. Si la tension demeure vive de bout en bout, si le spectateur peut se sentir pris par la dramatique en marche, il manque néanmoins une véritable distanciation artistique pour nous ouvrir à autre chose qu’à la littéralité de l’échange en cours, qu’à l’évidence d’une relation figée dans des habitudes, des postures, accusatrice ou pleutre. Il ne suffit pas d’évoquer la mort, voire de la suggérer ultimement pour que cela engendre nécessairement un vertige dramaturgique.

Pascal Rambert a recours à des dialogues, non de ces grands monologues qui formaient le cœur de ces pièces précédentes – bien qu’il y en ait un, jusqu’à l’essoufflement et la suffocation, de la femme –, mais des discussions rapides, serrées, incisives. Nous lui découvrons avec Reconstitution un art de l’écriture interactive, de la conversation douloureuse et tourmentée.

Un visage de l’amour bien voilé

Seules quelques affirmations éclatantes dans leur intitulé, plaisantes par l’imaginaire auquel elles renvoient parfois, presque mondaines au sens où elles brassent des choses déjà entendues, à la manière des grosses enluminures brossées en deux ou trois gestes par Lassaâd Metoui, se révèlent parfois creuses, brassant une idée faussement poétique et sans fondement plutôt qu’une réalité concrète, vitale, répondant à la gravité qu’impose d’emblée tout sens existentiel.

Nous avons ainsi relevé plusieurs formules qui, une fois leur vernis clinquant dissous, ne révèlent qu’un abîme de perplexité. Nous ne citerons qu’un exemple, particulièrement emblématique parce qu’elle est l’une des toutes dernières paroles de la pièce, comme une sorte d’affirmation conclusive à la pièce. Une fois que les deux personnages se sont mis nus, l’un en face de l’autre, pour des raisons d’ailleurs bien mystérieuses au vu de tout ce qui a précédé – sinon que la femme, de nouveau, le voulait –, celle-ci affirme : « Viens, on se regarde… C’est ça le visage de l’amour… L’amour, le grand amour, c’est ça. »

Que peut bien vouloir dire une telle parole ? Si la fameuse phrase inverse d’Antoine de Saint-Exupéry, comme quoi « aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction », me paraissait déjà suspecte de simplisme, celle de Pascal Rambert me paraît plus obscure encore. Un tel lieu commun joue sur un ressort affectif (du côté du spectateur, pas des personnages) et nous paraît artificiel, trente ans plus tard, l’échec de la reconstitution posé, la réconciliation à peine esquissée. Faut-il que la femme soit dotée d’un hyperbolique pithiatisme pour penser connaître, après tout ce qui s’est dit, qu’elle peut en un claquement de doigts connaître le « visage du grand amour »… et le résumer à ça, tel un curieux pastiche axiomatisé d’Emmanuel Levinas.

Être et ne pas être…

Mais ces quelques formules disséminées peuvent être le fruit d’une inattention anecdotique ou d’une rêverie lointaine. Le reproche essentiel est selon nous ailleurs : plutôt que de s’attarder sans fin sur les tremblements frénétiques d’une femme irréfragablement blessée ou sur les errements diaphanes d’un homme fuyant, nous aurions aimé assister aux enjeux d’une réelle « reconstitution ».

Nous aurions apprécié qu’il creuse cette reconstitution jusqu’à l’obsédante énigme qui fait que soi-même est irrémédiablement autre dans le passé, que nous ne savons plus le rejoindre alors même qu’il a constitué ce que nous sommes aujourd’hui, que l’existant et l’inexistant cohabitent dans un seul être irréductible – « Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même / ni tout à fait une autre », pour paraphraser Paul Verlaine –, que le don d’un temps, d’une intimité, peut se transformer en pure extériorité…

Autant de thématiques brièvement croquées par Pascal Rambert, qui ne trouvent que rarement leur déploiement, malgré le talent réel du dramaturge et les efforts conjoints des acteurs.

Pierre GELIN-MONASTIER

 



Spectacle : Reconstitution

Création : mars 2018 au Panta-Théâtre de Caen

Durée : 1h30

Langue : français

Public : à partir de 15 ans

Texte : Pascal Rambert (édité par les Solitaires intempestifs)

Mise en scène : Pascal Rambert

Avec Véronique Dahuron et Guy Delamotte

Lumières : Fabrice Fontal

Diffusion : Anne-Charlotte Lesquibe – 06 59 10 17 63 et acles1@free.fr

Crédits photographiques pour la Une : Tristan Jeanne-Valès

En téléchargement
Mathilde Mottier, Guy Delamotte, Véronique Dahuron et François Vila (crédits Pierre Gelin-Monastier)

De gauche à droite : Mathilde Mottier, Guy Delamotte, Véronique Dahuron et François Vila, le 9 février 2019 à l’Institut del Teatre de Barcelone (crédits Pierre Gelin-Monastier)



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Spectacle vu le 9 février à l’Institut del Teatre à Barcelone (Espagne)

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