100 ans de Louis Althusser : Michel Bernard s’invite à sa Table… lyonnaise !

100 ans de Louis Althusser : Michel Bernard s’invite à sa Table… lyonnaise !
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Le 16 octobre 1918, il y a aujourd’hui cent ans, le philosophe français Louis Althusser naissait en Algérie. Royaliste puis marxiste, intellectuel ou fou, humaniste ou meurtrier, l’homme a un parcours – intellectuel et humain – riche et controversé. Le metteur en scène belge Michel Bernard, qui a adapté les mémoires d’Althusser au théâtre, à Avignon 2017 et à Paris 2018, s’invite pour ce centenaire à sa Table… lyonnaise. Il nous fait part de cette expérience hors du commun, entre France et Syrie.

[Humeur libre]

Lyon, 3e arrondissement, au coin de la rue Paul Bert et de la rue Vendôme, un restaurant où en lettres dorées et en cursives arabisantes, on peut y lire : Cuisine syrienne traditionnelle et familiale, et au-dessus le nom du restaurant : La Table d’Althusser.

Étonnant, n’est-il pas ?

Donner le nom d’Althusser à un restaurant, et surtout y adjoindre la convivialité avec la notion de table. La table d’Althusser. Qui a osé ça ?

Il y a du désordre dans notre tête. Cela se fracasse. Althusser, cuisine syrienne, famille et puis quoi encore ? La table d’Althusser… comme si nous étions invité à sa table, comme si nous étions prié de venir nous asseoir, boire un verre et manger un bout avec lui. On va y boire un coup et deviser sur quelques notions marxistes, on va en découdre après quelques verres de vin avec le PC, on va y banaliser la folie, on va y renifler l’odeur du scandale ?

La table d’Althusser. Il y a une invitation dans le titre du restaurant, mais qui donc a osé parier sur un nom pareil ? Sait-il qu’Althusser a été banni par la presse, par un partie de l’intelligentsia française, qu’il fut considéré par beaucoup comme un philosophe déchu, comme un vulgaire meurtrier, que la presse à scandale a eu plaisir à le réduire en équation idiote (philosophie, folie, marxiste, meurtrier…). Qui donc a eu l’audace de proposer de manger sous les auspices d’Althusser ?

Me reviennent en mémoire les commentaires et allusions d’Althusser à propos de la nourriture ; son père s’enfilant de gros beef-steaks bien rouge et des œufs en grande quantité ; et sa mère, elle, ayant la phobie de l’hygiène, de la propreté et de l’alimentation. Louis et Georgette (sa sœur) se soumettront aux régimes végétariens de leur mère. « L’alimentation de la famille fut strictement limitée aux végétaux, dont le mode de reproduction s’éloigne suffisamment du monde animal et de sa dépendance au sexe¹. »

Je viens de terminer la création de L’Avenir dure longtemps à Bruxelles et en ce mois de juin, je me consacre avec V. aux joies du soleil et du festival de Fourvière où l’on sait que le prochain concert de Benjamin Biolay ravira notre déplacement depuis Bruxelles la nordique. François Boddhaert m’avait signalé l’existence de ce restaurant. Ma curiosité m’a piqué à vif.

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J’ouvre la porte du restaurant. J’avais eu la délicatesse d’envoyer un email au patron du restaurant en lui annonçant ma venue. La réponse avait été simple, un numéro de téléphone privé et dans un français imprécis la gentillesse de m’accueillir au restaurant. Quelques tracts et une affiche de la création de L’Avenir dans mes bras en guise de cadeau.

Me voilà donc à une table avec V. On choisit des mets, tout est fait maison, le caviar de noix, le taboulé, les falafels, l’hummus, les feuilles de vignes, le kubbé nous tentent, le tout accompagné d’un vin syrien venant de Lattaquié².

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Une affiche de la Fête de l’Huma, des livres de Louis Althusser placés sur des étagères, les Lettres à Hélène, une édition de Pour Marx. De l’autre côté, des peintures rappellent le côté syrien de l’endroit : une femme au drapé transparent, une fontaine, une oud. Plus loin, dans une petite caverne, un tableau représentant la fameuse photo d’Althusser prise dans l’appartement de l’E.N.S en 1978 par Jacques Pavlosky³. Althusser est face à l’objectif, derrière lui, le tableau noir où figure un étrange dessin et dans le coin droit on lit : L’Avenir dure longtemps.

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Bader a fui la Syrie, il y a cela quatre ans avec sa femme Cladiss et leurs deux enfants. Bader est discret, il a le sourire communicatif et sa femme toute en retrait ne perd pas une miette de notre entretien. Bader est ingénieur agronome, avait des commerces en Syrie (dont une entreprise de chenklich, un fromage typique syrien ou libanais), il vivait bien, même très bien. Mais il a fait de la prison, beaucoup de prison.  Pour quelles raisons ? Opposition politique, délation, imagination délirante du pouvoir ? C’est en prison qu’il découvre quelques écrits théoriques d’Althusser (traduit en arabe). Cette lecture le maintient dans l’espace crucial de la survie. Il s’accroche à Althusser et à son marxisme, aux Appareils Idéologiques de l’État, comme il s’accroche à faire du théâtre avec les autres détenus. Il réussira à monter plusieurs pièces de théâtre, dont Anouilh, Jarry, Sophocle…

Le français de Bader est par moment hésitant, la conjugaison n’est pas son fort et les subtilités de la langue de Molière font des caprices dans sa bouche. Mais qu’importe. Il a tout vendu, ou plus exactement tout ce qui pouvait l’être. L’origine libanaise de sa femme leur permet de traverser la frontière… Arrivé au Liban, il ne restait qu’un dernier voyage à faire, la France et directement Lyon. Il obtient le statut de réfugié politique et plutôt que de se tourner les pouces, il décide d’ouvrir un restaurant, suit des cours pour gérer un établissement. En tout cas, il connaît le nom de son resto sans hésitation ; ce sera La Table d’Althusser.

J’imagine Althusser et Bader, passant de nombreuses heures dans la chaleur des prisons syriennes, rêvant d’un autre avenir, salivant à l’idée d’un bon petit plat, et les nuits d’incertitudes où Louis raconte à Bader le Stalag, parle de « cette petite liberté d’esprit qui nous fait plus forts que nos peines »4, où Louis lui raconte ses souvenirs d’enfance de l’Algérie, où Bader lui raconte le printemps arabe, l’émergence de l’E.I., les bombes, la dictature, où Bader et Louis en décousent avec les notions d’État… Entre amis, il fait bon se réconforter. Fût-il imaginaire !

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Prisonnier pendant 7 ans dans les geôles syriennes, son compagnonnage avec Althusser lui fait tenir les coudes, apaise ses larmes quand il pense à sa famille, le maintient dans une démarche intellectuelle, transforme le temps en réflexion, dessine l’avenir avec timidité. Ne pas céder. Ne pas céder. Surtout ne pas céder !

Ce sera « La Table d’Althusser »… quand on a connu un partenaire comme ça dans les geôles, on ne peut que lui faire honneur. Le mot table lui-même regorge de significations : se mettre à table, rouler sur la table, faire table rase, les plaisirs de table, sous la table, table de la loi… et la table d’hôte où l’on prend son repas en commun. Ici l’hôte n’est autre qu’Althusser.

Merci à Bader, Cladiss, Elissa et  Ziad.

Michel BERNARD

Metteur en scène, philosophe

Télécharger le texte « La Table d’Althusser » (pdf)



Notes

¹ in Gérard Pommier / Vie et Œuvre de Louis Althusser

² le vin le plus dangereux du monde selon le reportage d’Arte – 25 octobre 2017

³ La philosophie française a une certaine odeur : celle de la cigarette. Depuis Jean-Paul Sartre et ses Boyard, Althusser fait partie de cette famille de fumeurs philosophes. Cigarettes, pipes sont au rendez-vous de la philosophie. Cette philosophie sent la Gauloise, la Gitane, le tabac fort.

4 in Journal de Captivité, p.337



 

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