Théâtre de l’Opprimé, 50 ans après : une réflexion critique avec le fils d’Augusto Boal

Théâtre de l’Opprimé, 50 ans après : une réflexion critique avec le fils d’Augusto Boal
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Augusto Boal est le fondateur d’une approche brésilienne de l’art dramatique qui a fait couler beaucoup de salive et d’encre en près de 50 ans. Tour à tour contestataire, éducatif, participatif, thérapeutique voire législatif, le Théâtre de l’Opprimé repose sur le concept du Spect’Acteur, celui qui observe mais aussi celui qui agit.

Alors que ses techniques théâtrales se sont répandues de son vivant, comme une traînée de poudre de par le monde, elles ont, avec une vivacité extraordinaire, survécu à Augusto Boal.

Pour certains, il est la figure de proue d’un théâtre militant qui avait l’ambition de redonner la parole aux exclus et faire de la scène, un outil permanent de reprise du pouvoir. Mais pour d’autres nés dans les années 90, les techniques inventées sont plus proches du management et de la direction des ressources humaines que du spectacle vivant.

Notre interrogation porte sur le caractère universel du Théâtre de l’Opprimé. Julian Boal, qui a grandi à Paris lors de l’exil de son père, se pose lui aussi la question. Depuis Rio de Janeiro où nous l’avons rencontré, il a engagé sur l’œuvre paternelle, une réflexion critique et constructive.

Augusto Boal

Augusto Boal (DR)

L’actualité la plus récente sur votre père Augusto Boal, fondateur du Théâtre de l’Opprimé, c’est un livre sur lequel vous travaillez. De quoi s’agit-il ?

C’est un gros pavé, un livre qui cherche à épuiser toutes les sources documentaires de l’œuvre mais aussi tous ses développements. Il y a 63 auteurs. L’idée est d’analyser la naissance du Théâtre de l’Opprimé et de montrer dans quel contexte spécifique il est né. Or ce contexte-là a changé. Donc on pose la question : comment un théâtre aussi politique peut fonctionner dans d’autres cadres historiques voire géographiques ? Nous sommes trois à l’organiser : Kelly Howe, une universitaire américaine, professeure et critique d’art dramatique, un député portugais nommé José Soeiro et moi-même à Rio…

On peut parler d’un théâtre quasi « mondialisé »… Dans combien de pays est-il pratiqué ?

Il existe dans plus de 80 pays… La question, c’est pourquoi il a eu autant de succès ? Est-ce pour les mêmes raisons ? Est-ce que le Théâtre de l’Opprimé, qui prétendait être une répétition de la Révolution, arrive à être toujours aussi critique hors « Révolution » ou disons lorsque celle-ci est plus lointaine que lorsque le Théâtre de l’Opprimé a été inventé (rires) ?

Comment cette remise en cause a-t-elle commencé ?

L’un des déclencheurs, c’est un voyage effectué en Inde il y a une quinzaine d’années. J’ai rencontré là-bas un mouvement culturel et social qui s’appelle le Jana Sanskriti. C’est un mouvement important au sud de Calcutta. Il touche plus de 400 000 Indiens. Ceux-ci mettent quotidiennement en pratique les techniques du Théâtre de l’Opprimé. C’est au centre de leur action.

Ils montent un spectacle sur une problématique de société. Puis ils proposent des solutions voire des lois au sein d’un comité des Spect’Acteurs, selon le concept défini par mon père. Ensuite des campagnes sont lancées pour que ces projets de loi soient adoptés. Mais ça peut aboutir aussi à la construction d’écoles autogérées ou de campagnes d’information contre le patriarcat.

C’est plutôt une expérience positive. Peut-elle être répétée ?

J’avais trouvé ça très beau et j’ai voulu faire pareil. Mais ça n’a pas marché ! C’était à Paris, avec des Maliens dans un foyer d’immigrés. J’avais monté des ateliers pour essayer d’organiser ces travailleurs et montrer que le racisme divisait les travailleurs. Il en est ressorti qu’il faut toujours employer des Africains ou des Nord-africains parce qu’ils travaillent beaucoup mieux que les Blancs ! Ou alors, dans d’autres contextes mettant en scène la violence conjugale, ça se terminait par « Toi aussi, tu peux battre ton mari ». Ce que j’appelle l’idéologie Nike « Just do it » ! J’ai mis du temps à comprendre que le Théâtre de l’Opprimé fonctionne, mais pas pour tous les sujets et pour tous les temps. À répéter des formules, on fait aussi le jeu de l’ennemi.

Y-a-t-il eu des échanges sur ces limites avec Augusto Boal ?

Pas trop… Moins par dogmatisme de la part de mon père que par manque de maturité de la mienne à l’époque. Après son décès, j’ai poussé ces réflexions plus à fond et suis parti à la recherche d’autres sources. Au début des ateliers, on ne questionnait pas du tout le concept d’oppression… Comme mon père travaillait avec des gens très à gauche, il n’a peut-être pas senti que le « protagonisme » et « l’action » pouvaient être repris par des discours néo-libéraux.

Donc la magie du Théâtre de l’Opprimé a cessé de fonctionner ?

Au contraire, ça marchait très bien et ça continue de marcher très bien. Le Théâtre de l’Opprimé n’est pas du tout sur le déclin. Les gens adorent ! Ça les amuse. Reste à savoir si c’est pour des bonnes raisons. Son succès masque le paradoxe d’un théâtre qui se voulait révolutionnaire mais qui travaille aujourd’hui au service des ANPE ou pour de recruteurs qui regardent si le futur employé serre bien la main en regardant droit dans les yeux. Il y a des gens qui me disent que le Théâtre de l’Opprimé, c’est Facebook sur scène. Quel est le pouvoir émancipateur ? Qu’est-ce qu’un théâtre qui laisse chacun libre de ses choix, sans que jamais rien ne soit discuté par personne ? Ce qui est bien, c’est de discuter avec les autres et d’arriver à un avis commun, pour une action collective.

Peut-on rappeler les questions de fond du Théâtre de l’Opprimé ?

Il y a d’abord l’idée qu’il faut passer au peuple les moyens de la production théâtrale : c’est aux opprimés de prendre en charge leur propre représentation… Il y a ensuite le centre de gravité d’un théâtre-forum qui n’est pas la scène mais le public ! Donc les formes du théâtre classique sont elles-mêmes des formes d’oppression, avec d’un côté ceux qui sont sous les feux de la rampe et parlent, de l’autre ceux qui sont dans l’obscurité et ont juste le droit d’applaudir. Il y a enfin que le Théâtre de l’Opprimé est une répétition de la Révolution. Mais l’émancipation est un processus plus large que lui. Le Théâtre de l’Opprimé n’est qu’une étape.

Y-a-t-il des alternatives à cette approche ?

Plusieurs… car les problèmes ne se posent pas partout de la même façon. Le Théâtre de l’Opprimé conçu par mon père fonctionne en Inde pour des raisons qu’on comprend lorsqu’on étudie la société indienne. Je crois pour ma part que le détour par Brecht est intéressant… Brecht s’intéresse aux contradictions internes au sein des opprimés, aux structures oppressives de la société. Il permet de résoudre une dramaturgie qui oppose, sans médiation, un grand oppresseur et un grand opprimé. Plutôt que de montrer la violence dans un couple, montrer que la société est en accord avec cette violence domestique.

À Bahia, des policiers conseillent des femmes marquées par la violence de faire l’amour avec leurs maris pour qu’ils soient moins violents. Cette dramaturgie du Théâtre de l’Opprimé cherche à prendre en compte la société dans son ensemble. Elle ne responsabilise pas les victimes de leur oppression en leur disant « Tu aurais dû faire ça ». Elle montre les systèmes plus que les individus et annule le « Y’a ka » de Nike.

Propos recueillis par Kakie ROUBAUD

Correspondante Brésil

Augusto Boal

Institut Augusto Boal (DR)

Acervo Instituto Algusto Boal

Institut Augusto Boal (DR)

Julian Boal à l'université James Madison en janvier-février 2018 (crédits : Richard Finkelstein)

Julian Boal à l’université James Madison en janvier-février 2018 (crédits : Richard Finkelstein)



 

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