Sur une résurrection : le train de la réunification franco-suisse en marche

Sur une résurrection : le train de la réunification franco-suisse en marche
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Le déclin des services publics semble irréversible : la preuve avec la fermeture continuelle de lignes « secondaires » de la SNCF ! Mais parfois, miracle, il y a une réouverture. Exemple entre Belfort et Delle, aux portes de la Suisse. Sauf qu’après tant d’années de séparation, de division, de destruction, il faudra du temps… Analyse.

Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski

Nous sommes tant habitués à entendre parler de fermetures de lignes « secondaires » de la SNCF que quand il se produit une réouverture, l’événement vaut d’être relevé. La ligne reliant Belfort à Delle, qui fut jadis d’importance stratégique après la perte de l’Alsace, puis qui fut après un long déclin fermée aux voyageurs en 1992, a été refaite à neuf et inaugurée avec faste en décembre 2018.

Au plan technique, on peut à bon droit relativiser la performance. Cette ligne n’est qu’à voie unique et n’est longue que de 22 kilomètres. Les contraintes du relief y limitent la vitesse opérationnelle à 100 km/h. Les travaux ont été achevés avec deux ans de retard et le budget n’a pu être bouclé que grâce à un montage complexe et à la générosité des Suisses, il est vrai principaux demandeurs.

Cependant, sur le papier, le projet avait tout pour emporter une adhésion générale. Au Nord, la voie nouvelle permet de relier la vieille gare centrale de Belfort à la nouvelle gare TGV, construite comme d’autres au milieu de nulle part. Au Sud, elle assure la jonction entre le réseau français et le dense réseau jurassien, facilitant ainsi l’accès des Suisses aussi bien au TGV qu’à nos grandes surfaces qui sont, pour eux, à prix d’aubaine.

Et pour les amateurs d’histoire longue, ce qui est le cas de votre serviteur, une liaison ferroviaire directe entre Belfort et Délémont, et au-delà jusqu’à Bienne, prend une allure de revanche sur les malheurs collatéraux à l’effondrement du rêve napoléonien. Les quatre villes de Belfort, Delle, Porrentruy et Délémont ont en effet formé pendant des siècles, on pourrait dire depuis l’époque romaine, un continuum de 60 kilomètres d’échanges humains et commerciaux qui les rendaient solidaires et interpénétrées. Au Nord et à l’Est de cet ensemble, c’est le monde germanophone, alors que Délémont représente depuis les origines le point le plus oriental du monde latin. Après le traité de Westphalie, Belfort est française et la frontière est tracée entre Delle et Boncourt ; mais c’est une frontière poreuse, les réalités féodales sont encore bien présentes, et l’unité entre nos quatre villes n’est pas remise en cause. Face à la France, c’est la principauté de Porrentruy, résidence de l’évêque de Bâle qui s’y est installé depuis que Bâle est passée à la Réforme. Quand éclate la tourmente révolutionnaire, cette principauté devient l’éphémère département du Mont-Terrible (numéro 87), lequel est en 1800 intégré dans le Haut-Rhin (numéro 66), où nos quatre villes sont réunies sous le drapeau français.

Mais en 1815, le canton de Berne, qui entendait participer au partage des dépouilles de l’Empire, émit la prétention d’annexer la ville de Genève. Le chancelier Metternich jugea cette demande exorbitante et, pour calmer ses amis bernois, leur offrit comme lot de consolation tout le sud-est francophone de l’ancien Haut-Rhin. Ainsi se trouvait reconstituée la ligne de fracture décrite par César entre les Séquanes (à l’ouest) et les Rauraques (à l’est), que quatre siècles de gallo-romanité allaient effacer. Les relations entre Belfort et Délémont restèrent vives pendant quelques lustres, puis s’effacèrent progressivement, à mesure du développement de la mainmise des États modernes sur leurs territoires respectifs. Ainsi, le Second Empire ne manifesta aucune velléité de ré-annexion de zones considérées comme définitivement helvétiques. Il fallut attendre les années 1950 pour voir renaître un puissant courant autonomiste jurassien, qui aboutit à la création en 1973 de la République et canton du Jura, 23e membre de la confédération, morceau de la vieille Gaule ayant fait sécession de son tuteur germanique, dans l’indifférence presque totale des cousins belfortains. Je ne veux pas être ici injuste envers Jean-Pierre Chevènement, qui manifesta un soutien constant à la cause jurassienne. Mais il s’agissait d’une démarche personnelle ; il ne fut absolument pas suivi par son parti.

Le gouvernement de ce petit pays montagneux se montra, à l’inverse de ses voisins français, plus écologiste en actes qu’en paroles. Il donna priorité à la rénovation et à l’extension du réseau ferroviaire, ce qui ne l’empêcha pas de mener également à bien le percement de l’autoroute transjurane, qui compte plus de tunnels que de parcours à l’air libre. Le contraste était devenu saisissant entre le rail jurassien, confortable, cadencé et abordable, jusqu’à Boncourt, et la décrépitude du rail secondaire français, vétuste, malcommode et cher, au-delà de Delle. La nouvelle ligne, que les Jurassiens avaient appelé de leurs vœux et qu’ils ont en partie financée, est venue en partie combler ce déséquilibre.

Il y a cependant loin entre l’enthousiasme et la réalité. Le seuil de rentabilité du Belfort-Delle avait été fixé à 1600 voyageurs par jour ; mais, quelques mois après son ouverture, ce chiffre dépasse rarement les 200 et les rames circulent, au sud de la gare TGV, pratiquement à vide. Panique ! On a consulté, enquêté, confronté… Les horaires ne seraient pas pratiques, les prix seraient trop élevés, et d’autres banalités ont été mises en avant par les personnes interrogées pour se « justifier » de ne pas avoir plus souvent pris le nouveau train, pourtant si neuf, si chatoyant, si économe en CO2. Or après un examen objectif, il s’avère que toutes ces réponses ne sont que des faux-fuyants ; le nombre de dessertes est supérieur à toute autre ligne frontalière comparable, les prix sont plutôt avantageux, les horaires ont été étudiés au mieux. Alors, qu’est-ce qui cloche ? Simplement qu’on ne change pas de comportement en un clic de souris.

Les Français ont pris l’habitude de la voiture, faute de pouvoir faire autrement, ainsi que les Suisses venant en France. Les Jurassiens consomment du train, mais chez eux. Et on n’efface pas facilement une frontière établie il y a deux siècles (même si un quotidien dont le siège social est à Nancy titrait plein de finesse : « La frontière est morte à Delle »). Cela fait six générations que des frères, des cousins, des familles établies à cheval sur la limite puis coupées en deux, ont appris à se tourner le dos, les uns à devoir tout attendre de Paris, les autres à se couler dans le moule helvétique. Cela ne disparaît pas avec une carte d’abonnement au nouveau train. Même s’il est désormais possible d’acheter à Belfort un « forfait Vagabond » pour le réseau jurassien, même si les distributeurs bancaires à Delle vous proposent les deux monnaies, euro et franc suisse, sans commission de change. Comme disait un certain président, il faut laisser du temps au temps !

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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1 commentaire

  1. En fait de réunification, Belfort-Delle risque plutôt de sonner l’heure de la brouille sinon de la désunion franco-suisse. Le tribunal administratif de Besançon vient en effet d’annuler la déclaration d’utilité publique de la ligne, laquelle d’ailleurs est un bide depuis son ouverture en décembre : 150 à 200 passagers quotidiens au lieu des milliers attendus.

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