Jean-Marie Cavada : « La culture n’a pas suffisamment sa place dans les régimes démocratiques »

Jean-Marie Cavada : « La culture n’a pas suffisamment sa place dans les régimes démocratiques »
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Et si la culture, sous toutes ses formes, redonnait une réelle et nouvelle énergie à l’idée européenne ?
 Le poids considérable des « industries créatives et culturelles » en Europe permet-il de l’espérer ? Telles étaient les questions posées par Altaïr think tank à Jean-Marie Cavada, lors du dîner-débat organisé le 15 novembre dernier autour du thème : « La Culture, nouvelle énergie pour l’Europe ». Le député européen a tenu un discours stimulant, engagé, qui prête évidemment à discussion.

À quelques pas de l’Hôtel Matignon, une soixantaine de personnes ont participé au dîner-débat organisé par Altaïr think tank avec Jean-Marie Cavada. Après une introduction de François Adibi, président d’Altaïr think tank, le journaliste devenu député européen a prononcé un discours d’une quarantaine de minutes sous forme de vaste constat général de la situation, à quelques mois des présidentielles françaises, avant de réagir à différentes questions et remarques.

La culture et le pouvoir politique

Jean-Marie Cavada a introduit son propos par un constat évident, à partir d’une formulation reprise au journal Le Monde : l’Europe connaît « une grande fatigue démocratique », que le député assimile à une « fatigue du bonheur ». Le Brexit, le populisme de Viktor Orbán et l’action de Jarosław Kaczyński en sont autant de signes, jusqu’à la contagion récente des États-Unis par l’élection de Donald Trump. Selon Jean-Marie Cavada, citant Elie Wiesel, la présente situation n’est pas sans rappeler celle du début du XXe siècle, lorsque les nationalismes meurtriers ont mené à deux reprises les peuples vers la guerre : « L’Europe est un continent de haute civilisation et de puissante barbarie. Nous sommes les deux », poursuit-il.

L’homme et la bête… Bien et mal sont en nous. Théorie des deux voies qui exige de chacun un choix culturel fondamental : « Si l’on demande ce qu’est cet esprit de civilisation, la réponse qui vient naturellement c’est la culture […] La culture n’a pas suffisamment sa place politique dans les régimes démocratiques dont nous voudrions qu’ils demeurassent vraiment cultivés. La culture est un élément politique des sociétés. Ce n’est pas une décoration quand on a un peu de temps, un peu de loisir ; c’est quelque chose de plus profond et pour une raison simple : nos régimes politiques n’ont pas fabriqué des cultures. Soit, généralement, ils les ont aidées, soit ils les ont persécutées. Ils sont la conséquence de nos cultures. Nous n’avons pas les cultures des régimes politiques, nous avons les régimes politiques de nos cultures, et une foi historique, qu’elles aient été renouvelées par les temps présents, qu’elles aient été combattues parfois par les régimes. »

La culture et le pouvoir économique

L’enjeu culturel est aussi économique, comme le rappelle le député européen : « En Europe, l’activité artistique est aussi une richesse économique. Ernst & Young a fait une grande étude, il y a deux ans, qui a abouti au résultat absolument étonnant que la culture est une économie qui vaut chaque année 535 milliards et 7 200 millions d’emplois sur notre continent. Ce n’est pas rien. C’est plus que la voiture et les télécoms réunis ! »

Jean-Marie Cavada

Cet enjeu économique a poussé le député européen à devenir le vice-président de la commission des affaires juridiques. C’est elle qui a le pouvoir de décision au final, après que la commission culturelle a évalué les enjeux d’une problématique donnée. Jean-Marie Cavada est ainsi, depuis plusieurs années, au cœur de la bataille sur les droits d’auteur, « colonne vertébrale » de « l’économie artistique ». Il défend principalement les licences territoriales dont la « capacité de recettes », en comparaison avec « une sorte de licence unique », va « du simple au double ».

Si nous pouvons être sceptiques devant la réduction de la production artistique à une « industrie créative et culturelle », qui considère l’œuvre comme un produit marchand et envisage donc le mode de rémunération (nécessaire) de l’artiste sur celui de n’importe quel produit ; si Jean-Marie Cavada a admis, suite à une question de notre part, ne pas bien connaître l’enjeu des droits culturels qui ont récemment fait irruption dans la législation française ; nous ne pouvons que saluer le courageux bras-de-fer mené par le député européen face au tout-puissant GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).

Il exige en effet que le GAFA, les opérateurs et les fournisseurs d’accès « répondent à trois ‘R’, trois responsabilités » :

  • Responsabilité éditoriale : il est interdit de faire commerce de ce qui n’a pas été acheté (droits d’auteurs, licences, autorisations…) sous peine de pénalités.
  • Responsabilité sécuritaire : le net doit être nettoyé par ceux qui font les fournisseurs d’accès (promotion de la pornographie, propagande de tous les extrémismes, etc.).
  • Responsabilité fiscale : « Où a t-on vu qu’un commerce qui gagne son argent dans un pays paie ses impôts aux Iles Vierges ? » Les sociétés doivent ainsi déclarer leur bilan dans chaque pays ; un certain nombre de paramètres financiers, qui permettent de savoir si leurs déclarations fiscales sont sincères ou pas, doivent être mis en place.
Jean-Marie Cavada – La Culture, nouvelle énergie pour l’Europe 2

La culture et le pouvoir médiatique

À 76 ans, après 40 ans passés dans la vie médiatique et une douzaine dans celle politique, Jean-Marie Cavada ne pouvait pas faire l’impasse sur le rôle des médias dans la « grande fatigue démocratique » : le déséquilibre entre le secteur privé et le secteur public, le rétrécissement de ce dernier, la surenchère de programmes légers au détriment des débats de fond, l’absence de représentant à Bruxelles de la première chaîne française… Autant de causes qui mettent à mal l’action politique menée par les députés européens, alors que 63 % des décisions sont aujourd’hui prises à Bruxelles.

Jean-Marie Cavada (Crédits : Stanislas Kalimerov)

L’ancien président de Radio France dénonce l’indigence de la France « du point de vue de l’organisation financière des médias publics », contrairement à l’Allemagne et l’Angleterre. Ces deux pays disposent en effet d’organisations neutres, chargées d’évaluer les budgets nécessaires aux médias – sur plusieurs années – afin de fixer une juste redevance ; sauf objection majeure, les parlements ratifient par la suite la recommandation qui leur est faite. En France, c’est le parlement qui, de lui-même, fixe la redevance : « Le parlement peut très bien, demain matin, saccager ce que le parlement précédent a fait la veille. Il faut un organisme qui ait une appréciation professionnelle de cette affaire. La politique ne peut pas être rationnelle, il ne faut pas lui confier cette affaire. »

Plus profondément, ce que pointe Jean-Marie Cavada est ce rapport nauséabond entre « un certain nombre de télévisions et l’opinion publique », la soumission des premières au diktat de la seconde. Le débat de la primaire de la droite et du centre l’a récemment montré : les grandes problématiques sont abordées en deux minutes, quand elles concernent l’avenir du pays. Il faut que ça aille vite, qu’on ne s’ennuie pas, si bien que « les chaînes d’information remplissent bien leur fonction d’information, mais pas de la compréhension de l’information ». Or les médias devraient justement se distinguer d’internet par la qualité de l’information proposée, une information expliquée, vérifiée et hiérarchisée.

Jean-Marie Cavada – La Culture, nouvelle énergie pour l’Europe 3

Pour une levée citoyenne

Jean-Marie Cavada a conclu son intervention par un appel, un vœu, une espérance : « Il y a du pain sur la planche. Ce travail, et j’en termine, n’a de chance d’aboutir que si le socle réel et sérieux que sont les citoyens de ce pays considère que ça les concerne au premier chef. Je n’attends de salut réel que d’une levée, montée, redressement, prise en main réelle des citoyens de ce pays dans des alvéoles x ou y, dans des mouvements citoyens, dans des associations […] On le voit bien, les partis politiques ont repris en main ce que De Gaulle avait voulu éliminer. Quand Michel Debré a présenté son projet de constitution de 1958, il avait écrit : « Les partis organisent la politique de la France ». De Gaulle avait alors rayé « organisent » de sa petite écriture noire pour le remplacer par « contribuent »… Soixante ans plus tard, moi qui était partisan des primaires, par exemple, j’en ai un peu froid dans le dos car les partis sont en train d’organiser pour qui vous aurez le droit de voter et pour qui vous n’aurez pas le droit de voter. Ça se terminera que le suffrage sera récupéré d’une manière ou d’une autre… »

La vision de la culture défendue par Jean-Marie Cavada s’insère et irrigue toutes les réalités de la vie publique – le politique, l’économie et le médiatique –, pour bâtir la civilisation d’aujourd’hui. Si de nombreuses assertions prêtent évidemment (et heureusement) à discussion, les mises en garde du député européen semblent, à bien des égards, tout à fait pertinentes à quelques mois des présidentielles.

Par souci de clarté, nous avons modifié légèrement certaines formulations orales de Jean-Marie Cavada, sans incidence sur le sens.

 


Crédits photos : Stanislas Kalimerov.

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