Patrice Chéreau et son journal de travail : engagement marxiste et geste artistique
Les éditions Actes Sud – Papiers viennent de faire paraître le premier volume du journal de travail de Patrice Chéreau, qui couvre les années 1963 à 1968. Étrange initialement à la lecture, il dévoile peu à peu le regard que le célèbre metteur en scène portait sur le théâtre et son temps.
Ni franchement journal, ni franchement travail, cet ouvrage s’est tout d’abord présenté à moi comme un objet hybride, à destination de quelques passionnés ou d’apprentis metteurs en scène. Ariane Mnouchkine, qui signe une tâtonnante préface, répond d’emblée que les uns et les autres seront déçus.
« J’avertis […] ceux qui s’imaginent trouver là les vrais secrets alchimistes de l’immense metteur en scène qu’allait devenir Patrice Chéreau, qu’ils se trompent douloureusement et que, heureusement peut-être, il n’en est rien. »
Ce que ce journal n’est pas…
Dès les premières pages du journal de travail, nous saisissons à quel point Ariane Mnouchkine frappe juste, à quel point également il est délicat d’expliquer en quoi consiste l’intérêt de cette masse d’abondants commentaires succincts, constamment retravaillés, annotés, corrigés.
La méthode apophatique seule se présente à moi : ceci n’est pas un journal, ni un traité sur le théâtre, ni une méthodologie scénique, ni… Qu’est-ce ? Des gribouillages para-théâtraux, l’application d’un regard sur des pièces spécifiques.
Ce journal de travail se situe entre le journal et le travail, entre une subjectivité qui se déploie et son application laborieuse sur des pièces particulières. Dès la première mise en scène, celle de L’Intervention de Victor Hugo, alors que Patrice Chéreau n’est âgé que de dix-huit ou dix-neuf ans, chaque personnage se voit compris à travers des prismes de lectures hérités de l’histoire récente – celle des XIX et XXe siècles – et des compréhensions contemporaines, notamment imprégnées de marxisme.
« L’Intervention n’est pas une pièce marxiste, pourtant c’est ainsi que nous l’envisageons. Pour une meilleure compréhension de Hugo en fin de compte. Hugo n’était pas marxiste. Il a même écrit des choses très bêtes là-dessus. Néanmoins c’est par le marxisme qu’on peut donner un sel nouveau à cette pièce qui appelle une conception matérialiste. Et dialectique. Par sa situation historique et politique. » (p. 27)
Et le metteur en scène d’inscrire un simple mais incisif « Oui » en marge de cet appel à « une conception matérialiste ». Patrice Chéreau bataille jour après jour – car chaque note est datée – avec les idées de Victor Hugo, avec la propension de ce dernier à poser un acte qui soit pleinement littéraire, avec l’envie qu’il a d’apposer sa marque propre, distincte de celle du géant dont il reprend le texte au sortir de l’adolescence.
Décentralisation théâtrale et mise en scène
L’ultime note, début septembre 1963, est presque lapidaire, si l’on omet les explications superfétatoires inscrites entre parenthèses.
« Ce qu’il faut bien montrer […], c’est que la société sera vivable […] que lorsque la société sera débarrassée de l’aliénation de Marcinelle et de la littérature de Victor Hugo. » (p. 49)
Se débarrasser de la littérature de Victor Hugo… L’expression, apparemment scandaleuse, rappelle ces années soixante-dix durant lesquelles la décentralisation théâtrale comme œuvre collective – œuvre menée par des troupes – laisse progressivement la place à une « starification » des metteurs en scène, dont Patrice Chéreau fut l’un des grands représentants (à noter que Jean-Pierre Vincent, autre metteur en scène illustre, joue dans cette version scénique de L’Intervention). Telle fut la limite de cet homme qui appartenait à une génération toute-puissante, prétendant posséder une vérité plus grande que ceux dont elle reprenait les textes, l’intrigue et les personnages. Je ne peux m’empêcher de penser à cette parole de Michel Vinaver qu’on m’a rapportée, dont je ne connais pas le contexte et que je cite de mémoire : « Ce n’est pas une mise en scène qui est faite de mes textes, mais une mise en trop ! »
Se débarrasser de la littérature de Victor Hugo… Il y a certes de l’insolence dans ce jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans, à l’heure de sa première grande mise en scène, mais une insolence in fine classique à cet âge, doublée d’une énergie hors-du-commun. Il faut lire chacune des notes pour mesurer à quel point Patrice Chéreau a un sens aigu du travail, d’une perfection qui allie à la fois pensée et théâtre, engagement politique et geste artistique.
Une pensée vibrante en acte
Neuf pièces sont ainsi traversées par sa vision. Les citer dévoile l’amplitude de la matière abordée par un jeune artiste qui ose mettre ses pas dans ceux d’illustres aînés : Fuente Ovejuna de Félix Lope de Vega et L’Héritier du village de Marivaux en 1965, L’Affaire de la rue de Lourcine d’après Eugène Labiche en 1966, Les Soldats de Jacob Michael Reinhold Lenz et Pièces chinoises de Kuan Han Ching en 1967, Le Prix de la révolte au marché noir de Dimitri Dimitriádis en 1968, Antoine Bloyé de Paul Nizan, prévu pour le Théâtre de la Cité à Villeurbanne, alors dirigé par Roger Planchon, mais qui ne verra finalement pas le jour, et Dom Juan de Molière en 1969.
Lors de chacune des préparations à la mise en scène, nous sommes confrontés à une vibrante pensée en acte, qui connaît peu de variantes fondamentales (le marxisme demeurant en toile de fond), mais se voit précisée pièce après pièce. Les erreurs de jugement passées, du moins celles que Patrice Chéreau reconnaît, sont – de son point de vue – liées à une application caricaturale des thèses soutenues, et non au soubassement philosophique qui présidait sa vision : en ce sens, il n’est pas un metteur en scène marxiste, mais un marxiste qui met en scène.
Ainsi de L’Intervention, pièce sur laquelle j’ai décidé d’axer essentiellement ma critique, à défaut de pouvoir tout aborder. Alors qu’il travaille à L’Affaire de la rue de Lourcine, le jeune metteur en scène écrit comme un « mea culpa ».
« On a commencé par un petit mélodrame de Victor Hugo et on s’est rendu compte qu’on s’était trompé. On avait raconté l’histoire de deux ouvriers, un rapport de classe gauchi, durci, non réaliste qui voulait dire la nécessité de la révolution comme une évidence criante. C’était très mauvais. […] Avec Lourcine, on a pu faire un pas de plus. » (p. 155)
L’excellent travail de documentation et d’annotation mené par Julien Centrès nous accompagne dans la lecture de cet ouvrage dont la lecture aurait été, sans cela, terne et ennuyeuse. Nous découvrons un Patrice Chéreau méticuleux, souvent pertinent, parfois de mauvaise foi (surtout lorsque des reproches lui sont faits), autocritique, soucieux d’avancer vers l’aube idéologique qu’il déploie artistiquement. Cet homme a fait de l’exigence théâtrale son pain quotidien, au risque de l’excès, au risque de se fourvoyer, parce que la vie n’est qu’une vaste bataille entre ténèbres et lumière – un enjeu qui mérite de mettre le poids de son existence dans ce travail journalier.
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Patrice Chéreau, Journal de travail. Années de jeunesse. Tome 1, 1963-1968, texte présenté, établi et annoté par Julien Centès, préface d’Ariane Mnouchkine, postface de Pablo Cisneros, 2018, 272 p., 25 €
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