Une neuvième assemblée européenne… pour du neuf ? (2e partie)

Une neuvième assemblée européenne… pour du neuf ? (2e partie)
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Dix jours après ces élections européennes, les enjeux proprement européens en sont bien oubliés, et les commentaires des gazettes ne portent plus que sur les misères des partis qui y ont laissé des plumes. Les manifestes et proclamations que divers mouvements de l’Économie Sociale avaient solennellement brandi pour l’occasion ont été remis’és dans leur tiroirs ; on les ressortira dans cinq ans. Et comme à chaque mandature, attendons patiemment que survienne, au nouveau Parlement comme à la nouvelle Commission, un premier frémissement concernant l’Économie Sociale.

Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski

J’ai conscience, en rédigeant ces phrases désabusées, d’être quelque peu injuste, et de résumer l’histoire à la seule lumière des dix ou quinze dernières années. Il y eut en fait trois périodes dans les rapports pour le moins difficiles entre les institutions européennes et l’Économie Sociale. La première fut, au temps de Jacques Delors, une rapide extension à Bruxelles de ce qui se faisait à Paris. Au sein de la DG23, la dernière dans la liste des directions générales de la Commission, chargée des PME, naquit un bureau de l’Économie Sociale, forcément géré par des Français puisque le concept n’était pas encore sorti de l’Hexagone. Parallèlement, commencèrent à se tenir des conférences européennes, grandes messes destinées à étendre ce concept à d’autre pays. Cela se fit très vite dans l’Europe latine, guère ailleurs. Mais l’action de la DG23, de même que l’effet des conférences, eut à souffrir d’une certaine culture de l’entre-soi, et de l’autoritarisme, pour ne pas dire de l’arrogance, de ses animateurs, qui se mirent rapidement à dos d’autres instances communautaires autrement puissantes et bien installées.

Si bien que l’Économie Sociale en tant que secteur bien identifié disparut du paysage européen après la déconfiture de la commission Santer. Les coopératives et mutuelles restèrent associées aux PME, au sein la DG Industrie, tandis que les associations étaient absorbées par les affaires sociales au sein d’une direction qui n’était plus « économique ». Et ce partage délétère perdure jusqu’à nos jours.

Ce coup dur fut amorti pendant une seconde période, où l’on pouvait penser à un retour possible de l’état antérieur, grâce à l’action d’une députée originaire de Strasbourg, Marie-Hélène Gillig. À ce jour, elle demeure la seule élue au Parlement européen, depuis les origines, à avoir explicitement pris fait et cause pour l’Économie Sociale. Elle n’en fut d’ailleurs pas remerciée par son parti qui ne lui renouvela pas son mandat. Mais, ayant conservé de nombreuses connexions dans les milieux européens, elle put entretenir la flamme quelques années encore. L’élargissement de l’Union aux pays de l’Est donna par ailleurs l’occasion de reprendre, pour quelques éditions, les grandes conférences européennes de l’Économie Sociale, devant lesquelles durent plancher de nouvelles générations de fonctionnaires de la Commission.

Tout le monde aimait bien Marie-Hélène. Elle avait certes tous les défauts liés à son appartenance politique, mais ses authentiques états de service militants dans l’Économie Sociale strasbourgeoise lui conféraient expérience et autorité pour se faire entendre de tous. Mais la marche à gravir était trop haute, sans autre relais à l’intérieur de l’institution. L’arrivée de Barroso, au moment où la mode se portait sur les « entrepreneurs sociaux », sonna le glas d’un éventuel retour de l’Économie Sociale à la Commission. Le Parlement, où se réunissait par intermittences un vague « intergroupe Économie Sociale » était loin de pouvoir y faire contrepoids. C’est bien l’esprit de Goldman Sachs qui régnait en maître !

On vécut un soubresaut sans lendemain en janvier 2014. Michel Barnier réussit à réunir, pour une journée sur l’entrepreneuriat social, plus de mille personnes à Strasbourg, dans une ambiance qui rappelait celle des grandes conférences de jadis. Mais contrairement à ses promesses, il n’y eut pas de lendemain. Bien préparées sur la forme, les choses l’étaient moins sur le fond. Ainsi, au cours de son intervention, Martin Schulz qui faisait sa campagne pour la présidence de la Commission, montra qu’il ne s’était pas donné la peine de se documenter sur le sens des mots « Économie Sociale » puisqu’il les utilisa dans le sens de « Soziale Marktwirtschaft », concept purement allemand théorisé dès 1957 par le futur chancelier fédéral Ludwig Ehrard.

Mais Martin Schulz ne devint pas Président ; ce fut Juncker, qui continua la politique de Barroso. On eut encore droit à un nouveau soubresaut, en juillet 2016, cette fois de la part du CESE (Conseil Économique et Social Européen) qui organisa sans rire une journée « Social Economy : from words to action » laquelle bien entendu se termina par des mots, toujours des mots, mais d’action, point.

Il y eut une seconde édition de cette journée, un an plus tard. La majorité des participants étaient des fonctionnaires de différentes institutions bruxelloises, et je compris rapidement qu’il y avait maldonne ; la seule question qui les intéressait était en effet de trouver, dans l’Économie Sociale si possible mais cela aurait pu être ailleurs, des sous-traitants efficaces pour appliquer les politiques européennes en faveur des migrants.

Il faudrait donc un tremblement de terre, un retournement proprement copernicien, pour que le prochain Parlement ou la prochaine Commission reconnaisse à l’Économie Sociale son unité, sa spécificité et son autonomie. Cela n’a en soi rien d’impossible ! Mais j’ai la faiblesse de penser qu’une telle heureuse issue aurait plus de chances de se produire si l’Économie Sociale, au lieu de se prosterner béatement devant les nuées fantasmées d’une Europe forcément bienveillante, adoptait une démarche plus vigoureuse et plus revendicatrice.

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Nous venons d’apprendre le décès de Jean-Louis Girodot. Avec lui, c’est tout un pan de l’histoire de l’Économie Sociale française qui s’en va. Il ne faisait pas partie de la toute première génération, celle des administrateurs du CNLAMCA[1] qui, en 1977, choisirent parmi les propositions d’Henri Desroche le terme d’Économie Sociale qui est toujours en usage quarante ans après et qui a gagné entre temps de nombreux pays sur tous les continents. De ceux-là, il ne reste aucun survivant.

Jean-Louis fut en fait l’homme-clef des années Mitterrand. C’est lui qui donna à l’Économie Sociale sa dimension territoriale, suscitant partout la création de GRCMA[2] puis leur transformation en Chambres Régionales et enfin leur confédération. Il s’imposa ainsi, par le biais des Conseils Régionaux et de leurs importants budgets, comme le plus puissant des hommes d’influence du secteur, laissant au CEGES le rôle congru d’interlocuteur des Pouvoirs Publics au niveau national, là où se tiennent les beaux discours mais où il n’y avait guère d’argent.

Ambitieux, calculateur, intrigant, Jean-Louis avait tout pour être craint et détesté. Mais il avait un défaut dans sa cuirasse. Il avait beau multiplier les titres et les présidences, cumuler les honneurs et les fonctions, être au cœur de tous les réseaux, les protestants, les francs-maçons, le socialistes, et bien d’autres sans doute, tirer les ficelles et ourdir les combinaisons, il restait un homme de l’ombre, alors que son souhait était d’apparaître en pleine lumière. Il aurait voulu être ministre, ambassadeur, au moins préfet. Nul ne lui fit cette grâce, ni Mitterrand qui devait avoir ses raisons, ni aucun de ses seconds ou successeurs. Il en conçut certainement une vive amertume.

Pour ma part, je n’eus avec lui que des relations des plus cordiales. Je n’avais rien à lui demander, ni à lui offrir, ce qui rendait l’exercice moins périlleux. Je garde de lui le souvenir de ses nœuds papillon, de son fin sourire et du champagne de la petite salle privative de la présidence du Crédit Mutuel d’Île de France. Je ne sais de quand date son crépuscule, ni ce qui le provoqua. On entendit de moins en moins parler de lui. Il lui resta quelques fonctions, et jusqu’au bout il publia sa Lettre de l’Économie Sociale, dont il m’avait largement ouvert les colonnes à l’époque héroïque de ses tous premiers numéros. Un jour il cessa de me l’envoyer, lui ou son secrétariat, je n’en sais rien ; mais je n’ai pas réclamé sur le coup, et ensuite, j’ai jugé qu’il était trop tard pour le faire. Après tout, nous recevons tant de choses que nous n’avons pas le temps de lire… ce qui n’est certes pas votre cas aujourd’hui, chers lecteurs, si vous êtes arrivés jusqu’ici. J’espère bien que vous continuerez… alors, je vous dis un immense merci, et à la semaine prochaine !

Philippe KAMINSKI

[1]Comité National de Liaison des Activités Mutualistes, Coopératives et Associatives, devenu plus tard CEGES (Conseil des Entreprises et Groupements de l’Économie Sociale), puis disparu au profit des institutions créées par la loi Hamon de 2014.

[2]Groupement Régional des Coopératives, Mutuelles et Associations, succédant aux anciens GRCM.

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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