Experts, scientifiques, charlatans et bonimenteurs (I)

Experts, scientifiques, charlatans et bonimenteurs (I)
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D’où vient cette dictature du chiffre, des données chiffrées éphémères et manipulables, servant de potentiels instruments de pouvoir anéantissant tout esprit critique ? Attention, danger, alerte notre expert, statisticien, Philippe Kaminski.

Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski*

Le chiffre est devenu universel. Journalistes, politiciens, échotiers en usent et en abusent. Il n’est pas d’idée, de thèse, de proposition ni même d’anecdote qui ne soit assise sur un nombre de morts prématurées, d’espèces menacées de disparition, de femmes harcelées ou de particules nocives. Que nous sachions compter ou non, nous sommes tous devenus des consommateurs forcenés de données chiffrées.

Mais ce condiment obligé de toute information est-il nécessaire ? Ajoute-t-il vraiment de la crédibilité aux mets qu’il accompagne ? Peut-on contester son utilité, à l’instar de celle du sel ou du sucre qui, paraît-il, sont ajoutés en excès dans les plats cuisinés ? L’analogie culinaire n’est pas dénuée de sens, car elle aide à comprendre la distinction qu’il convient de faire entre le goût et les qualités nutritives. Le chiffre possède ces deux visages : il nourrit l’argumentaire et il frappe l’imaginaire. Ce qui justifie son emploi n’est pas ce qui fait sa perversité, mais l’un ne va pas sans l’autre.

Faut-il croire aux chiffres qu’on nous sert, ou faut-il douter ? Quand on n’a ni le temps, ni le matériau, ni peut-être simplement l’envie d’investiguer plus avant, de quel côté penchera-t-on spontanément ? Contrairement aux laudateurs du « bon sens populaire », je suis enclin à penser que la crédulité du public surpasse largement son esprit critique. Car sinon, pourquoi continuerait-on à diffuser, sur le papier comme sur les écrans, tant d’absurdités péremptoires ? Si cela ne payait pas, personne ne payerait pour les publier.

Il y a les bobards faits pour amuser et les arnaques faites pour abuser. Ces deux figures reposent sur un même modèle à deux acteurs, un émetteur d’information conscient et actif, et un consommateur d’information passif et manipulable. Mais la réalité est moins simple. Il faut d’abord introduire un troisième acteur, qui sera l’expert, parfois appelé chercheur ou scientifique. L’expert est le producteur présumé des données auxquelles va se référer l’émetteur, mais c’est bien l’émetteur qui va en doser le caractère conditionnel. Exemple : « Selon une étude réalisée par une équipe de chercheurs néo-zélandais, le nombre de personnes contaminées pourrait atteindre deux millions ».

Ce selon et ce pourrait suffisent à dispenser l’émetteur de toute responsabilité critique. Dans un stade ultérieur, cette négation de l’esprit scientifique qui abolit le doute, la démonstration et la vérification, se propage tant à l’expert qu’au consommateur, établissant entre eux trois un climat de complicité tacite qui assure la primauté de l’imaginaire sur l’argumentaire. C’est là où nous sommes arrivés. Il ne sert plus à rien de sourire au bobard ou de dénoncer l’arnaque, car le chiffre n’est plus que secondairement un être mathématique, comptable ou statistique soumis aux vicissitudes castratrices de son état, il est devenu un artefact médiatique autonome, libéré de toute contrainte logique, dernier arrivé dans la galaxie des éléments de discours et des instruments de pouvoir, comme eux fongible et subjectif.

Fongible d’abord. Censé à l’origine être le fruit de la Raison venu éclairer des esprits libres, le chiffre est peu à peu devenu un jouet jetable et dépourvu de sens, mais qui écrase toute autre considération. Il s’impose sans être discuté, n’a besoin ni de preuves ni de démonstrations pour faire la une, et disparaît comme il est venu, remplacé par un autre qui connaîtra la même autorité éphémère. À ce compte-là, à quoi bon se préoccuper de formation, de pédagogie, de compréhension ? L’erreur la plus manifeste n’a plus même besoin d’être signalée, ni a fortiori corrigée, puisqu’on sera passé à autre chose.

Subjectif ensuite. On opposait jadis sciences dures et rhétorique. D’un côté, des vérités absolues, démontrables, le verdict implacable de la géométrie et de l’arithmétique élémentaires, c’est juste ou c’est faux, deux et deux font quatre ! Et de l’autre côté, les méandres de la discussion, du presque et du pas toujours, des suppositions et des interprétations. Curieux paradoxe : la seconde catégorie n’est plus enseignée dans nos lycées, mais le chiffre moderne semble l’avoir réinventée. Il est sorti avec armes et bagages de la science dure, tel un Archange devenu Antéchrist, pour devenir le prince noir de la futilité et du relativisme.

Il caressait ce projet depuis longtemps. J’en veux pour illustration deux aventures personnelles que je relaterai dans une prochaine chronique. Mais il aura fallu, pour qu’il puisse le mettre à exécution, que des instruments techniques le permettent, et que sautent certains verrous sociaux. C’est chose faite aujourd’hui. La vie en est devenue plus incertaine. Les uns diront plus dangereuse, les autres diront plus passionnante… et je me garderai de prendre parti.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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